« La mémoire, l’histoire, l’oubli, un monument d’inquiétude »

Dans Une toute autre histoire, Questions à Jean-François Lyotard, Elisabeth de Fontenay décrit la souveraine indifférence des philosophes contemporains à l’égard de l’histoire, et ponctue en note : « Il y aura eu une exception notoire dans la philosophie française : Paul Ricœur. Cf. La mémoire, l’histoire, l’oubli .[…] Ce livre est une somme des interrogations théoriques, politiques, éthiques contemporaines et en même temps un monument d’inquiétude »[1] (p.134). Mon propos ici sera de déplier pourquoi cette formule m’avait parue si juste, jusque dans son curieux mouvement : une somme d’interrogations et un monument d’inquiétude, comme si l’inquiétude venait encore répéter et ébranler, par une question en retour, la somme des interrogations mises en ordre dans l’ouvrage — les désordonner peut-être.

Ce qu’Elisabeth de Fontenay vise[2], c’est une sorte de radicalisme sceptique toujours disposé à faire l’économie de l’ordre historique. Elle écrit : « Carlo Ginzburg, dans Le juge et l’historien, a montré les dangers d’une démarche qui réfute la positivité des faits au profit de la langue et de la rhétorique » et elle le cite : « On refuse, comme une impardonnable naïveté positiviste, la possibilité d’analyser les rapports entre ces témoignages et les réalités qu’ils désignent ou représentent »[3]. Il est vrai que Ricœur, tant dans ses travaux sur la métaphore que sur la narration, n’a cessé de montrer le travail de la référence, l’endettement du langage à l’égard de la réalité dont il est question. En remettant les rapports entre l’histoire et la mémoire sur le métier, il n’a cessé de chercher à desserrer l’étau entre une science silencieuse, repliée dans un savoir à part et imprenable, campée dans une posture critique mais coupée du perspectivisme de sa propre condition historique, et une vente à la criée d’opinions poignantes d’émotion, parfois démagogiques ou monumentalisées, juxtaposant de façon acritique des petites plaques de discours plus ou moins efficaces.

Cela me fait penser à l’effrayante alternative décrite par Giovanni Levi, lors de notre colloque de 2000 à l’occasion de la sortie de La mémoire, l’histoire, l’oubli, selon laquelle les hommes croient pouvoir tout connaître, dans un fanatisme scientifique, et sombrent peu après dans le scepticisme, le sentiment d’impuissance à rien connaître et le nivellement des opinions. Le débat entre Giovanni Lévi et Paul Ricœur avait alors porté sur ce statut mutuel de la connaissance et du doute, et je voudrais placer cette question du scepticisme en toile de fond de mon propos, comme l’ombre d’une irréductible inquiétude importante chez Ricœur, qui ne cesse de se confronter à la fois à un scepticisme général, excessif et paresseux, qu’il récuse, mais aussi à un scepticisme compris dans l’ordre philosophique comme son aiguillon interrogatif, et qu’il faut intérioriser sans prétendre jamais le résoudre complètement — qu’il faut mettre au travail, comme toutes les apories.

Telle est la difficulté. Cette invasion par un doute rongeur, cette crise de légitimité par laquelle l’homme moderne en est venu à détester ce pour quoi il avait tant sacrifié, cette crise générale mérite d’être examinée de près. Et il me semble que c’est en partie l’objet de La mémoire, l’histoire, l’oubli, que de distinguer un scepticisme cognitif, qui touche à la possibilité de connaître le passé, et un scepticisme éthique, qui touche à la possibilité de reconnaître les êtres passés, des êtres dont l’altérité comporte la particularité d’être, en plus, passée. Telle est l’inquiétude qui court d’un bout à l’autre de l’ouvrage. Ricœur écrit : « Ce qui finalement fait la crise du témoignage, c’est que son irruption jure avec la conquête inaugurée par Lorenzo Valla dans La donation de Constantin : il s’agissait alors de lutter contre la crédulité et l’imposture ; il s’agit maintenant de lutter contre l’incrédulité et la volonté d’oublier »[4]. Et ailleurs dans l’ouvrage : « Nous n’avons pas mieux que le témoignage, en dernière analyse, pour nous assurer que quelque chose s’est passé »[5]. Je rapprocherais volontiers ce mot de celui de John L. Austin, dans Quand dire c’est faire[6] : « Notre parole est notre engagement ». Ce n’est qu’une parole, mais qu’avons-nous d’autre ?

