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Laudatio Cavell
Le mardi 19 novembre 2002, c’est comme si c’était hier, nous recevions dans cet amphithéâtre celui que nous n’hésitons pas un instant à estimer le plus grand philosophe américain contemporain, Stanley Cavell, pour une conférence intitulée « Deux contes d’hiver, Shakespeare et Rohmer ». Et cette conférence était suivie d’un débat sur la question (morale et politique) du divorce, à partir de sa formulation par Milton dans la Doctrine et Discipline du divorce (1644) dont Sandra Laugier et moi (ainsi que le traducteur Christophe Tournu) préparions l’édition chez Belin (2003).
Je voudrais commencer ainsi : c’est à Stanley Cavell que nous devons une grande partie de ce que nous avons fait depuis dix dans cette maison, autour de Milton et du Paradis perdu, mais sans doute aussi autour de la flibuste puritaine, des pensées de la dissidence et de l’alliance, mais encore autour du divorce et du mariage, et bien sûr autour d’Emerson (plusieurs journées d’étude). Nous sommes heureux de lui rendre cet hommage solennel, et nous sommes fiers qu’il l’ait accepté, même si son état de santé l’empêche d’être avec nous aujourd’hui. Et nous sommes très vivement reconnaissants à Sandra Laugier d’avoir permis tout cela et d’être ici en ce moment pour recevoir au nom de Stanley Cavell ce doctorat honoris causa.
Comment décrire, au-delà de la célébrité de Stanley Cavell et de la multiplication des traductions, l’importance de son œuvre ? Très personnellement, je dirai que je suis entré dans cette pensée en 1999, en travaillant (pour les états généraux du film documentaire de Lussas, où j’intervenais), son livre sur le cinéma La projection du monde, et notamment pour une question très difficile : la joie désire être partagée, mais cette communicativité peut se retourner en vanité. Cavell écrit « se vanter du plaisir est l’hypocrisie moderne ». Comment penser une joie, un plaisir (or le cinéma est d’abord heureux de faire plaisir) qui serait débarrassé et comme lavé de toute vanité ?
Presqu’en même temps, ayant la chance de rencontrer Sandra Laugier et de travailler avec elle, j’ai découvert le livre sur Hollywood et les comédies de remariage, que j’ai aussitôt interprété en termes bibliques d’alliance rompue et de nouvelle alliance. (Puis-je ici lever le nez de mon propos pour une digression : j’aimerais Sandra que nous organisions ensemble dans cet amphithéâtre un cycle de ciné-club qui reprenne chacun de ces films cultes, avec une introduction cavellienne et un débat sur ces questions fondamentales). Et récemment encore, je n’ai pu m’empêcher, lisant dans Qu’est ce que la philosophie américaine ? que « Ce n’est que lorsque nous avons perdu le monde que nous commençons à nous trouver, que nous comprenons où nous sommes et l’étendue infinie de nos relations », de faire le rapprochement avec le grand film de Frank Capra La vie est belle, où le personnage central, s’exclamant qu’il aurait mieux valu pour lui de ne pas être né, se voit montrer ce que serait le monde sans lui.
On le voit, Stanley Cavell, comme Paul Ricœur, ne cesse de mettre le philosophe au contact de sources non philosophiques, la littérature, la tragédie, la comédie, le texte biblique, le cinéma. Paul Ricœur encore, l’un de ses derniers étés, était parti avec une cantine de livres sur The King Lear dont il voulait faire un commentaire philosophique — de même qu’il avait fait, pour me remplacer lors d’un congé sabbatique, un commentaire philosophique de la Genèse.
La force de Stanley Cavell est aussi de n’avoir cessé de lancer des passerelles entre la philosophie anglo-saxonne et la philosophie continentale, non pour faire des synthèses inutiles, mais pour rouvrir des bifurcations inédites, surprenantes. Cela encore le rapproche de Ricœur. La très grande originalité de Stanley Cavell a été de faire place à un certain scepticisme, de ne pas trop vite le contredire. Il rencontre d’abord la question, au début des Recherches de Wittgenstein, de l’héritage du langage par l’enfant : comment l’enfant aura-t-il confiance dans le langage ordinaire, peut-on avoir confiance dans nos langages ? C’est ici encore une condition assez voisine de celle que décrit Ricœur quand il dit : « Nous survenons en quelque sorte, au beau milieu d’une conversation qui est déjà commencée et dans laquelle nous essayons de nous orienter afin de pouvoir à notre tour y apporter notre contribution ».
