Notre lecture s’attachera au petit chapitre sur l’habitude dans Le volontaire et l’involontaire[1], et nous adoptons ici une entrée dans l’éthique de Ricœur par un thème qui touche à la condition humaine la plus ordinaire, telle qu’elle est à l’œuvre dans notre corporéité et nos capacités élémentaires. Certes il y aurait d’autres entrées possibles dans l’éthique de Ricœur, des grandes entrées plus majestueuses, comme celle de la conversation presque lyrique entre la négativité et l’affirmation originaire, ou bien l’entrée par le thème tragique de l’ampleur du mal. Le mal n’était pas une notion abstraite pour un orphelin de la première guerre mondiale, qui a vu son pacifisme de l’entre deux guerres défait par l’ampleur du désastre de la seconde et de la Shoah. Toute la finale de Le volontaire et l’involontaire est hantée à la fois par la gratitude d’être encore au monde (« être là est une splendeur ») et par la difficulté à consentir au monde tel qu’il est. Rappelons d’ailleurs que les premiers grands thèmes de la philosophie de Ricœur en ce sens sont éthiques, au sens large du terme : il dialogue avec Spinoza, Hegel, Nietzsche, Jaspers et Nabert, autour du mal, de la volonté, de l’homme coupable et capable, de l’homme faillible et vulnérable, mais aussi de la violence et de la non-violence, de la guerre et de l’Etat : l’éthique touche ainsi la politique, l’économie, la culture.
Mais même ici, Ricœur n’a cessé de rappeler que nous sommes toujours déjà portés, en amont de nos catégories morales et de nos intentions conscientes, par un ethos. « Il me semble que si on veut atteindre le noyau culturel (…) il faudrait pouvoir creuser jusqu’aux rêves permanents qui constituent le fonds culturel d’un peuple et qui alimentent ses appréciations spontanées et ses réactions les moins élaborées (…) c’est dans ce sens que je parle du noyau éthico-mythique »[2]. L’idée exprimée par ce texte est assez proche de ce qui fait le cœur de l’éthique dans Soi-même comme un autre : en deçà de la morale (qui est conscience et interdit), il y a une orientation éthique primordiale, une affirmation originaire, c’est à dire une sorte de socle éthique d’évaluation, de vouloir, de désir, de volonté au sens nietzschéen, de préfiguration, de précompréhension.
C’est bien pour cela qu’il y a besoin d’une herméneutique[3], d’un déchiffrement de ce qui est implicitement compris comme bon, heureux, et souhaitable, et d’une poétique, s’il s’agit de bouleverser ces préconceptions et de les réorienter. L’ethos est tissé d’habitudes, au sens fort du terme, qui sont à la fois des hexis au sens d’Aristote, des excellences, des vertus exercées, mais aussi des mœurs déjà déposées et sédimentées, une Sittlichkeit plus profonde que toute Moralität, et qui en forme en quelque sorte le soubassement, le socle. Sans ce réseau de capacités, de parler, d’agir, de se raconter et s’imputer des actes, de se souvenir, de promettre, de pardonner, etc, la morale ne serait qu’une injonction idéaliste et impossible. On tire ainsi une ligne presque directe entre le thème de l’habitude dans Le volontaire et l’involontaire et celui des capacités dans Soi-même comme un autre et Parcours de la reconnaissance. Ce qui nous semble visé par Ricœur, c’est une pragmatique de l’habitude, comme « manière d’être acquise, contractée, qui donne pouvoir au vouloir » (VI, p.367). Cette condition ordinaire de l’éthique, que Marc Breviglieri appelle « l’assurance intime de pouvoir », est constitutive de ce que Ricœur désignera ensuite comme les capacités humaines.
Cependant nous pointerons une profonde ambivalence morale de l’habitude. D’une part, sur son registre actif, elle marque aussi une éclipse de la responsabilité, voire une excuse (« c’est parti tout seul »). En ce sens là elle est une des manifestations du côté néfaste de « ce dont les hommes sont capables », et il faut entendre le mot « capable » aussi en ce sens-là, capables du pire. D’autre part, sur son registre passif, elle marque une accoutumance, un ensommeillement, une insensibilisation, voire une indifférence. Pour répliquer à ce paradoxe de l’habitude, il nous faudra déployer une poétique de l’innovation et de la sédimentation, à la fois dans l’ordre de nos œuvres et dans celui de nos habitus, de nos capacités à sentir, à agir, à habiter.
Un vieux thème de la pensée « française »
D’où provient l’intérêt de Ricœur pour l’habitude ? Selon ses propres dires, Roland Dalbiez, son premier maître de philosophie au Lycée de garçons de Rennes (en classe terminale et lors des deux années de Lettres Supérieures, en 1930-1933), « redistribuait les matières du programme entre deux grands ensembles, théorique et pratique : le premier regroupait la psychologie de la connaissance, la logique et la métaphysique du Vrai, le second, la psychologie des émotions, de l’habitude et de la volonté, la morale et la métaphysique du Bien »[4]. De ce petit souvenir, nous pouvons tirer une ou deux remarques préliminaires pour cette étude.