Sur le premier versant, le scepticisme épistémique doit être confronté pied à pied au travail de l’histoire, dans la spécificité de chacune de ses tâches, mais aussi plus largement au travail de la référence, rendue visible par l’entrecroisement stéréoscopique des genres : histoire et fiction d’abord, et c’était déjà le cœur de Temps et récit tome III , mais au-delà nous trouvons l’empiètement mutuel entre la narration et la loi (le genre juridique aussi fait voir des aspects du réel jusque là inaperçu), le tragique, la prophétie, l’hymne ou l’élégie, etc.

Mais comment faire sur l’autre versant avec un scepticisme en quelque sorte éthique, qui ronge et affaisse la reconnaissance, la place faite en moi par et pour l’expérience d’autrui ? Ricœur en traitait déjà dans Temps et récit lorsqu’il parlait du déclin de l’art de raconter : « C’est cette possibilité que Walter Benjamin évoquait avec effroi dans son fameux essai, Der Erzähler. Peut-être sommes-nous à la fin d’une ère où raconter n’a plus de place parce que, disait-il, les hommes n’ont plus d’expérience à partager »[7]. Du coup on peut relire Soi-même comme un autre comme un parcours des capacités : l’effondrement de la capacité narrative, qui signifie aussi l’effondrement de la capacité à entendre raconter, à saisir l’histoire de l’autre, détermine un éboulement des étages ultérieurs : comment construire un sujet éthique s’il est dépourvu de toute capacité narrative ?

Or parmi ces compétences dont le sujet doit être rendu capable si l’on veut qu’il soit capable de reconnaissance, il faut des êtres capables de mémoire, de mémoire de soi mais aussi d’autrui, de mémoire commune ou croisée. Le travail de mémoire fait pièce aux impasses de la reconnaissance comme le travail de la référence fait pièce aux impasses de la connaissance. C’est ce long et délicat retour sur la mémoire que Ricœur effectue dans La mémoire, l’histoire, l’oubli. Et je voudrais le placer sous les auspices d’une éthique de la mémoire, d’une morale de la mémoire, d’une sagesse de la mémoire, comme s’il y avait divers temps de mémoire, dont aucun n’était parfait ni complet.

Une éthique de la mémoire comme témoignage

Face au doute de la reconnaissance, qui touche au ressouvenir (se souvenir, mais aussi entendre le souvenir d’autrui), il faut partir du « bonheur » incontestable de la reconnaissance. Car le premier geste de Ricœur est le crédit accordé à la mémoire. Il écrit : « La reconnaissance demeure un privilège de la mémoire, dont l’histoire est dépourvue […] entre des reconstructions, si précises et proches des faits qu’elles soient, et la reconnaissance, il subsiste un fossé logique et phénoménologique »[8]. Or cette confiance heureuse de la reconnaissance est d’entrée de jeu accompagnée par la possibilité de la méconnaissance. Ricœur ne sépare jamais la véhémence d’attestation de la mémoire (« j’y étais ») de l’inquiétude critique : la possibilité que ma mémoire soit faible ou faussée, le besoin de faire appel à d’autres mémoires.