Mais cette idée que nous devons apprivoiser le scepticisme, lui faire place, et qu’une véritable confiance en soi, en autrui, en nos paroles, en nos langages, comprend le doute, le décalage, le différend, sans jamais pouvoir le vaincre définitivement, est un idée à laquelle la fréquentation assidue de Pierre Bayle depuis mon adolescence m’avait habituée. Elle marque la qualité de confiance qu’il faut pour préserver le désir de partager là même où règne la mécompréhension. Il me semble ainsi qu’il faudra, après Cavell, reprendre à tous nouveaux frais la lecture de Bayle, et peut-être des Lumières tout entières. En ce sens, ce n’est pas seulement l’Amérique qui est inapprochable, qui doit être approchée à nouveau au travers d’Emerson notamment, mais c’et l’Europe elle-même qui est peut-être à recommencer autrement, conformément à l’adage de Heidegger mais si émersonien: nous dépayser dans nos origines.
Un autre thème que je voudrais relever touche à ce titre excellent : Décliner le déclin. La philosophe doit être pensée non comme une montée vers les idées, vers l’ailleurs le lointain l’au-delà, mais comme une redescente vers le proche vers l’ici bas, comme une conversion vers l’ordinaire. Mais n’était-ce pas déjà le propos de Socrate, et sans doute de Jésus, chacun à leur façon ? Il faudrait en tous cas, ce serait une condition de la philosophie, repartir du dénuement, d’une sorte de pauvreté volontaire ou en tous cas assumée.
C’est aussi le sens du retour à Emerson prôné par Cavell. Je ne résiste pas à la tentation, en ces lieux, de lire ces fragments de la Divinity school adress, où Emerson s’adresse aux étudiants en théologie : « L’immobilisme de la religion ; l’hypothèse acceptée que les temps de l’inspiration sont passés, que la Bible est close ; la peur de rabaisser le caractère de Jésus en le représentant comme un homme ; tout cela indique avec une clarté suffisante la fausseté de notre théologie. C’est la charge d’un prédicateur véridique est de nous montrer que Dieu existe, non qu’Il a existé ; qu’Il parle, non qu’Il a parlé (…) Permettez-moi de vous recommander tout d’abord de marcher seuls ; de refuser les bons modèles, même ceux qui sont sacrés dans l’imagination des hommes, et d’oser aimer Dieu sans médiateur ni voile. Vous trouverez assez d’amis qui proposeront à votre émulation des Wesley et des Oberlin, des Saints et des Prophètes. Remerciez Dieu pour ces hommes vertueux, mais dites : Moi aussi je suis un homme ». Voilà le mot d’ordre d’Emerson : repartir de sa propre expérience, dans son dénuement glorieux.
Recommencer aussi avec sa propre voix. C’est un des points les plus singuliers, chez Stanley Cavell, dans son style d’écriture, que sa volonté de réintroduire la voix humaine au sein même d’une pensée dominée depuis des décennies par une philosophie analytique qui traite du langage comme s’il était sans corps, sans sujet. Ce projet fait là encore écho à Ralph Waldo Emerson, célèbre pour sa revendication d’une voix philosophique de l’Amérique, et du non-conformisme comme seule possibilité d’une véritable démocratie.
Je vois que je n’aurai pas le temps de déployer tous les thèmes qui me sont chers, qui touchent aussi à Austin et au pardon comme parole qui dépend de sa réception, mais je voudrais pour finir revenir sur cette question que nous n’avons cessé de creuser avec Sandra et d’autres, question non seulement du couple mais de la démocratie : comment rester ensemble alors que nous pourrions nous séparer, comment rapprocher et remettre ensemble ceux que la vie, les tempêtes, l’exil, le déplacement, le dépaysement séparent ? Comment faut-il pouvoir se délier pour pouvoir se lier ? Comment parfois rompre avec sa condition pour ne pas devenir complice de son état ? Et comment un couple, c’est à dire une conversation, peut-il suffire à refaire la société ?
Ces questions politiques, au sens très fort du terme, sont tout à fait centrales aujourd’hui. Comment pouvons nous dire « Nous ». Quel est, pour reprendre les termes de Kant, ce pacte implicite qui autorise chaque voix à se montrer sans honte, à entrer dans cette « cité de paroles », comme dit Cavell, pour donner à chacun sa chance, dans une conversation ouverte, de participer à une société dont on sait qu’elle n’est pas (entièrement) juste ? Le délicat est d’accepter tout en protestant, ou plutôt de comprendre que je ne peux contester, et même résilier le pacte que si dans le même temps je consens profondément au monde commun. Comme s’il n’y avait de vrai consentement que limité, à reprendre sans cesse, car on ne consent jamais une fois pour toutes. Mais aussi comme s’il n’y avait de vrais dissentiments et ruptures que pour refaire une alliance meilleure, plus vaste et plus précise.