La première est que Ricœur a très tôt rencontré l’habitude comme un thème de la philosophie pratique, avec un professeur qui estimait que la psychologie de l’involontaire elle-même est à ranger au versant « éthique » de la philosophie. Cette entrée en matière est originale, car elle donne de l’éthique une version anti-idéaliste, aux assises larges, et commence par un éloge de l’habitude peu fréquent, même dans la tradition française de philosophie réflexive. Dans les notes que le jeune Ricœur prend du cours de Dalbiez sur l’habitude[5], on voit dès l’introduction que l’habitude est « élévation de niveau, capitalisation, enrichissement ». Cette entrée en matière est sans doute marquée par l’orientation aristotélicienne[6] et néo-thomiste de Dalbiez, et l’on suivra l’habitude, « disposition durable et acquise à agir ou a subir les mêmes actes », depuis le plan inorganique de l’inerte, en passant par les variations de l’organique, et jusqu’au plan psychique[7]. En ce sens, déjà, l’habitude est une bonne entrée dans l’éthique de Ricœur. Car c’est tout simplement par là qu’il a commencé.
La seconde remarque est que Ricœur n’a pas seulement suivi les cours de Dalbiez, mais ensuite en Licence à l’Université de Rennes ceux d’Albert Burloud, qui développait une psychologie des tendances et définissait l’habitude comme une tendance acquise, un schème capable de s’inscrire en actes ou de modifier nos manières de percevoir. L’horizon de cette théorie de l’habitude est profondément spinoziste, puisque Burloud parle de la durée, dans la nature naturante, comme constituée par ces tendances et ces habitudes des choses[8]. Dans Le volontaire et l’involontaire, plus tard, Ricœur l’évoque ainsi : « A.Burloud a consacré un livre remarquable à ces ‘tendances’ et à ces ‘schèmes’ qui servent d’intermédiaire entre l’effort et l’organisme ; il a souligné avec raison que l’activité de ségrégation et d’intégration qui dégage et organise ces formes est indépendante de la volonté et que le dynamisme psychique doit être recherché plus bas que l’effort lui-même, contrairement à la conception ‘monarchique’ de Maine de Biran, qui concentre toute l’activité dans le fait primitif de l’effort »[9]. On sent ici l’influence de Ravaisson, sur laquelle nous reviendrons plus longuement.
Plus généralement, il n’est pas très surprenant que le thème de l’habitude prenne place dans Le volontaire et l’involontaire, car c’est un thème classique de cette tradition réflexive française, méfiante à l’égard des grandes spéculations, et attachée à l’analyse de la vie ordinaire. Depuis les observations de Montaigne au chapitre XXIII de ses Essais[10] (1595), celles de Descartes, qui montre dans Les passions de l’âme (1649) comment les esprits animaux suivent dans le cerveau les voies déjà frayées par un passage précédent[11], et celles de Pierre Bayle dans l’article « Pauliciens » de son Dictionnaire[12] (1697), en passant par l’important Influence de l’habitude sur la faculté de penser (1799) de Maine de Biran[13], et le superbe petit traité De l’habitude (1838) de Félix Ravaisson, jusqu’à Bergson distinguant la mémoire pure et la mémoire habitude[14] (1896), Proust dont La recherche du temps perdu (1913-1927) fourmille d’analyses étonnantes des formes de l’habitude[15], et Marcel Mauss avec son essai sociologique fondateur sur « les techniques du corps » (1934), on peut dire que c’est un thème classique. Dans la partie de son chapitre de « la spontanéité corporelle » sur l’habitude, Ricœur cite très souvent Ravaisson et Burloud, mais aussi Renouvier, Pradines, Guillaume, Janet, Hamelin, Marcel, Jankélévitch et bien d’autres. Pour ma part j’ajouterai le Pensée et re-création de Philippe Fauré-Frémiet[16], qui est un vibrant éloge de l’habituation comme recréation en soi, incorporation (savoir interpréter une partition au piano, savoir conduire une voiture, etc). Enfin dans les mêmes années Merleau-Ponty travaille aussi ces questions, et Michel Henry propose une relecture phénoménologique radicale de Maine de Biran[17]. Bref, on peut dire que Ricœur n’a fait qu’ajouter un petit chapitre à cette longue tradition d’une réflexion de l’ordinaire.
Plusieurs questions se posent alors : cette tradition n’est-elle pas, comme l’estime Dominique Janicaud, solidaire d’une métaphysique, sinon même d’une théologie[18]? Benoît Thirion rapporte comment pour Ricœur lui-même « Ravaisson a essayé de retrouver le secret des grandes cosmologies dont le propre est d’articuler le monde en une hiérarchie de degrés »[19]. Mais peut on en adopter le pur noyau de description en refusant les postulats métaphysiques qu’il implique ? En ce sens là on pourrait examiner s’il n’y a pas, implicite dans le déploiement de l’habitude chez Ricœur, une métaphysique de la vie indissociable de son éthique, dans le sillage de Spinoza mais peut-être aussi de Bergson — ce serait le point où Ricœur serait le plus proche de Deleuze, on y reviendra.