C’est peut-être là d’abord le vieux geste d’une herméneutique critique, qui dit la confiance et le soupçon. Non pas seulement l’appartenance herméneutique selon Gadamer, mais une sorte de confiance inébranlable dans les gonds autour desquels tourne tout témoignage[9]. Et non pas seulement la distance critique selon Habermas, mais une pluralité des voix et des scènes qui déborde et déconstruit toute argumentation[10]. Il ne faudrait d’ailleurs pas opposer sans autre chez Ricœur, à la manière de Gadamer, l’appartenance ontologique et la distance méthodologique : on pourrait montrer dans certaines configurations de ses textes une appartenance méthodologique et une distance ontologique, c’est même une problématique majeure chez lui. En tous cas, une mémoire bonne est capable d’attestation et de retrait. On n’est pas loin ici de l’idée de Maurice Halbwachs que la caractéristique d’un bon témoin est d’être dedans-dehors.

L’attestation de soi est ensuite indissociable de l’attestation d’autrui, et si l’éthique de la mémoire suppose d’abord de faire crédit à la mémoire, on ne peut faire confiance à sa mémoire que pour autant que l’on fait crédit à la mémoire d’autrui. « Ce que la confiance dans la parole d’autrui renforce, ce n’est pas seulement l’interdépendance, mais la similitude en humanité des membres de la communauté. L’échange des confiances spécifie le lien entre des êtres semblables. […] En conclusion, c’est de la fiabilité, donc de l’attestation biographique, de chaque témoin pris un par un que dépend en dernier ressort le niveau moyen de sécurité langagière d’une société. C’est sur ce fond de confiance présumée que se détache tragiquement la solitude des « témoins historiques » dont l’expérience extraordinaire prend en défaut la capacité de compréhension moyenne, ordinaire. Il est des témoins qui ne rencontrent jamais l’audience capable de les écouter et de les entendre » (MHO p.208).

Certes il faut évoquer, sous leurs diverses modalités, les puissances du récit, tant historique que littéraire. Mais il arrive que la mémoire soit toute seule, dépourvue de ces soutiens, dépourvue de schèmes narratifs préétablis, tant pour s’exprimer que pour se faire entendre. Elle est alors démunie, entièrement confiée à la manière dont elle sera reçue par l’autre, par les autres. Il me semble que Ricœur fait reposer beaucoup de choses sur cette frêle passerelle, où la confiance de la mémoire est corrélative à sa vulnérabilité. Le témoignage dépend du témoignage sur le témoignage, il dépend de sa communicabilité. Nous sommes ici très proches du Kant de la troisième critique.

Pour tous ces motifs, nous pouvons parler d’une éthique de la mémoire qui s’atteste mais aussi se retire, pour faire place à d’autres mémoires, et à d’autres témoignages, et cette éthique est par là étendue à une éthique de la réception du témoignage d’autrui : certes ce dernier peut se tromper, mais je dois lui faire crédit, chercher à entendre ce dont il parle et qui a été. Je dois être sensible à ce dont il est question dans ce qu’on rapporte et raconte. Mais aussi à la manière de le relater, à ce trouble du témoignage qui atteste avec courage de sa cohérence pragmatique comme forme de vie (Ricœur reprenant la formule célèbre de Luther : « ici je me tiens, je ne puis autrement »)[11], mais qui, par sa manière même d’attester, reconnaît modestement son ancrage, sa finitude, son étroitesse, sa contingence peut-être. C’est à cela que tient la crédibilité de la mémoire, sa résistible autorité.

Une morale de la mémoire comme justice rendue

Pourquoi passer de cette éthique de la mémoire exprimée et reçue à une morale de la mémoire, et pourquoi parler d’un devoir de mémoire ? D’autant que : « L’injonction à se souvenir risque d’être entendue comme une invitation adressée à la mémoire à court-circuiter le travail de l’histoire. Je suis pour ma part d’autant plus sensible à ce péril que mon livre est un plaidoyer pour la mémoire comme matrice d’histoire » (MHO p.106). Et pourtant, en dépit de cette inquiétude, Ricœur soutient dans les mêmes pages le devoir de mémoire. En effet l’expression innocente de ma mémoire peut blesser la mémoire d’autrui, être par lui mal reçue, et simplement lui faire mal. Il y a des mémoires trop fortes et des mémoires trop faibles. Il est ainsi des moments où il faut rompre le statu quo, obliger les blocs d’affirmation mémorielle, ou les blocs de dénégation mémorielle, à rencontrer leur autre[12].