Comment la dissidence, la critique honore-t-elle le pacte démocratique ? Comment la dispute honore-t-elle la conversation ? Chère Sandra, ce n’est pas par hasard que tu représentes ici Stanley Cavell. Ce n’est pas seulement parce que tu es en France celle qui a le plus fait pour la promotion de son œuvre et de ses idées. C’est parce que c’est en ta compagnie que nous espérons poursuivre longtemps cette conversation importante avec cette Amérique inouïe dont Stanley Cavell est pour nous la voix, la question et l’appel.
Laudatio Sugimura
Comment honorer la diversité de la réception de Ricœur dans le monde ? Pour répondre à cette question, nous nous sommes tournés vers le Japon comme une figure du lointain, et pour saluer la surprise heureuse de voir à l’autre bout de la planète surgir encore de nouvelles lectures, avec leur force et leur rigueur propres. Dès la première fois que je vous ai rencontré, Monsieur Sugimura, en janvier 2004 dans cette salle même et en présence de Paul Ricœur, c’est le sentiment que vous m’avez donné, de voir le geste de Ricœur comme interprété tout autrement.
Ayant décidé cette attribution, nous avons ensuite appris que vous étiez justement invité rue d’Ulm, cette saison, pour tresser ensemble non seulement la pensée de Ricœur et celle de Derrida dans une sorte de déconstruction herméneutique, mais en y introduisant comme en troisième brin l’Ecole de Kyoto. Au cours d’une conférence récente, dans le cadre du Centre de recherche de philosophie française contemporaine de l’Ecole Normale Supérieure, justement, vous compariez « le ton injonctif de l’appel derridien, qui fait un bon contraste avec la démarche tâtonnante du soi ricoeurien en quête d’un autre qui puisse croire en sa crédibilité ».
Professeur Sugimura, en dépit de votre jeune âge, vous avez déjà une œuvre dense et importante, dont ce que j’ai lu m’a beaucoup impressionné. Vous avez écrit sur Nabert, sur Bergson, sur Jonas, sur Henry, et tout cela constitue un de vos thèmes majeurs, autour de la philosophie de la vie, avec en contrepoint sans doute une méditation sur la mort, appuyée sur la pensée de Heidegger que l’Ecole de Kyoto avait rencontrée très tôt. Un autre de vos thèmes touche à la question du témoignage, au travers encore de Heidegger, mais aussi de Levinas, Henry, et encore Ricœur.Vous avez aussi rencontré les œuvres de Ricœur et Derrida autour du thème du pardon. Tout cela montre à quel point vous connaissez de l’intérieur la pensée philosophique française contemporaine.
Mais vous êtes dans le même temps héritier et continuateur de l’Ecole de Kyoto, à la fois Nishida et Tanabe, et l’on sent chez vous la force de ce conflit fondateur, ou plutôt de ce double commencement, comme si tout commencement devait toujours être recommencé, comme si l’on n’accédait pas au commencement sans le reprendre autrement : Nishida commence et Tanabe recommence, comme Platon et Aristote, ou comme Husserl et Heidegger, etc. L’auto-éveil de Nishida où le voir est ramené à son point aveugle, et Tanabe où ce retournement ne s’opère que dans l’agir. Tout cela ce sont des choses que nous avons à apprendre de vous, de même que nous devons nous ouvrir à l’histoire de votre pays — vous connaissez tellement mieux notre histoire que nous la vôtre ! L’ouverture de votre pays par la force militaire occidentale, au 19ème siècle, me semble emblématique de la mondialisation : le Japon a longtemps voulu se préserver, se clore, mais son ouverture ensuite a été extrême, avec une force d’assimilation surprenante : vous parlez vous-même d’une « ardeur dans le désir d’une incorporation totale, qui est en quelque sorte une tradition de notre pays », déjà à l’œuvre jadis dans le rapport à la civilisation chinoise.