Une autre question peut être posée : dans son remarquable article intitulé « L’équivoque de l’habitude »[20], Claude Romano cherche à démanteler cette tradition française en mettant en cause la cohérence même de la notion : pour lui le mot « habitude » recouvre des phénomènes irréductibles les uns aux autres, les uns tournés vers l’accoutumance et la routine, les autres vers l’apprentissage et l’acquisition de capacités nouvelles. Ce sera l’un des motifs de la présente étude que de résister à cette dissociation, tout en prenant très au sérieux, sur le plan de ce que j’appelle ici le paradoxe éthique, l’analyse de l’équivoque pointée par Romano. Mais attardons nous d’abord sur ce sous-chapitre sur l’habitude, objet de notre étude, dans Le volontaire et l’involontaire.
Eloge de l’habitude
Avant d’en exposer les grandes lignes, il est utile de rappeler son emplacement dans l’économie générale de ce premier tome de La philosophie de la volonté, Le volontaire et l’involontaire — livre longuement muri pendant les années de captivité[21] et qui a constitué sa thèse de doctorat soutenue en 1950. Les trois moments qui le composent, « décider », « agir », « consentir », commencent chaque fois par une description pure, de type phénoménologique, puis creusent en deçà du « décider » vers l’involontaire de la motivation, en deçà de l’ « agir » vers l’involontaire de « la spontanéité corporelle » (c’est ici que nous trouvons le couple formé par l’émotion et l’habitude), et en-deçà du « consentir » vers l’involontaire de la nécessité vécue (l’inconscient, la naissance, la vie). Il s’agit donc d’une phénoménologie des pouvoirs involontaires que le corps offre à l’action volontaire, et plus généralement d’une analyse de la réciprocité du volontaire et de l’involontaire. L’habitude est un involontaire relatif, au sens où il « a été »[22] voulu, même s’il ne l’est plus ou n’a plus besoin de l’être.
Lors de la séance du samedi 25 novembre 1950 de la Société française de philosophie, Ricœur reprend l’idée que « ces deux fonctions, l’émotion et l’habitude, se comprennent l’une par l’autre, par leur contraste : l’une est un dérèglement à l’état naissant, l’autre affecte mon vouloir par la force de l’acquis. L’habitude est ‘contractée’, l’émotion ‘surprend’; prestige de l’ancien, force de l’inédit ; fruit de la durée, irruption de l’instant ». Et il continue en estimant qu’il faut rompre avec le primat de l’automatisme « si l’on veut comprendre quelque chose à l’habitude, à la force du geste, du savoir ou du goût que nous avons contractés. C’est l’habitude souple qui a un sens ; c’est elle seule qui peut illustrer le couple originel du vouloir et du pouvoir » (Ricœur 1950). Comme chaque fois chez Ricœur, c’est parce qu’il y a un usage légitime qu’il peut y avoir une pathologie et un usage dégradé : « Un des buts de cette étude est de monter que les faits d’automatisme n’ont pas d’intelligibilité propre et ne se comprennent que comme dégradation ; nous pendrons pour référence l’habitude souple plutôt que l’automatisme » (VI, p.358).
C’est pourquoi je rassemblerai ces lignes sous l’idée orientée d’un remarquable éloge de l’habitude. Ricœur commence par observer qu’il est malaisé de délimiter le domaine de l’habitude, qui « affecte toutes les visées de la conscience, sans être elle-même une visée » et « représente une altération de toute nos visées » (VI, p.353). Déclinant les traits qui lui paraissent constitutifs de l’habitude, il écrit : « Quand je dis : j’ai l’habitude de… 1° je désigne un caractère de l’histoire de mes actes : j’ai ‘appris’ ; 2° je m’apparais affecté par cette histoire : j’ai ‘contracté’ l’habitude ; 3° je signifie la valeur d’usage de l’acte appris et contacté : je ‘sais’, je ‘peux’ » (ibid.). J’ai appris : « L’idée-clef de l’habitude, la règle eidétique qui commande toute enquête empirique, est que le vivant ‘apprend’ par le temps » (ibid.). C’est ce qui fait de l’habitude humaine cette trace de l’histoire de soi à travers nos manières acquises d’exister, d’agir et d’être affectés[23]. Dans le même temps, la volonté « n’a pas le pouvoir direct de constituer des habitudes » (VI, p.355)[24], elle ne peut qu’activer ou désactiver, approuver ou entraver ces formes qui s’insèrent dans la durée vivante et s’y s’assimilent comme des pré-perceptions, des pré-conceptions (« plus pensantes que pensées », des formes motrices qui ne sont plus perçues comme telles et « facilitent l’exercice de mouvements apparentés » (ibid.), bref des « schèmes ».