La mémoire doit alors passer par la règle d’une sorte de décentrement de soi. L’institution critique m’oblige à rendre ce qui est dû à la mémoire d’autres que moi, d’autres que nous. Ricœur est ici très proche de ce qui sera développé par Avishaï Margalit, dans The Ethics of Memory[13]. Par son élargissement, la mémoire fait place à la mémoire des autres, elle devient exemplaire au sens où, loin de s’enfermer elle ouvre sur la possibilité d’autres cas. La mémoire devient alors un schématisme radical, qui me rend capable de percevoir d’autres manières de se rapporter au passé. Cet élargissement ouvre une sorte de communauté morale universelle, sous l’idée d’un mutuel devoir de mémoire.

Ricœur écrit : « La justice constitue la composante d’altérité de toutes les vertus qu’elle arrache au court-circuit entre soi-même et soi-même. Le devoir de mémoire est le devoir de rendre justice, par le souvenir, à un autre que soi » (MHO, p.108). Le devoir de mémoire ébranle la problématique de la mémoire-identité, elle brise la complaisance à soi de la mémoire enfermée avec « son » passé, il oblige à tout entendre, à laisser dire ce qui ne passe pas, et ne doit plus se passer. C’est peut-être ici que se greffe l’éthique historiographique, dans sa recherche d’un espace critique qui oblige les mémoires à se décentrer d’elles-mêmes. On comprend alors pourquoi l’Histoire tient tant à sa séparation d’avec l’Etat, toujours lié à un ensemble mémoriel particulier.

Ricœur redit son inquiétude d’un court circuit du travail historique par l’injonction de mémoire, dans un texte où il repris par l’inquiétude inverse : car on ne s’élève pas de façon linéaire depuis la mémoire, comme stade primitif, vers l’histoire qui serait le stade ultime. Il existe une mémoire après l’histoire, et c’est une mémoire qui reçoit parfois l’histoire comme une nouvelle violence, ou une humiliation de ce qu’elle cherche pourtant à attester. Ricœur écrit : « Les questions en jeu concernent la mémoire, non plus comme simple matrice de l’histoire mais comme réappropriation du passé historique par une mémoire que l’histoire a instruite et bien souvent blessée […]. C’est là que l’incompréhension entre les avocats de la mémoire et les partisans du savoir historique est à son comble, dans la mesure où l’hétérogénéité des intentions est exacerbée : d’un côté le champ assez bref de la mémoire face au vaste horizon de la connaissance historique ; de l’autre la persistance des blessures faites par l’histoire »[14].

Rendre cette justice, rendre ce dû, exige de prendre en compte les êtres passés, d’honorer notre dette à leur égard. Mais cela concerne aussi les êtres futurs : le devoir de mémoire véhicule implicitement un « plus jamais cela ». Le paradoxe de l’injonction à décliner au futur une mémoire qui se donne comme gardienne du passé, et à décliner à l’impératif un souvenir qui se donne comme libre et spontané, trouve ici son sens. « C’est ce projet de justice qui donne au devoir de mémoire la forme du futur et de l’impératif » (p.107). C’est en ce sens là un moment politique important.

