Sur la question de l’individu, la réflexion philosophique est piégée par des problématiques parfois simplificatrices, des débats de société qui font le procès de la tradition, ou se retournent en procès de l’individualisme. Et je voudrais pointer ces problématiques dominantes pour montrer ensuite à quel point Paul Ricœur a tenté d’y échapper, en déployant un tout autre éventail de questions.
Un débat piégé :
Nous rencontrons d’abord un premier paradoxe qui donne à penser. C’est que nous sommes en effet dans une société apparemment très individualiste, mais que dans le même temps, il est possible qu’il n’y ait jamais eu si peu d’individus. Des siècles d’éducation à l’émancipation, à l’autonomie individuelle, ont produit une société de petits « moi » ingrats, qui ne doivent rien à personne, mais qui sont incapables de se déplacer pour prendre part à quelque responsabilité, incapables même de répondre entièrement d’eux-mêmes. Des siècles de « souci de soi » ont produit un conformisme tel que les visages et les corps sans cesse comparés se ressemblent tous de plus en plus[1]. Le postulat « nominaliste » des sociétés modernes, qui nous fait croire qu’il n’existe que des individus atomisés, libres de se combiner pour former le marché, la démocratie, le couple, etc., débouche sur une société de solitaires, solipsistes, retirés du monde commun pour « différer » tout seuls. Et justement c’est une des premières indications de l’herméneutique de Ricœur que de nous rappeler combien la conscience elle-même se découvre dans un monde qui est toujours déjà là, langues, cultures, traditions.
Face à cela une réaction se dessine, un retour de balancier puissant déjà, qui demande à remettre de la loi, des Pères, des institutions fortes, afin de protéger, de structurer et de prendre en charge ces petits individus « mineurs » et puérils, aujourd’hui abandonnés à l’ivresse et à l’angoisse de tout pouvoir choisir. Vite, alors, donnons-leur ces repères et ces règles qui leur manquent. Comblons ce vide juridique, moral, de déficit d’autorité ! Rappelons l’appartenance des individus aux communautés humaines qui lui donnent le jour, la place, la parole. Cessons de survaloriser les individus, qui ne sont chacun que des exemplaires de la Vie, entendue comme un processus continu où rien n’est jamais perdu. Au dernier chapitre de sa Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt a bien montré ce triomphe contemporain de la Vie comme idéologie, de Darwin à Nietzsche, de Freud à Bergson. Il n’y a plus de place ici pour les discontinuités de la mort, de la naissance, et de la résurrection, mais alors à l’inverse la question de l’individu est en quelque sorte liquidée. Un néo-réalisme permet de croire à l’existence de la Vie sans qu’il y ait des vivants, à l’existence de la Loi sans qu’il y ait des sujets qui en soient responsables. Mais comme le disait Ricœur protestant contre la suffisance du « devoir de mémoire », il y a quand même un travail de mémoire, et ce travail qui va le faire ?
Le schème de la mutualité :
Ce paradoxe me semble décrire une structure pathologique et ultra-moderne, qui n’est justement plus la modernité. La modernité, si on la prend chez Calvin par exemple, mais d’une certaine manière aussi chez Montaigne, Descartes, Spinoza ou Bayle, propose un sujet qui n’est responsable qu’à proportion qu’il reconnaît avec gratitude tout ce qu’il doit à Dieu, aux autres, au monde etc[2] : pour Calvin c’est cela même qui caractérise le sujet adulte. Mais dans le monde où nous sommes, qui a abandonné la modernité classique si je puis dire, plus on veut des individus émancipés de toute tradition, détachés de toute enfance, des sujets libre-contractants, qui ne veulent rien devoir à personne et pouvoir tout choisir, et plus on renforce le besoin d’Institutions tutélaires et protectrices, le rappel d’une Loi énoncée et jamais pratiquée, l’appel à l’Etat-République censé nous instruire et nous instituer. Et réciproquement.