Ensuite l’habitude est contractée : prolongeant les « savoir-faire préformés », ce qui est ainsi acquis « participe à cette familiarité et en même temps à cette étrangeté de la vie si proche de nous et si déconcertante » (VI, p.356). L’habitude contractée prend figure d’une certaine irréversibilité, alors que l’émotion, que Ricœur place en polarité avec l’habitude, serait l’imprévisible qui nous surprend (VI, p.357). Enfin et surtout l’habitude est « un pouvoir, une capacité de résoudre selon un schéma disponible un certain type de problème : je peux jouer du piano, je sais nager » (ibid.). Et c’est ce qui nous met en garde contre la tentation de définir l’habitude par l’automatisme, selon un préjugé romantique paradoxalement renforcée par une certaine psychologie empirique qui majore les déclenchements automatiques (ibid.)[25].
Après cette entrée en matière intitulée « L’habitude humaine », Ricœur s’intéresse à deux aspects remarquables de l’habitude : la coordination interne de l’action par rapport à ses signaux régulateurs et la facilité qu’elle offre au déclenchement du mouvement. Dans la séance de novembre 1950 de la Société française de Philosophie, Ricœur résume : « Cet involontaire de coordination et cet involontaire de facilitation illustrent très exactement ce qu’est un pouvoir. Notre corps s’offre à nous comme une totalité mouvante de pouvoirs, de structures motrices et affectives, plus ou moins souples, plus ou moins générales, à la façon de règles, de méthodes transposables dont la spontanéité s’offre en quelque sorte à notre volonté. Il suffit de regarder vivre nos gestes familiers pour voir comment notre corps va devant, essaie et invente, répond à notre attente ou nous échappe. Bref, le corps est ici cette spontanéité pratique, tour à tour émotive et coutumière, qui médiatise nos vouloirs (…) Selon l’admirable intuition de Ravaisson, dans son petit livre sur l’Habitude, la volonté opère à travers des vouloirs abolis comme à travers des désirs éveillés » (Ricœur 1950).
Quant à ces coordinations internes de l’agir, il écrit : « Vivant parmi nos œuvres, qui sont des blocs d’intelligence abolie, nous y répondons par des conduites qui sont aussi de l’intelligence et de la volonté naturalisées » (VI, p.362). En même temps qu’elle prend forme dans les gestes, l’habitude s’installe dans les choses familières que son usage dispose à l’entour. Et « ce qui a pu être l’objet d’une intention volontaire recule au rang d’organe d’une autre intention volontaire » (VI, p.360). C’est pourquoi avec Ravaisson on peut l’appeler un retour de la liberté à la nature. Mais ce qui la caractérise c’est de pouvoir être transposée : « il faut savoir gré, ici encore, à l’école de la Forme d’avoir accentué le caractère organisé et transportable des vraies habitudes (…) Ce sont plutôt des règles, des méthodes, essentiellement transportables qu’on peut appeler ‘schèmes’ » (VI, p.362).
Quant à la facilitation, c’est la surprise que le corps réponde si bien à la moindre impulsion : « Que se cache-t-il derrière cette docilité énigmatique de l’habitude qui a effacé les traces de sa propre histoire ? Rien n’est plus impénétrable que le familier » (VI, p.364). Ricœur n’hésite pas à parler de l’inventivité que recèle l’habitude, de sa capacité d’improvisation. C’est « une puissance d’essai en tous sens qui habite nos pouvoirs acquis ; cette invention est particulièrement manifeste dans les savoir-faire qu’il faut acquérir d’un seul coup et sans détailler, équilibre à bicyclette, saut à la corde, saut périlleux » (VI, p.365)[26]. Ricœur parle alors de la sagacité de l’habitude à laquelle il est plus sage de nous confier.
Le sous chapitre sur l’habitude se termine dans deux directions : d’une part un élargissement positif du thème en direction du savoir et du pouvoir, et d’autre part une retombée toujours possible, une chute dans l’automatisme. Sur le premier versant, l’habitude est « une manière d’être acquise, contractée, qui donne pouvoir au vouloir ». Suivent alors deux pages sur les habitudes intellectuelles qui conduisent nos rapprochements d’idées, et le savoir comme savoir-faire : « Sans cesse ce que j’apprends, ce qui est appréhendé dans un acte original de pensée, s’abolit comme acte et devient une sorte de corps pour ma pensée » (VI, p.370). Sur le second versant « se dessine la tentation du sommeil et de la paresse, comme si l’habitude était aussi un point de faiblesse offert à la plus perfide peut-être de la passion, la passion de redevenir chose » (VI, p.373).
Pourquoi ce qui semblait jusqu’ici un pouvoir souple et docile est-il ainsi menacé de durcissement, de rétrécissement, d’automatisation, d’ossification, d’ensommeillement ? C’est d’abord le péril et l’usure du quotidien, mais Ricœur va jusqu’à écrire qu’« il semble que par notre corps nous participions à un obscur fond d’inertie de l’univers » (VI, p.386). On trouve ici un des rares points où Ricœur avoue une sorte de cosmologie ou de métaphysique implicite, face à laquelle son éthique de l’affirmation, de l’attestation, et du don en surabondance, se dresse et milite. On serait ici au plus proche de la lecture que Janicaud et Thirion proposent de Ravaisson.