Cette situation de pensée pose l’inquiétante question de l’originalité, ou plutôt de la copie qui cherche à être meilleure que l’original : non pas tant rattraper que dépasser le modèle. Et maintenant que le Japon est allé plus loin que l’Occident dans ce que Heidegger appelait l’européanisation du monde, qu’est ce qu’on fait ? C’est me semble-t-il le point où vous tenez, comme arrêté, pour penser votre condition dans ce qu’elle a de mixte. L’Ecole de Kyoto ici n’est pas la traduction d’un bouddhisme superficiel, mais au contraire un effort pour creuser ce qu’il y a de singulier, et d’atteindre l’universel au détour du plus singulier. Nous sommes tout proche ici d’un vieux texte de Ricœur sur la rencontre des cultures, où il écrit : « Nous pouvons très bien nous représenter un temps qui est proche où n’importe quel humain moyennement fortuné pourra se dépayser indéfiniment et goûter sa propre mort sous les espèces d’un interminable voyage sans but (…) ce serait le scepticisme planétaire, le nihilisme absolu dans le triomphe du bien-être. Il faut avouer que ce péril est au moins égal et peut-être plus probable que celui de la destruction atomique (…) Lorsque la rencontre est une confrontation d’impulsions créatrices, une confrontation d’élans, elle est elle-même créatrice. Je crois que, de création à création, il existe une sorte de consonance, en l’absence de tout accord. C’est ainsi que je comprends le très beau théorème de Spinoza: « plus nous connaissons de choses singulières, plus nous connaissons Dieu ». C’est lorsqu’on est allé jusqu’au fond de la singularité, que l’on sent qu’elle consonne avec toute autre, d’une certaine façon qu’on ne peut pas dire, d’une façon qu’on ne peut pas inscrire dans un discours» (Histoire et Vérité, Cultures nationales et civilisation planétaire, p.330-331).
Il est important de pointer que la conversation n’est justement possible qu’en absence de tout accord, et peut-être justement parce que nos perspectives ne s’accordent pas. Vous même citez Derrida qui écrivait dans le cahier de l’Herne dédié à Ricœur : « Il me semble que nous avons toujours partagé une croyance, un acte de foi, tous les deux, chacun à sa manière et depuis son lieu propre, son lieu de naissance, sa « perspective » (eh oui) et l’unique « porte de la mort ». Cette croyance nous engage, comme une parole donnée. Elle nous donne, elle nous appelle à savoir une chose simple et incroyable que je figurerais ainsi : par-dessus ou à travers un abîme infranchissable que nous n’avons pas su nommer, nous pouvons néanmoins nous parler, nous entendre ». La tâche est donc de nous dépayser dans nos propres origines. Et s’il faut avoir un soi pour rencontrer un autre que soi, le soi est lui-même tensif, mixte toujours déjà, et comme provenant de plusieurs sources. Dans la lecture de Ricœur que vous proposez, c’est parce que le soi porte en lui-même une altérité constitutive qu’il peut rencontrer d’autres que soi qui soient des autres soi, et non des choses ou des idées.
Vous montrez aussi que cette polyphonie dans laquelle ma voix est portée parmi d’autres, loin de nous conduire à un certain relativisme, nous amène au contraire à sentir modestement l’étroitesse de notre point de vue, l’étranglement de notre voix, comme cette hypersincérité que vous allez chercher dans la lecture d’Abraham par Kierkegaard. Le témoin sincère, qui sait n’apparaître que parmi d’autres, ne sait lui-même pas très bien où est son point de cohérence : ce n’est pas à lui d’expliciter entièrement ce qu’il veut dire car cela le dépasse toujours un peu. Vous écrivez : « se déclarer témoin ne signifie pas se déclarer capable de tout expliciter de ce dont on est témoin ». Il y a des témoignages difficiles qui « excèdent la capacité de compréhension ordinaire », écrit Ricœur, et vous commentez : « Le caractère extraordinaire de ces témoins ne consiste-t-il pas dans le fait que ce dernier recours à une certaine confiance de soi n’est pas simplement incomplet, destiné à la brisure permanente, mais devient totalement absurde pour ces témoins qui ont perdu tout sens de la confiance ? » Les bons témoins sont ceux qui peuvent perdre confiance en eux-mêmes.
Entre les témoins, il n’y a rien qui soit forcément concertant, en tout cas rien de concerté, mais l’acceptation par chacun que c’est l’autre qui lui fait place et l’atteste comme témoin. Par définition sommes mutuellement témoins, à la fois chacun de nous portant ses débats intérieurs, ses commencements et recommencements, comme vous le faites de façon exemplaire, et dans l’intervalle que nous formons et que tout particulièrement vous avez su créer entre nous et vous, aux deux caps de ce vaste continent commun qui est simplement la philosophie. Merci à vous.
Olivier Abel
Paru dans Etudes théologiques et religieuses, 2011/3.