Comment refaire de ce cercle vicieux un paradoxe vivant, une circularité ou une corrélation heureuse ? Dans une famille par exemple, n’y a t-il pas une dialectique vivace, fine et durable entre une conjugalité qui repose sur la liberté individuelle de « contracter » une libre alliance, entre égaux, reposant sur une conversation amoureuse et une amitié capables de restaurer sans cesse la symétrie et le juste partage des charges et des biens, d’une part, et d’autre part une filiation qui repose sur l’obligation de respecter la dissymétrie non contractualisable des générations, la différence des grands et des petits, les grands devant protection aux petits, les petits devant honorer leurs parents, etc ? Mais cette dialectique est fine et délicate : car l’égalité conjugale ne doit pas masquer l’existence d’inégalités affectives, d’inégalités de pouvoir, de disputes etc. Et la dissymétrie des générations ne doit pas servir à enfermer les petits, mais faire place à l’émancipation. Des deux côtés il y a quelque chose comme un endettement mutuel qui doit se travailler. Et c’est justement par cette notion intermédiaire d’endettement que Ricœur retourne l’opposition stérile de l’individu et de la société, pour montrer qu’il n’y a d’individu qu’endetté, constitué en quelque sorte par la reconnaissance progressive de ses dettes, et que la société ne se donne pas ailleurs que dans ces liens et cette reconnaissance mutuelle.
Variations sur le sujet :
Dans son dernier livre, Parcours de la reconnaissance (Paris : Stock, 2004), Ricœur reprend encore une fois la variation éidétique complète sur ce que c’est qu’un sujet, depuis la question de l’identification de l’individu dans son insubstituabilité physique, comme identité-idem qui se distingue des autres, jusqu’à l’expression de la gratitude par laquelle une personne se rapporte à une autre (« tout ce que j’ai je te le dois, que serais-je sans toi ? »), comme identité-ipse qui n’existe que par ce travail de la reconnaissance de soi devant autrui. Nous pourrions prendre aussi cette variation dans la présentation approfondie qu’il en offre dans Soi-même comme un autre (Paris : Seuil, 1990).
Mais nous avons choisi comme fil de cet exposé le texte intitulé « Individu et identité personnelle » paru dans le recueil collectif publié au Seuil en 1987 sous le titre Sur l’individu[3]. Ricœur introduit ainsi sa problématique :
« à chacun des stades que nous allons parcourir — individualisation, identification, imputation— progresse et se précise une corrélation remarquable, à savoir entre soi-même et autrui. Il y a certes de l’autre dès le début ; mais ce n’est qu’au cours de notre développement que cet autre deviendra un autrui, à mesure que l’individu deviendra un ipse » (op.cit.p.56).
Le parcours que nous allons faire sur ces fondements philosophiques de l’individualité reprendra ces différents stades, en réintroduisant à leur charnière les moments intermédiaires que forment pour Ricœur les approches « pragmatique » et « narrative » de l’identité individuelle. Nous déploierons ainsi méthodiquement les questions de l’individualisation, de la pragmatique, de l’identification, de la narrativité, et de l’imputation, et nous montrerons au fur et à mesure les raisons de cette mise en ordre, la règle de cette ample variation qui procède du plus épistémologique et plus éthique, par une suite de transformations réglées.
L’individualisation :
Sur ce premier registre, quasi physique et épistémologique, l’individu est dit. C’est ici une première décision philosophique, qui va à l’encontre ou en dépit de l’impossibilité prétendue de dire le singulier : « nous ne sommes pas condamnés à l’alternative : soit le conceptuel soit l’ineffable — ce que j’appelle très grossièrement l’alternative bergsonienne » (p.56). On peut dire l’individu, il y a pour cela dans le langage des opérateurs d’individualisation. Ricœur s’attarde aux descriptions qui opèrent par intersections définies, aux noms propres qui permettent de réidentifier un individu (le même qui et qui) dans des contextes différents, aux déictiques et autres indicateurs spatio-temporels dont la relativité même est ajustée à la singularité des situations. Et si aucun n’est à lui seul absolument suffisant, ensemble ils suffisent la plupart du temps à produire la référence à un individu singulier.
Dans d’autres textes de Ricœur, la notion de style apparaît pour dire à la fois la classe générale et l’exemplaire unique, la structure et la singularité, faire jouer l’ensemble de ce clavier qui va des généralités aux singularités, qui n’ont de sens que les unes par les autres. En tous cas il s’agit ici d’un individu physique ou quasi-physique, d’une identité corporelle insubstituable. Mais ce que je voudrais ajouter c’est que cet individu ainsi dit et isolé ne l’est que relativement à d’autres, et que cet individu d’emblée co-habite en quelque sorte avec d’autres individus. Si l’individu était seul il n’y aurait pas d’individu, on ne saurait pas ce que c’est, on ne pourrait ni le dire ni le penser.