Mais on peut lire cela tout simplement comme le revers de la médaille : on ne peut avoir la vertu de quelque chose sans en avoir les effets pervers, et le pouvoir spécifique d’une faculté comme l’habitude n’est pas dissociable de sa forme spécifique d’impuissance[27]. D’une certaine manière, les échecs de l’habitude, dont se moquait un peu facilement Bergson, sont encore à mettre à son crédit, et leur analyse a beaucoup à nous apprendre sur la bonne marche des habitudes. D’ailleurs « des habitudes très anciennes peuvent ainsi rester des habitudes jeunes ; l’ossification est une menace inscrite dans l’habitude, mais non son destin normal » (VI, p.377). C’est cette ambivalence de l’habitude qu’il nous faut maintenant approfondir.
Ambivalence de l’habitude
On a vu que Ricœur termine son texte en élargissant l’habitude en direction de nos savoirs et pouvoirs, et en la rétrécissant en direction de la sclérose et de l’automatisme. Claude Romano, dans l’article cité, pointe cette ambivalence, qui fait tantôt de l’habitude une élévation de l’esprit à la matière, un apprentissage créatif et délicat, tantôt une retombée de l’esprit dans la matière, une répétition monotone[28]. Il observe que si Ravaisson voit plutôt le premier côté, et Bergson plutôt le second, tous sont captifs de la question cartésienne de l’interrègne entre l’esprit et la matière (ou de la question kantienne de l’interrègne entre la liberté et la nature), et que cela empêche Merleau-Ponty ou Ricœur de voir que l’aisance avec laquelle une dame porte son chapeau n’a rien à voir avec la faculté acquise par la danseuse d’interpréter une musique par des mouvements du corps aussi subtils. Claude Romano estime alors que l’habitude n’existe pas, que son équivoque sémantique recouvre des phénomènes irréductibles. Il ne faut pas confondre ce qui s’acquiert avec effort et ce à quoi l’on renonce avec effort : on peut tenir à des routines, mais ce n’est pas par routine que le violoncelliste interprète sa partition, c’est par un exercice continu (Romano 2011 : 195). Dans ces activités complexes, jouer d’une instrument, skier, nager, danser, on répète pour ne pas répéter, on décompose pour mieux recomposer, et on progresse du facile au plus difficile[29].
Bref, « il existe une mémoire inerte et itérative, celle de la routine, et une autre agile et innovante, celle de l’exercice en vue d’un apprentissage et de l’aptitude qui en découle. La première est une mémoire morte, répertoire de gestes usés et machinaux, la seconde une mémoire vivante en modification continue. La première se borne à répéter, la seconde ne cesse de sélectionner, parmi ces performances, celles qui sont les plus proches du geste à atteindre. La première est faite de gestes parcimonieux, étriqués, indifférents, atrophiés, monotones, programmés; la seconde de gestes déliés, adaptés, imprévisibles. En prétendant ranger sous la même étiquette de « mémoire-habitude » ces deux mémoires, on rapproche des phénomènes distincts et même, à certains égards, antithétiques » (Romano 2011 : 197).
Claude Romano explique par cette équivoque le revirement de Ricœur, parti pour montrer l’habitude comme vecteur de la liberté, mais y montrant finalement la chute dans la routine. Il discute le postulat de Maine de Biran, qui lui semble être celui de Ricœur, que le volontaire se définit par l’effort[30], et l’involontaire par la facilité. Si dans l’habitude-routine on abdique sa liberté, dans l’habitude-aptitude nous augmentons notre liberté. C’est ainsi qu’il propose de dissocier l’accoutumance et la routine de l’aptitude acquise, et termine par une apologie de l’habitude : « L’‘habitude’, tout au moins dans l’un de ses sens principaux, serait le terreau germinatif d’une liberté, et nullement ce qui l’atrophie et l’étouffe » (Romano 2011 : 204).
Il me semble d’abord que Ricœur se reconnaîtrait assez bien dans cette formule finale, et tout ce que nous avons relevé chez lui d’éloge de l’habitude y conduit. Et il aurait volontiers convenu qu’il faut distinguer les phénomènes : « Autre chose est de faire facilement, sans effort, avec peu d’attention, une opération compliquée, autre chose est de la faire à son insu et malgré soi » (VI, p.380). Pourquoi donc, après avoir relevé la même ambivalence, Ricœur tient-il au caractère indissociable des deux aspects de l’habitude ?
C’est peut-être d’abord la prudence sémantique de Ricœur car « le langage recèle une sagesse, un véritable tact phénoménologique »[31] : nous disposons de mots, déposés dans le lexique commun, chargés d’expériences et d’usages, et certes nous devons régulièrement les reprendre par une analyse sémantique qui refasse jouer leurs écarts, leurs tensions constitutives (ce qu’il fait pour la volonté, le mal, responsabilité, la reconnaissance, etc). Mais il ne nous appartient pas de nous redonner un langage neuf et entièrement transparent à nos choix — nous reviendrons plus loin sur cette condition langagière elle-même liée à l’habitude.