Pour prendre un seul exemple, j’étais moi-même assez réservé à l’égard des lois mémorielles comme on dit, ou à l’égard des lois pénalisant la négation des génocides etc. Je continue à penser qu’il est important de séparer l’histoire et l’Etat, non pour laisser l’histoire aux seules mains des spécialistes, mais parce qu’on ne légifère pas sur l’histoire. Mais j’ai découvert que l’effet, sans doute involontaire, de la reconnaissance du génocide arménien par l’Etat français avait débloqué, chez des intellectuels arméniens amis, la possibilité de ne plus être captifs dans cette identité mémorielle, d’en être déchargés pour se déplacer et chercher autre chose, vers un futur, dans une démarche de responsabilité politique. Or le tragique, le différend des mémoires, c’est que la mémoire turque ne peut être dictée du dehors (ce que L’Etat turc justement n’a cessé de faire), il faudra bien qu’elle vienne de l’intérieur de la société turque. Le tragique tient justement à ce décalage entre les temporalités des uns et des autres.

Une sagesse de la mémoire comme modestie

C’est ici que l’on passe d’une morale de la mémoire élargie sous l’exigence de la justice à une difficile sagesse de la mémoire. Et que l’on passe du devoir de mémoire au travail de mémoire. C’est bien en effet par un interlude sur le tragique de la mémoire que nous devons ici passer, car la mémoire connaît le tragique, il arrive qu’il y ait un conflit des devoirs de mémoire. On sait comment Ricœur s’écarte ici d’un certain kantisme, fait place à Hegel, mais à un Hegel inquiet, le Hegel d’Antigone et non celui du savoir absolu. C’est pourquoi nous devrons parler de ce que Ricœur appelle le dissensus civique, et revenir sur son idée qu’il n’y a pas de tiers absolu. Antigone est d’ailleurs aussi une des figure que Nicole Loraux campe au bord du politique, sur la scène métapolitique de la plainte, de la vengeance et du pardon — cette scène qui dit la vulnérabilité, la petitesse des êtres, et fait entendre la voix des mères ou des veuves en deuil.

Disant l’irréparable et l’irrévocable, la voix tragique fait aussi entendre la mélancolie, dont elle refuse l’exorcisme facile, comme si le deuil était une affaire de choix, quelque chose que l’on puisse commander, dont on puisse tourner la page aisément. Oui, le travail de sépulture prend du temps, demande des gestes, non pas une fois pour toute mais en continuant « à trancher un à un les liens qui le soumettent à l’emprise des objets perdus de son amour et de sa haine ; quant à la réconciliation avec la perte elle-même, elle reste à jamais une tâche inachevée » (MHO, p.107). On a besoin de ce travail de mémoire sans lequel il n’y a pas de travail de deuil, un besoin vital pour faire la séparation entre la présence (ou la re-présentation) et l’absence. Sans cela, on tombe dans un scepticisme terrible[15], il n’y a plus de différence entre le passé et le présent, le passé et le futur : le passé ne passe pas, le présent n’est pas présent, il n’y a plus rien de solide, plus rien de réel.

C’est pourquoi, comme Ricœur disait en guise de boutade, « il est facile d’édicter des devoirs de mémoire, mais le travail, il faut le faire ». Et chacun doit le faire sans que nul ne puisse le faire à sa place[16]. C’est cela qui grève les politiques de repentance : nul n’est a priori habilité à demander pardon au nom de tous, ou à pardonner au nom des autres. Il faut se déplacer pour prendre sur soi, pour se charger de la dette (qui n’est pas la culpabilité morale mais la responsabilité politique) d’une mémoire plus vaste et plus singulière, d’une mémoire qui reconnaisse dans le détail la mémoire de l’autre.

Pour reprendre l’image de Kant, les griffons volent dans le ciel, mais ce sont les chevaux qui au sol tirent le lourd labour. La mémoire revient modestement à elle, en se confrontant aux documents, aux traces, et aux autres témoignages. On ne se souvient pas tout seul. Face à l’irréparable, qui est parfois en même temps un inoubliable (on ne peut oublier) et un insoutenable (on ne peut se souvenir), ce travail de mémoire a beaucoup à voir avec le travail de deuil au sens de la psychanalyse, et c’est ici de Freud, cet autre grand penseur du tragique, que Ricœur est proche. Il parle d’ailleurs davantage des pathologies de la mémoire que des thérapies mémorielles, comme si l’on ne pouvait jamais annoncer une solution, une guérison définitive : le mal est plus grand que le remède, et le remède peut toujours faire plus de mal que de bien. Il faut « faire avec », et le travail de remémoration et de perlaboration accompagne sans cesse, comme en contrepoint, la possibilité d’être complètement là, au présent. Certes il faudrait une mémoire assez bonne pour repousser les assauts du passé, pour reprendre le mot de Deleuze lisant Nietzsche, mais on ne peut s’installer trop vite dans cette insouciance mémorielle[17].