La pragmatique :
Ce second registre fait une transition décisive. Le sujet n’est pas seulement dit, en tiers, et comme constaté de l’extérieur. Il est parlant et agissant, c’est l’individu qui dit je, « je dis que.. », mais aussi du même mouvement qui dit tu, qui entre en interlocution avec d’autres — par une série d’actes illocutoires qu’avec Austin Ricœur appelle des performatifs. C’est cela justement qui fait d’un individu une personne, ce dialogue originaire en quelque sorte que nous trouvons avec Adam et Eve et qui fait de la conversation conjugale le noyau du Logos comme de la liturgie, depuis le Cantique des cantiques jusqu’au grand cinéma hollywoodien classique. Ce que Ricœur retient surtout ici c’est le jeu de ces embrayeurs que sont les prénoms et tous les marqueurs d’ici et maintenant, de ces shifters, qui autorisent les jeux pragmatiques de l’ancrage, du désancrage, et du réancrage, jeux qui sont tout à fait fondamentaux pour générer la mutualité des points de vue.
Dans le même temps ils expriment à chaque fois l’ancrage d’un agent insubstituable et qui rend la place en quelque sorte indisponible, et le désancrage justement qui laisse la place vacante, disponible, dans une réversibilité pragmatique des points de vue — mais aussi parfois dans une sorte de nuit de l’identité, quand seule reste la question « qui suis-je pour… ». C’est que chaque point de perspective constitue une limite du monde et non un de ses contenus. Wittgenstein a poussé très loin ces paradoxes, dont Ricœur estime qu’ils sont très intéressants : « on ne peut en sortir en effet qu’en admettant une certaine corrélation entre ce je qui d’une certaine façon n’appartient pas au monde dont il parle, et un certain événement du monde dont il est parlé » (p.63). C’est ce que Ricœur lui-même a fait dans Temps et récit quand il montre la corrélation entre un présent vif et subjectif déchiré par une tension interne, et un instant quelconque dans le temps du monde. Mais c’est aussi ce qu’il fait quand il dit : « Si le monde est la totalité de ce qui est le cas, le faire ne se laisse pas inclure dans cette totalité. En d’autres termes encore, l’agir véritable fait que la réalité ne soit pas totalisable » (Du texte à l’action, Paris : Seuil, 1986, p.270).
L’identification :
Le troisième registre est celui de l’individu réfléchissant, capable de se dire. Ici ce n’est plus l’énoncé qui renvoie à l’énonciation, mais l’énonciation qui renvoie à l’énonciateur. Qui dit je, plus généralement qui dit que…, qui agit ? Cette question quasi heideggerienne ou quasi arendtienne présente l’avantage d’ouvrir largement la gamme des pronoms personnels : le il autant que le je et le tu est justement susceptible de revenir sur soi, et le mot soi est « l’indicateur de la réponse à toute question qui ? sur le mode réfléchi » (p.66). Ce sujet réfléchissant n’est pas forcément un cogito très assuré de lui-même, et peut être, selon le mot fameux de l’avant-propos de Soi-même comme un autre, un cogito blessé ou brisé. Reste cette question de l’identité-ipse, distincte de l’identité-idem que nous avons en partie examinée déjà sur notre premier palier, et qui marque dans le rapport à soi une réflexivité, une distance, une altération possible, une variation qui sont celles d’une enquête.
J’ajouterai ici que cette enquête n’enclôt pas le soi sur le moi : si l’identité qui nous intéresse ici est interrogative, là encore elle procède du dialogue, et la forme radicale de la question est toujours « qui dites vous que je suis ? ». Les capacités à agir, à dire, à raconter, à promettre, n’apparaissent jamais que comme des essais, des interprétations et des attestations de soi devant autrui, sinon à l’inverse comme des réponses à autrui : « l’altérité ne s’ajoute pas du dehors à l’ipséité », écrit Ricœur, et nous ne cessons de découvrir « l’unité profonde de l’attestation de soi et de l’injonction venue de l’autre » (Soi-même comme un autre, op.cit. p.409). Plus radicalement je pense qu’il faudrait compléter cette interrogation lancinante du souci de soi (l’expression de Michel Foucault est saluée au passage par Ricœur), par une toute autre forme de rapport à soi, celui qu’exprime La confiance en soi d’Emerson, et qui est la confiance que quoi qu’on dise et qu’on fasse il est inutile de se soucier de soi, de se soucier de sa propre cohérence, et que cette insouciance est la seule façon d’avoir un rapport correct à soi-même, de ne pas surestimer sa propre importance ou plutôt de la recevoir de plus vaste que moi.