C’est surtout que Claude Romano affirme que « l’aptitude ne suppose, pour être acquise, aucune routine » (Romano 2011 : 196), alors que Ricœur estime que l’on peut dire d’une certaine manière qu’« un acte est d’autant plus disponible au vouloir qu’il est plus automatisé » (VI, p.380), et montre la dynamique par laquelle le difficile devient facile, libérant l’attention pour une difficulté supérieure. De même ainsi qu’à l’externe les œuvres, et les implications de nos paroles et de nos actes, échappent à nos intentions en se mêlant au cours du monde et en s’autonomisant, de même à l’interne nos pouvoirs les plus familiers deviennent en quelque sorte « autres que nous, comme un ‘avoir’ qui ne coïncide pas exactement avec notre ‘être’. » (VI, p.373)[32]. Or cette double altération ou « aliénation », par laquelle l’œuvre se détache des intentions initiales, et par laquelle l’habitude incorpore un acte volontaire et tendu en puissance involontaire et détendue, n’est pas malheureuse. Le processus d’automatisation n’est que « la contrepartie de cet esprit d’à propos, de cette inventivité, de cette exubérance de l’habitude », le revers inévitable de la médaille.
Mais avant de déployer les conséquences de ces remarques, il nous faut revenir à Ravaisson et montrer par un autre chemin que chez lui aussi ces deux aspects de l’habitude, repris d’ailleurs des descriptions de Maine de Biran, ne sont pas des phénomènes simplement juxtaposés par les hasards ou l’habitude du vocabulaire, mais profondément liés et associés dans ce que j’appelle le paradoxe de l’habitude. Reprenons cette analyse, qui me semble son coup de génie : « L’effet général de la continuité et de la répétition du changement que l’être vivant reçoit d’ailleurs que de lui-même, c’est que si ce changement ne va pas jusqu’à le détruire, il en est toujours de moins en moins altéré. Au contraire, plus l’être vivant a répété ou prolongé un changement qui a son origine en lui, plus encore il le produit et semble tendre à le reproduire. (…) La réceptivité diminue, la spontanéité augmente. Telle est la loi générale de la disposition, de l’habitude que la continuité ou la répétition du changement semble engendrer dans tout être vivant »[33].
Nous tenons sans doute ici le pli métaphysique qui traverse l’ouvrage de Ravaisson, et que Heidegger admirait[34] : c’est un pli spinoziste (la tendance de tous les êtres à persévérer dans leur être), mais surtout leibnizien, au sens où Gilles Deleuze en poursuit l’aventure intellectuelle[35]. Les êtres subissent et réagissent, mais aussi ils reçoivent et donnent. Entre ceux qui répercutent presque immédiatement, avec un peu de perte, ce qu’ils ont subi, et ceux qui diffèrent et donnent d’une certaine manière plus ou tout autrement qu’ils n’ont reçu, il y a une hiérarchie qui est celle de la complication du centre nerveux capable de recevoir et d’agir, et d’augmenter l’écart et le contraste entre la réceptivité et la spontanéité[36]. Et peut-être même n’y a t-il de répétition-créative que parce qu’il y a de la répétition-dépérir[37] ? Cette métaphysique de l’asymétrie du vivant[38] n’est pas la ligne qui a été suivie par Ricœur, même si ça et là pointent quelques rares indices de son intérêt pour cette vie plus profonde que la mémoire et l’oubli (dernière page de La mémoire, l’histoire, l’oubli). C’est d’ailleurs dans les très belles pages sur ce qu’il appelle l’oubli de réserve qu’il faudrait aller chercher l’axe de cette métaphysique, l’idée qu’il y a en nous des dispositions indisponibles mais qui nous rendent disponibles au reste, un noyau de mémoire profonde, où l’oubli n’est ni d’usure ni de refoulement, mais de réserve[39], au sens où là comme ailleurs Ricœur parle d’un « oublié fondateur »[40].
Pragmatique et poétique de l’habitude
Plutôt cependant que de déployer ce qui aurait pu devenir, sinon une métaphysique de l’habitude, du moins une philosophie du vivant (gageons que de toute façon Ricœur l’aurait conduite dans un débat de tous les instants avec la biologie), Ricœur a le plus souvent bifurqué vers une anthropologie éthique et pragmatique.