Face au conflit des mémoires, le travail de mémoire prend la forme du dissensus civique cher à Osiel. Ricœur met ainsi en avant la citée divisée. Le conflit historiographique des interprétations et des régimes d’historicité est fondé sur le différend des mémoires elles-mêmes. Un « différend » est un conflit qui porte sur les termes mêmes du désaccord, et où il n’y a donc pas de tiers capable de trancher. J’ajouterai même (c’était justement l’un de mes débats avec Jean-François Lyotard) qu’aucun différend ne peut se prétendre le seul, occulter les autres sous sa prétendue importance. Certes le procès judiciaire suppose une forme de tiers, et le récit historiographique également institue un regard tiers sur le passé. Mais ces différentes figures du « tiers » ne font pas système : « On devra ainsi placer le vœu d’impartialité sous le signe de l’impossibilité du tiers absolu » (MHO, p.414).

C’est justement ce dissensus intériorisé, cette inquiétude, qui peut former des citoyens capables de se tenir debout dans l’histoire, sans attendre un jugement dernier. Cette inquiétude les rend capables de soutenir la tension, dans le partage de la responsabilité, entre l’imputation singulière de la faute aux individus coupables, et son imputation politique à une communauté consentante ou bénéficiaire. Le citoyen se déplace et refuse que la culpabilité soit tellement singularisée que tous puissent se décharger sur quelques « coupables émissaires ». Mais il apparaît aussi dans le refus que les responsabilités soient à ce point diluées, expliquées, comparées et relativisées que personne ne soit plus responsable de rien. Le citoyen se déplace pour prendre sur lui et partager la responsabilité, et sa crédibilité (comme celle du juge et de l’historien) est indissociablement liée à l’épreuve acceptée et à l’exercice du dissensus, du sentiment d’une discordance réglée des voix. Cette discordance peut être repérée au plan des grands procès historiques : « Osiel s’attache au dissensus suscité par la tenue publique des procès et à la fonction éducative exercée par ce dissensus même au plan de l’opinion publique et de la mémoire collective qui tout à la fois s’exprime et se forme à ce plan. La confiance placée dans les bienfaits attendus d’une telle culture de la controverse se rattache au credo moral et politique de l’auteur quant à l’instauration d’une société libérale, au sens politique que les anglo-saxons donnent au terme libéral »[18]. Le dissensus n’est d’ailleurs pas réductible à l’action pédagogique, cérémoniale et d’une certaine manière exceptionnelle des grands procès médiatisés : ce qui importe, finalement, c’est ce dissensus ordinaire qui se diffuse à tous les plans de la conflictualité démocratique.

Mais cela reste difficile. Ce que la connaissance historique doit nous aider à comprendre, me semble-t-il, ce n’est pas seulement que les êtres du passé avaient un avenir imprévisible, et que le passé est en quelque sorte troué de promesses non tenues, mais que ces êtres portaient le poids spécifique des irréparables communs à leur génération, qu’une grande part de leur comportement ne se comprend qu’en réplique à cet irréparable, qui parfois les sépare invisiblement de leurs contemporains. Ce décalage des mémoires est un trait permanent de notre condition.