La narrativité :
L’individu découvre maintenant la capacité de se raconter. Ce quatrième registre, où il s’agira de cette capacité narrative, fait la transition entre l’identification proprement réflexive de soi et l’imputation morale de la responsabilité de ce que j’ai dit ou fait. Cette position est par elle-même éclairante : il n’y aurait pas de récit s’il n’y avait pas d’intrigue interrogative sur la question « qui ? », un minimum de distance et de non-coïncidence à soi de chacun des individus. C’est cette distance qui permet de faire le lien, qui oblige à trouver le fil narratif par lequel l’individu prend la mesure de ce qu’il fait et de ce qui lui arrive, et se raconte à la fois comme individu passif et comme sujet actif. La narration passe par une série de transformations de l’actant, qui peut, sait, veut, doit, mais cette série est mise en intrigue par un acte de configuration qui lui donne forme : « c’est la fonction médiatrice du récit de faire tenir ensemble la mutabilité anecdotique d’une vie avec la configuration d’une histoire » (p.69).
Hannah Arendt a été très loin dans cette idée que l’identité du sujet parlant et agissant se raconte : il faut que le mémorable soit arraché à l’oubli par une narration qui dit l’identité du qui, et qui transmet aux successeurs des attentes narratives qui leur permettront à leur tour de refigurer leur identité, de faire le lien entre ce qui leur arrive et ce qu’ils peuvent faire. Citant Proust, Ricœur estime qu’il y a une refiguration de l’agent par le récit. Ici encore il faudrait souligner combien toute narration est toujours une co-narration, un drame de la reconnaissance mutuelle, un travail à plusieurs pour entrelacer sans fin des points de vue narratifs divers dans une intrigue où chacun puisse parfois se reconnaître et dire, comme Ulysse aux Phéaciens et Joseph à ses frères : « c’est moi ! ». Mais nous voici au seuil du dernier palier.
L’imputation :
Nous voici à l’autre limite de notre variation, sur son bord éthique, où l’individu se dit responsable, c’est à dire s’impute une culpabilité éventuelle, mais aussi s’estime capable. Il fallait un individu désignable, capable de dire je et de se dire, de s’interroger sur soi et de se raconter, il fallait le doter de capacités narratives, avant de le confronter à sa responsabilité morale ou politique — il n’est pas inutile de souligner ce point, puisque l’affaissement des capacités narratives est peut-être ce qui ruine de l’intérieur toute possibilité de faire appel au capacités morales des individus. Pour que l’imputation soit possible, il faut que l’individu agent soit identifiable et qu’il y ait ascription de l’action à un sujet susceptible de la reconnaître, de s’y reconnaître. Mais la difficulté tient au fait que le temps altère l’identité, et rend l’individu incertain de lui-même, d’où l’importance de le doter de capacité narrative à l’égard du passé, mais aussi d’une capacité de promettre à l’égard du futur. Et plus encore de supposer chez lui une sorte de désir d’exister, de persévérer dans l’existence, d’assumer le fait d’exister. La responsabilité repose ici sur l’estime de soi « laquelle me fait dire, en dépit de tout : il vaut mieux que je sois plutôt que de ne pas être. Or ici plus qu’ailleurs, le rapport à l’autre est originairement corrélatif du rapport à soi » (p.71).
L’autonomie du sujet responsable de lui-même est inséparable de la reconnaissance par laquelle je réponds à autrui, devant autrui. La promesse montre bien cette structure intime de la responsabilité : « Si un autre ne comptait sur moi, serais-je capable de tenir ma parole, de me maintenir ? » (Soi-même comme un autre, op.cit. p.393). Et dans le texte que nous étudions, Ricœur commente : « la promesse témoigne de ce que j’appellerai une ipséité forte, constituée par le maintien de soi en dépit des alternances du cœur et même des changements d’intention ». Ce maintien de soi face à un autre qui compte sur moi repose aussi sur une confiance plus large en quelque sorte à l’espace commun et notamment à la solidité du langage. « Il n’y a d’obligation mutuelle entre des individus que sur le fond d’une obligation qui est un quasi-contrat et qui se rapporte à ce que Rawls appelle dès le début de son grand ouvrage le schème de coopération d’une société donnée » (p.72). Ici encore la mutualité est au cœur de l’engagement éthique, et toute responsabilité se découvre comme une co-responsabilité.
