D’emblée je voudrais souligner que le pardon est une figure assez marginale dans l’éthique de Ricœur, et qu’il serait très difficile de soutenir que l’éthique de Ricœur soit une éthique du pardon. Majorer le pardon dans l’éthique de Ricœur serait commettre un malentendu aussi ennuyeux que de réduire sa philosophie à son herméneutique, fût-ce à une herméneutique critique. Pour prendre seulement deux exemples, sa philosophie de la volonté, prolongée dans sa philosophie de la fragilité et de l’action, déborde de toute part la question du pardon. De même sa philosophie du langage, de la métaphore et du récit, déborde l’herméneutique par bien des côtés. Et le thème n’apparaît explicitement et méthodiquement développé que dans l’épilogue de La mémoire, l’histoire, l’oubli.
Pour donner une illustration de cette réticence à traiter du pardon, lorsqu’en 1989 je suis venu lui demander de rédiger un texte pour le volume collectif que je préparais sur le pardon[1], Ricœur m’a répondu que ce n’était pas un des thèmes qu’il travaillait. Je pense que c’est seulement après avoir vu le soin que je mettais à distinguer les différentes conditions des différents plans notionnels du pardon, et plus encore quand il a vu Jacques Derrida entrer en matière et ne pas hésiter à publier sur ce thème, qu’il s’est en quelque sorte senti autorisé à entrer dans un débat qui avait déjà atteint un certain niveau argumentatif — niveau qu’il a su porter très loin dans les pages de la fin de La mémoire, l’histoire, l’oubli que nous allons commenter, et dont voici un premier fragment :
« Le pardon pose une question principiellement distincte de celle qui a motivé notre entreprise entière, celle de la représentation du passé (…) c’est d’une part l’énigme d’une faute qui paralyserait la puissance d’agir de cet « homme capable » que nous sommes; et c’est, en réplique, celle de l’éventuelle levée de cette incapacité existentielle, que désigne le terme de pardon. Cette double énigme traverse de biais celle de la représentation du passé »[2].
Dans ce livre là encore le pardon est donc marginal. C’est un thème très tangentiel à la question majeure de la représentation du passé absent, mais aussi à l’autre grande question du livre, celle d’une juste politique de la mémoire et de l’oubli. Car Ricœur récuse l’idée d’une politique du pardon : les peuples sont incapables de pardonner, de sortir de la relation ami-ennemi (p. 617-618). Il y a des choses qui ne se décident pas ainsi, et sur lesquelles la coercition n’a pas de prise.
Pour bien comprendre ce point, il importe de mesurer l’extrême méfiance de Ricœur à l’égard de l’amour, et plus exactement à l’égard de toute synthèse prématurée entre l’éthique religieuse de la réconciliation ou même simplement de l’agapè compatissante, et l’éthique du magistrat. C’est ce que l’on trouve déjà à la fin de “État et Violence”, texte des années 50 paru dans Histoire et Vérité. Et c’est peut-être une des premières occurrences discrètes du thème. S’il n’y a pas de politique du pardon, c’est que “l’amour s’avère étranger au monde et pour cette raison, non seulement apolitique mais antipolitique” (p. 635). Le pardon est pour Ricœur un thème de l’amour, et il se méfie terriblement de ce thème trop magnifique (voir son très bel Amour et justice[3]), qui affole toujours les boussoles sémantiques et les repères argumentatifs — or notre auteur a une fureur argumentative, comme il dit lui-même, qui s’accommode mal de ce genre de flou. Quoi qu’il en soit, l’amour ne se commande pas, ne s’argumente pas davantage, ne connaît pas les règles du jugement et ne les cherche même pas, il embrouille tout, il confond tout etc. Ricœur, par un autre chemin comme toujours, converge ici avec Hannah Arendt, dans cette méfiance à l’égard de la compassion qui ne laisse pas de place au débat, à la distance, à la pluralité, au conflit même — et donc à ses règles.
Mais d’un autre côté il ne s’agit pas non plus tout uniment de ramener le curseur de la synthèse du côté de l’histoire ou la justice. C’est ici l’autre méfiance, à l’égard de tout ce qui pourrait se présenter comme un « jugement dernier », notion théologique pour lequel Ricœur professe une franche détestation, et qu’il tient comme une contradiction dans les termes. Justement il y a différentes formes d’impartialité, il n’y a pas de tiers absolu, comme s’il était important justement de laisser place pour une marge antipolitique. Le décalage est irréductible, c’est peut-être cet anachronisme qui fait le temps humain, et ce serait alors au citoyen de refaire la profondeur du tiers à partir d’une sorte de dédoublement tragique des optiques ou des voix. Ricœur ne réduit pas la fonction du dissensus à l’action pédagogique, cérémoniale et d’une certaine manière exceptionnelle des grands procès médiatisés : ce qui l’intéresse, me semble-t-il, c’est le dissensus généralisé, un dissensus ordinaire et qui se diffuse à tous les plans de la conflictualité démocratique. J’irai jusqu’à dire que le politique est ici bordé par un plan tragique, éventuellement antipolitique, qui autorise la plainte, et même la vengeance et le pardon que le politique ne saurait comprendre.