Du plus intime et personnel au plus public et collectif, et de la mémoire inconsolable face à l’irréversible au dissensus des mémoires qui ne coïncident en rien, le travail de mémoire apparaît ainsi comme la forme que prend la mémoire au travers du tragique, la mémoire rendue modeste, la mémoire en régime de sagesse pratique. Mais elle reste jusqu’au bout une mémoire « tensive », une mémoire inquiète : « Je suggère que nous unissions la notion de devoir de mémoire, qui est une notion morale, à celles de travail de mémoire et travail de deuil, qui sont des notions purement psychologiques. L’avantage de ce rapprochement est qu’il permet d’inclure la dimension critique de la connaissance historique au sein du travail de mémoire et de deuil »[19]. Ici le devoir de mémoire est paradoxalement ce qui oblige à inclure, au sein d’un processus qui pourrait n’être que celui d’une recherche d’apaisement (personnel ou collectif), le travail de l’histoire comme ce qui fait place à ce qui a été, à ce qui n’est plus mais qui ne cesse d’inquiéter ce qui est.

Epilogue

L’idée conductrice du parcours ici proposé, et qui nous a fait passer de l’éthique de la mémoire comme témoignage à la morale de la mémoire comme justice rendue, puis à la sagesse de la mémoire comme modestie, est qu’une inquiétude quasi-sceptique, mais au fond proprement philosophique, ne cesse de relancer les plus longues traversées, et d’inverser les navigations. Dans un des vieux films d’Hitchcock qui s’appelle La maison du docteur Edwards, l’héroïne est un médecin psychologue et psychanalyste qui s’attache à prouver l’innocence de quelqu’un accusé de meurtre mais devenu amnésique. Lors d’un moment de rechute de son patient, recherché par la justice, ils sont réfugiés chez son vieux maître psychanalyste, qui lui dit : « Allez, console toi, tu vois bien qu’il est coupable, tu vas te remettre au travail, il y a de grandes consolations dans le travail ». Et elle répond alors : « mais il n’y a pas que le travail ». Cette réponse est frappante. Car après tout elle est psychanalyste, et quoi de plus important que cette notion de travail ! Mais la voilà soudain amoureuse, éprise du sentiment de son innocence, et du sentiment qu’il y a un moment où il faut arrêter de travailler. Et la voilà peut-être inquiète de cette apothéose du travail ?

Or c’est exactement ce que dit Ricœur dans sa dernière page de La Mémoire, l’histoire, l’oubli. Il importe selon lui de mettre une note gracieuse sur le travail de mémoire et le travail de deuil, car il arrive qu’il ne s’agisse plus de travail. Il évoque alors Kierkegaard, ses considérations sur les lis des champs et les oiseaux du ciel : « Si le soucieux, note Kierkegaard, prête une attention aux lis et aux oiseaux, s’il s’oublie en eux, il apprendra quelque chose de plus important. Il apprendra qu’ils ne travaillent pas. Faut-il alors comprendre que même le travail de mémoire et le travail de deuil sont à oublier ? Et s’ils ne filent pas non plus, leur simple existence étant leur parure, faut-il comprendre que l’homme aussi sans travailler ni filer, est, sans aucun mérite propre et du simple fait d’être homme, plus magnifiquement vêtu que Salomon dans sa gloire ? Quand aux oiseaux, ils ne sèment, ni ne moissonnent, ni n’amassent dans des greniers » (MHO, p.656).

Il faudrait donc pouvoir dire qu’il y a un temps pour se souvenir et pour le travail de la mémoire, et un temps pour laisser la mémoire en « roue libre », et laisser surgir ce qui arrive. Un temps pour se souvenir et rassembler le « soi », et un temps pour oublier et laisser place à autre que soi. Quant aux traumatismes collectifs, il faut penser ce rythme de deux manières. Tantôt il faut d’abord oublier, car il y a un temps pour arrêter la guerre et sortir de la spirale des représailles et du ressentiment : mais c’est alors pour pouvoir, plus tard, ouvrir à nouveau le passé, délicatement, et se souvenir ensemble autrement. Tantôt c’est l’inverse, il faut d’abord affirmer le temps de la mémoire, et de la plainte formulée jusqu’au bout : mais c’est ensuite pour pouvoir oublier, pour laisser partir, pour se délier de ce passé et se lier par de nouvelles promesses. La mémoire est alors assez vaste pour faire place, sans cesse, à d’autres présents.