Pour conclure il nous faut revenir sur la cohérence du sujet ainsi esquissé par une variation de profils aussi disparates. L’individu est-il si incertain ? Tantôt Ricœur insiste sur l’autonomie de l’individu, ses capacités, tantôt sur sa vulnérabilité, sa fragilité. Est-ce à dire que la morale même de Ricœur serait éclectique? Disons-le, le caractère hétérogène des morales qu’il compose au long de son propos dans Soi-même comme un autre me semble de toute façon préférable à la recherche d’une morale réduite à des principes uniques et indiscutables. L’éclectisme, d’ailleurs, serait de prétendre garder le meilleur de chaque morale sans en avoir les mauvais côtés. Mais la démarche de Ricœur est inverse : c’est de montrer que l’on ne peut bénéficier des vertus d’une morale, si je puis dire, sans prendre en charge ses effets pervers. Et le cœur de cette critique est l’analyse du mal radical par Kant, quand il montre, dans La religion dans les limites de la simple raison, que la racine du mal tient à l’inversion des motifs par laquelle la morale elle-même n’est plus pratiquée qu’en vue d’autre chose, comme un simple moyen pour obtenir un bénéfice.
Toute morale a sa forme d’immoralité, et l’immoralité d’une morale consiste, par excellence, à dénier ses propres faiblesses, à se prétendre valable toujours et partout. C’est pourquoi il faut mettre autant de soin à déployer la rationalité propre à chaque morale que ses irrationnels, ses bévues. Il y aurait ainsi quand même une sorte de morale des morales, et c’est sans doute l’exercice de la sagesse qui n’est pas une synthèse mais un mode d’emploi des morales elles-mêmes: c’est de les corriger les unes par les autres. Une société vivante a besoin du débat entre plusieurs éthiques. Elle ne peut pas se contenter d’une réponse, même bonne, à chaque problème, ni à tous. Les morales aussi ont des limites.
Récapitulons. Comme on pourrait le montrer en refaisant ce parcours rapide, plus on « monte » depuis le niveau de l’identification quasi-cognitive d’un individu, vers le niveau réflexif des interprétations de soi, puis jusqu’au niveau proprement éthique de l’imputation et du conflit des responsabilités, en passant par le décalage pragmatique des perspectives et l’antagonisme réglé des programmes narratifs, plus il y a de conflictualité possible. Ces tensions sont plus ou moins intériorisées dans l’identité même du sujet, exprimées dans des désaccords avec autrui, ou déposées déjà dans des règles reconnues. Plus que tout elles marquent la structure « mutuelle » de l’identité individuelle, son besoin de reconnaissance et de réciprocité. Et nous touchons ici au cœur de ce qui fait le logos, qui est moins discours que parole, l’humain étant originairement deux, conversation, et non pas monologue.
Même Dieu a pris le risque de ne pas être seul, et c’est pourquoi il n’est heureusement pas tenu par sa propre parole, puisque toute la tradition biblique montre que nos prières peuvent le délier de ses promesses et de ses menaces. Et comme le notait Ricœur, l’Orestie d’Eschyle ne montre-t-elle pas comment la divinité tragique des Érynies se trouve transformée par le procès même et sa représentation dans la divinité miséricordieuse des Euménides ? Toute l’histoire montre cette genèse mutuelle les uns des autres. Nous ne savons pas ce que nous serions sans cette conversation qui nous fait place et nous déplace sans cesse. Nous ne pouvons « différer » qu’ensemble, et nous ne survenons au beau milieu d’une conversation commencée avant nous, et n’y prenons vraiment notre part la plus singulière, qu’en acceptant à notre tour de nous effacer pour laisser place à d’autres.
Notes :
[2] Cf . ma récente biographie philosophique de Jean Calvin, Paris : Pygmalion, 2009.
[3] Avec des textes de Paul Veyne, Jean-Pierre Vernant, Louis Dumont, Paul Ricœur, Françoise Dolto, Fransisco Varela, Gérard Percheron (colloque de Royaumont sur ce thème en 1985). Sans mention plus précise, les citations de Ricœur seront ici toutes tirées de cette publication.
Olivier Abel
Publié in« Fondements philosophiques de l’individualité »
« Fundamenti filosofici dell’individualita »,
in Filisofia e theologia, Turin, 2010/1, p.7-16.