La narration de l’autre
Essayons cependant de continuer à étaler devant nous quelques-unes des cartes dont nous disposons pour reconstituer, même en discontinu, le petit parcours éthique du pardon chez Ricœur. En insistant sur la pratique typiquement ricœurienne de la discontinuité des problèmes, sa manière critique de les distinguer, de les dissocier, je voudrais cependant tout de suite affirmer une première thèse, que sa philosophie du temps, de la mémoire, de la reconnaissance et de l’oubli n’est certainement pas destinée à servir de marchepied à une morale du pardon — je dis cela contre les lectures qui tendraient à suggérer que toute la stratégie du livre est faite pour amener au pardon, y obliger en quelque sorte, y trouver la seule issue aux apories de la mémoire et de l’oubli. On le verra à la fin, le thème du pardon est davantage un découronnement, ou au moins une détotalisation, un inachevement.
Dans l’œuvre antérieure, je vois quelques occurrences de l’idée de pardon, mais non thématisées exactement comme telles. D’abord, pour entendre le fragment précédemment cité, il faut évoquer le travail de longue haleine de Ricœur pour penser la capacité humaine, l’homme capable, et pour penser conjointement la vulnérabilité humaine, l’homme fragile. Le mal, et particulièrement la culpabilité, a été l’occasion de penser l’articulation entre ces deux faces de l’humanité. Ce qui est dangereux dans la figure de l’homme coupable, c’est la croyance qu’il remplit exactement l’intervalle, et que toute mal subi est l’envers d’un mal agi qu’il suffirait d’imputer à une responsabilité pour refaire l’unité humaine, par la magie de la rétribution punitive. Ce qui est important dans cette figure, c’est qu’elle pointe les parages où l’homme capable se révèle incapable, impuissant, vulnérable ; et les parages où l’homme vulnérable, victime, doit à son tour être remis en situation de capacité, rappelé à la possibilité de promettre, de pardonner, de se tenir pour responsable et capable. Dans Le juste, ainsi, Ricœur travaille particulièrement la notion de réhabilitation dans un sens qui voisine avec le pardon entendu en ce sens là.
C’est alors un thème de la sagesse pratique, qui cherche, après avoir arrêté le pire, à sortir du tragique en cherchant l’apaisement. Lisant Hegel dans un intermède préparant à la sagesse pratique, Ricœur observe que le pardon suppose « le renoncement de chaque parti à sa partialité », à l’étroitesse de son angle d’engagement. « Or c’est précisément une telle conciliation par renoncement, un tel pardon par reconnaissance, que la tragédie –du moins celle d’Antigone– est incapable de produire. Pour que les puissances éthiques que les protagonistes servent subsistent ensemble, la disparition de leur existence particulière est le prix entier à payer »[4]. Cette disparition s’effectue non dans la synthèse, mais dans l’affrontement entre la conscience agissante et la conscience Ricœur : « Le pardon issu de la reconnaissance l’un par l’autre des deux antagonistes confessant la limite de leur point de vue et renonçant à leur partialité, désigne le phénomène authentique de la conscience »[5]. Le pardon suppose l’altérité en soi des deux voix. Mais pour cela, je dois faire place dans mon récit à la possibilité du récit de l’autre. C’est un thème que Ricœur a peu travaillé mais que toute son œuvre rend plausible : l’apaisement suppose l’installation dans une narration à plusieurs, où je laisse aussi l’autre me raconter, comme si la juste mémoire n’était jamais solitaire : on ne se souvient pas plus tout seul qu’on ne se pardonne tout seul.
Le thème du pardon se rattacherait ainsi au troisième « étage » de la petite éthique de Ricœur dans Soi-même comme un autre. Il cherche ici à distinguer trois plans. 1) Ce qui est estimé bon et qu’il appelle la « visée éthique », la promesse partagée d’une vie accomplie, la confiance aux vertus, aux désirs et aux finalités qui animent notre agir. 2) Ce qui s’impose comme obligatoire et juste, et qu’il appelle les « normes morales », le recours aux règles qui limitent le mal que nous pouvons nous faire les uns aux autres. 3) Ce qui est sage, simplement, praticable dans une situation complexe et difficile où les impératifs moraux semblent contradictoires, et c’est ce qu’il appelle la « sagesse pratique », qui ne sort du tragique que par les procédés tragi-comique de la minimisation, de la tendresse pour ce qui est petit, à nos pieds. On pourrait alors suggérer que le pardon oscille entre une figure radicale de l’amour du prochain et une figure ordinaire de la sagesse pratique, qui cherche des petits arrangements plutôt que des solutions totales. C’est cette équivoque qui m’intéresse chez Ricœur, comme si le pardon rapprochait des sphères éloignées, et tirait de ce rapprochement des significations inédites.