Pragmatique, d’abord cette façon de prendre dans la même accolade de la « spontanéité corporelle » l’émotion et l’habitude. C’est ici déjà ce geste, que l’on retrouve partout au long de ses œuvres, significatif à la fois d’une méthode et d’une éthique, et qui est celui de la correction mutuelle : « Ainsi les périls de l’habitude sont-ils inverses de ceux du désordre, comme ceux du sommeil de ceux de l’agitation. Ces périls même appellent leur mutuelle éducation sous le signe de l’effort » (VI, p.387). « La clé du problème de la docilité et de la résistance est dans les rapports complexes de l’habitude et de l’émotion dont nous n’avons encore noté que le contraste. Ces deux modes de l’involontaire sont tout à tour appui et obstacle par rapport à un vouloir qui les éduque l’un par l’autre » (VI, p.393). D’un côté en effet, face au désordre des émotions, l’effort nu serait inefficace sans la médiation pacificatrice par excellence, l’habitude[41]. En retour c’est en prenant appui sur l’émotion que l’on échappe à l’ordre de l’habitude. Enfin « L’idée géniale de Descartes est d’avoir fait de la générosité une synthèse d’action et de passion. Plus haut peut-être que la complicité de l’effort et de l’habitus il salue la fusion du vouloir et de l’émotion dans la joie. La joie est l’émotion que je ne peux plus m’opposer, que le travail du négatif ne peut plus entamer ; elle est la fleur de l’effort ; entre elle et l’effort est un pacte sans fissure ; c’est même ce qui distingue la joie du plaisir : dans la joie se réconcilient l’habitude réglée par l’effort et l’émotion immanente à l’effort » (VI, p.400) [42]. Notons au passage ce jeu entre la résistance chère à Maine de Biran et cette « docilité énigmatique de l’habitude » dont on a vu plus haut que c’est elle qui intriguait Ricœur.
Ensuite Ricœur a très tôt pointé la dimension temporelle, historique, des apprentissages, et donc la dimension sociologique des habitus. Mais de la même manière que le concept de « pratico-inerte » chez Sartre implique une conception trop aliénée, figée, passive, des œuvres humaines (solidaire sans doute d’une conception trop choséifiée, plate et inerte de l’Être), la sociologie pragmatique de « l’action qui convient » et des « régimes d’engagement » (notamment dans le proche), s’est beaucoup appuyée sur Ricœur pour penser l’habitus moins comme un déterminisme de classe un peu massif que comme un ensemble de dispositions souples, à la fois acquises et sans cesse réinterprétées. Marc Breviglieri notamment, prolongeant les travaux de Laurent Thévenot, et à propos du travail social avec les sans abri, montre comment l’injonction morale, sociale, politique à être capable et responsable présuppose une sorte de capacité primitive d’apprentissage, « l’assurance intime de pouvoir se rendre capable », et que la fragilisation de l’habiter entrave ce sentiment de sûreté et donc de disponibilité. Il refuse de dissocier les habitudes ou habiletés des points d’appui familiers dans l’espace habité, et montre comment dans le cas des SDF l’ouverture au monde se trouve rétrécie par une insensibilisation protectrice — de la même façon que le management cherche aujourd’hui souvent à détacher les agents de leurs habitudes, de leurs liens familiers. L’originalité de Breviglieri ici est d’aller chercher dans Le volontaire et l’involontaire ce soubassement qui permet ensuite de déplier la théorie des capacités telle qu’on la trouve par exemple à son amplitude maximale dans Le parcours de la reconnaissance. Pour comprendre cette amplitude, il faut donc remonter de la pragmatique tardive de l’agir à la phénoménologie primitive de cette passivité paradoxale, condition d’activité, qu’est l’habitude[43]. Nous touchons bien ici aux conditions de l’éthique.
Mais il n’y a pas que le versant actif de l’habitude, et nous venons justement de voir à l’œuvre son versant passif d’insensibilité. Si l’on prend au sérieux l’équivoque pointée par Claude Romano, on peut la porter au niveau du paradoxe : l’ambivalence de l’habitude c’est que le progrès dans l’intelligence et la puissance de l’activité ne s’accompagne pas forcément d’un progrès dans la sensibilité et l’ampleur de la réceptivité, bien au contraire. A l’augmentation des capacités actives, que l’habitude facilite jusqu’à rendre les humains capables du pire, répond sur le versant réceptif une accoutumance qui peut aller jusqu’à l’insensibilisation sinon l’indifférence. Hannah Arendt écrivait dans le Prologue à la Condition de l’homme moderne, qu’il se pourrait que nous ne soyons plus jamais capables de comprendre ce que nous sommes capables de faire. C’est ici me semble-t-il le cœur du paradoxe éthique de l’habitude : nous ne sentons plus ce que nous faisons. Or ce paradoxe, central dans la faculté d’habitude, peut bien être dit central dans la condition éthique toute entière, l’asymétrie de l’agir et du sentir dont Rousseau avait mesuré l’importance : l’agir humain s’est peu à peu doté de prothèses artificielles et de prolongements techniques qui lui donne une aire immense, tandis que notre sensibilité est restée finie et limitée. C’est cette disproportion qui est la possibilité non seulement de nos erreurs d’appréciation, mais de nos fautes, la condition de notre fragilité éthique. C’est là toute l’ambivalence des progrès de la condition de l’homme moderne.