Olivier Abel

Publié in « Paul Ricoeur : penser la mémoire ».

Notes :

[1] Elisabeth de Fontenay, Une toute autre histoire, Questions à Jean-François Lyotard, Paris, Fayard, 2006. Elle écrivait aussi un peu plus loin : «  Que les dieux soient aussi dans la cuisine ou que Dieu soit dans les détails, c’est en tous cas par la patience et la modestie du métier d’historien qu’advient la seule « vérité » présentable de ce que l’homme fait à l’homme. Paul Ricœur est, faut-il le redire, celui qui en a témoigné d’un bout à l’autre de son œuvre » (ibid, p.169).

[2] Je passerai ici sous silence sa soigneuse lecture de Jean-François Lyotard, qui m’intéresse vivement par ailleurs dans la mesure où j’ai eu avec ce dernier une conversation épisodique sur divers sujets.

[3] Elisabeth de Fontenay, op.cit, p.133, cite ici Carlo Ginzburg, Le juge et l’historien, Lagrasse, Verdier, 1997, p. 22.

[4] La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 223 (ici cité MHO).

[5] Ibid., p. 182.

[6] J.L.Austin, How to do Things with Words, Oxford University Press, 1962 (tr. fr. Paris, Seuil, 1970).

[7] Paul Ricœur, Temps et Récit 2, Paris, Seuil, 1984, Points Essais, 1991. p. 50-58.

[8] « La mémoire, l’histoire, l’oubli », Esprit, 2006. Comme pour tout témoignage, c’est ici que se greffe la possibilité du fanatisme, quand on veut égaler une reconstruction à une réalité vécue, alors qu’au fond on n’y croit pas : on touche alors au comble du scepticisme.

[9] Ceci pointe vers Wittgenstein et Emerson.

[10] Cela pointe vers Freud, Nietzsche, Marx, etc.

[11] La mémoire s’adosse ici à l’oubli de réserve, il est impossible de se souvenir de tout ce qui est pourtant là, comme la partie immergée de la mémoire.

[12] C’était déjà paradoxalement, par un autre chemin, la tragi-pragmatique du pardon que j’avais proposée dans Le pardon, briser la dette et l’oubli, Paris, Autrement, 1991, puis « Ce que le pardon vient faire dans l’histoire », Esprit,  Juillet, 1993.

[13] Avishaï Margalit, The Ethics of Memory, Harvard University Press, 2002

[14] « La mémoire, l’histoire, l’oubli », Esprit, mars-avril, 2006.

[15] On a pu décrire à Kinshasa les effets de ce scepticisme, quand aucun travail de sépulture n’a pu séparer les vivants et les morts : les enfants chassés de leur famille comme étant des ombres des morts vont habiter les cimetières et viennent la nuit hanter et piller la ville (Filip de Boeck, Kinshasa, récits de la ville invisible, Paris, Renaissance du livre, 2005).

[16] C’est peut-être un trait qui lui vient d’un certain nominalisme protestant : on ne fait pas les choses en bloc, par la Loi ou par un Représentant, Pape ou Roi, qui serait la tête d’un corps, il faut que chacun, à sa manière, fasse un travail dont on ne peut faire l’économie en le reportant sur un seul.

[17] Je peux accepter délibérément d’être méconnu, par une sorte d’indifférence vitale et superbe, mais je ne peux imposer aux autres cette méconnaissance.

[18] Ibid., p. 424.

[19] « La mémoire, l’histoire, l’oubli », Esprit, mars-avril, 2006. La formule évoque un passage célèbre de La métaphore vive.