Devant cette aporie, quelles ressources pouvons nous encore aller chercher dans l’œuvre de Ricœur ? Repartons de cette idée que la responsabilité éthique ne concerne pas seulement l’agir mais aussi la sensibilité, qu’il s’agit d’augmenter notre empathie, de mieux sentir ce que nous faisons. Comment élargir notre sensibilité, notre réceptivité ? Comment nous rendre plus sensibles à ce que nous subissons comme à ce que d’autres subissent ? Seule une poétique de la sensibilité peut nous donner des facultés de sentir à la hauteur de la puissance de notre agir.
On le sait, c’est là d’abord un travail de l’imagination. Ricœur l’a beaucoup dit pour la capacité d’agir : « c’est dans l’imaginaire que j’essaie mon pouvoir de faire, que je prends la mesure du je peux. Je ne m’impute à moi-même mon propre pouvoir, en tant que je suis l’agent de ma propre action, qu’en le dépeignant à moi-même sous les traits de variations imaginatives sur le thème du je pourrais »[44]. Comment étendre cela au versant passif et réceptif de l’habitude ? Rappelons nous que Ricœur n’a cessé de résister à la prétention heideggerienne de remonter en deçà du schématisme kantien dans une « racine » commune et de dissoudre l’aporie kantienne de l’inscrutabilité du temps[45]. Mais justement les habitudes sont des schèmes contractés, des schèmes acquis, des schèmes exercés avant que de devenir des dispositions indisponibles, et non une sorte de schématisme ontologique radical et invariant. Il me semble que c’est cette analyse de l’habitude que bien plus tard Ricœur transpose dans ce qu’il appelle le schématisme de l’attribution métaphorique[46]. La métaphore vive bouleverse la perception. « En schématisant l’attribution métaphorique, l’imagination se diffuse en toutes directions, réanimant des expériences antérieures, réveillant des souvenirs dormants, irriguant les champs sensoriels adjacents »[47].
Ce détour est d’autant plus intéressant pour nous que nous ne pouvons pas thématiser tout ce qui se trouve en arrière de nos usages. Il y a en effet des métaphores déposées, toute une épaisseur de préfiguration qu’on ne peut pas entièrement expliciter, et qui résistent d’ailleurs à l’argumentation. Or cet arrière-plan n’est pas non plus une structure a priori et immuable, c’est un ensemble d’habitus dans lequel notre ethos a pris forme, et qui est modifiable par leur exercice même qui ne cesse de les améliorer, ou simplement de les ajuster. Mais d’un autre côté il y a des métaphores vives, et la poésie, la fiction ouvrent en nous un schématisme inédit, qui nous rend capables de sentir, d’agir, d’habiter le monde autrement. Non seulement elles rouvrent nos possibles les plus propres, nous font sentir des capacités enfouies, mais elles ouvrent en nous des capacités qui n’y étaient pas. Elles nous font voir autrement et agir autrement. Le jeu de la métaphore, comme celui du récit, et le schématisme de l’attribution métaphorique comme celui de l’intrigue narrative, déploient une dialectique de l’innovation et de la sédimentation, de l’écart et de la répétition, qui n’est pas sans rapport avec le phénomène même de l’habitude, si on le prend dans son ampleur[48].
On peut certes proposer une description phénoménologique pure du décider, de l’agir, du consentir : mais il faut bien reconnaître, en deçà de l’agir, cette part involontaire qui n’est pas un involontaire absolu, mais du toujours déjà là, déposé en schèmes, en dispositions, en langage. On se demande alors si le langage tout entier n’est pas à relier à cette thématique de l’habitude. C’est bien ici le fond langagier sur lequel se détache et peut se former la parole. Et nous n’aurions ni la parole ni l’action si nous ne disposions (habere) de ce fond de dispositions acquises et exercées. Mieux : c’est bien parce qu’il existe quelque chose comme un schématisme métaphorique que nous sommes dotés de cette capacité étonnante de faire des rapprochements[49], de saisir le sens d’un usage sémantique inédit, de comprendre une métaphore vive, ou d’attraper un geste, un pouvoir d’agir que nous n’avions jamais exercé[50].
Le plus habituel est comme toujours le plus étonnant, et l’habitude est étonnante par son « énigmatique docilité » même. Mais nous remarquerons pour conclure que cet étonnement ne se trouve pas uniquement dans la tradition philosophique française. L’anglais Samuel Butler écrivait en 1877 : « le blé (…) ne transforme la terre et l’humidité en froment que grâce à la présomptueuse confiance qu’il a dans sa propre habileté à le faire, confiance ou foi en soi-même sans laquelle il serait impuissant »[51]. On pourrait trouver chez Emerson des remarques comparables, et Nietzsche a développé dans le Gai Savoir (§295) des remarques profondes sur ce qu’il appelle des « habitudes brèves », le bonheur de goûter le monde à travers de nombreuses habitudes, que nous épousons et quittons tranquillement. Il conclut : « ce qui me terrifierait vraiment, ce serait une vie totalement privée d’habitudes, une vie qui exigerait une improvisation constante ; ce serait mon exil, ce serait ma Sibérie ».
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