Mais pour raccorder le pardon à l’éthique, il faut reprendre et déplier le thème du récit, car l’identité du sujet, du soi, ne se découvre qu’au travers de ses variations (c’est l’identité-ipse que Ricœur distingue de l’identité-idem, d’une identité qui resterait toujours même qu’elle même). Or cette identité narrative suppose deux limites. C’est qu’avec le temps comme avec les autres on devient autre que soi-même, on a affaire à l’imprévisible autant qu’à l’irréversible, et on a affaire à soi-même comme un autre. Dans cet écart le sujet cherche à la fois à se maintenir comme « ipse » malgré l’altération, dans l’altération même (c’est la promesse), et à faire place à l’autre, y compris à l’autre soi-même, à soi-même comme un autre (c’est le pardon)[6]. Celui qui pardonne, celui qui est pardonné, accepte soi–même comme un autre. Son identité suppose une « désidentification » : on y touche à la mort de soi, à la naissance d’un autre soi ; et à l’impossibilité de cette mort et de cette naissance par soi. Il faut se reconnaître et avoir été reconnu comme un autre pour se reconnaître comme un soi. Et comme le remarque Hannah Arendt, dont on sait qu’elle installe dans Condition de l’homme moderne cette double réplique de la promesse face à l’imprévisibilité du cours de l’agir et du pardon face à son irréversibilité, il est difficile de se voir soi-même autrement et c’est une des raisons pour lesquelles il est pratiquement impossible de se pardonner à soi-même[7].
Le pardon apparaît ici lié à une certaine idée du sujet « qui » a fait ceci et cela, mais qui est simplement approuvé d’exister. Il vaut mieux que ses actes (MHO 642), et voilà précisément le comique. Car ce qui vaut le mieux, c’est justement quelque chose de tout bête et de tout faible, comme un corps singulier, mortel, sexué, comme un être qui désire être sans savoir ce qu’il désire. Comment d’ailleurs aurait-on un sujet fidèle, un sujet capable de promettre, un sujet capable de se raconter et de s’imputer quoi que ce soit, si l’on dissout entièrement le sujet dans ses actes et dits, s’il ne reste même pas, parfois, la petite case vidée, désœuvrée, un case d’identité absente, une case purement interrogative, une case pour laquelle la fidélité même est doute ? C’est parce qu’il est des moments mi-comiques mi-mystiques où l’identité n’est pas ce qui importe, que « je ne vois pas comment la question qui peut disparaître dans les cas extrêmes où elle reste sans réponse » (SA p.165).
La faculté de délier
La place accordée au « pardon difficile » en épilogue de La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli touche de très près à des préoccupations chez moi anciennes[8] , et je suis très sensible à la remarquable équivoque dans laquelle Ricœur place le pardon, car il le situe à l’intérieur de son livre comme quelque chose qui descend de sa hauteur inconditionnelle pour traverser l’ensemble des institutions (imprescriptibilité juridique, citoyenneté de la responsabilité historique) et des échanges (rétablissement d’une possible réciprocité) avant de revenir à soi dans ce que j’appellerais la « reconnaissance négative » de la Ricœur :
« Pour se lier par la promesse, le sujet de l’action devait aussi pouvoir se délier par le pardon » (p.595).
Dans cette traversée, le pardon doit aussi passer par l’épreuve de la justice, et non la court-circuiter (p.612), et Ricœur parle de la “conditionnalité de la demande de pardon”, face à l’inconditionnalité du pardon accordé — il ne déplie d’ailleurs pas assez à mon sens le fait qui lui paraît sans doute trop évident qu’il y a aussi une conditionnalité du pardon accordé : celui qui pardonne n’est pas n’importe qui, n’importe quand, n’importe comment, et parfois cela aussi suppose de réunir des conditions, d’opérer tout un déplacement.
Mais justement dans le même temps, il parle du pardon comme d’un « il y a » exceptionnel, inconditionnel, extraordinaire, impossible parce que s’adressant à l’impardonnable (p.605 sq). Il parle de « gestes incapables de se transformer en institution » (p.594), et il parle d’abus du pardon comme il y a des abus de mémoire (p.607). On retrouve d’ailleurs cette dissymétrie dans l’ensemble de l’ouvrage, puisque Ricœur reconnaît une certaine fonction du devoir de mémoire, comme devoir de justice, à l’intérieur du trajet plus vaste et plus difficile du travail de mémoire ; mais qu’il refuse toute légitimité à un quelconque devoir d’oubli.
Or, et c’est là encore ma réserve, la prescription, l’amnistie, toutes ces opérations de l’oubli juridique, me semblent avoir une fonction éminente, pour sortir de la stasis, de la guerre civile qui menace : celle d’arrêter la logique du pire, et de faire place à une autre temporalité, celle d’un véritable travail de mémoire à plusieurs. Mais c’est que pour ma part j’avais tenté d’embarquer le pardon dans l’histoire[9] et les conflits politiques, à la fois dans les différends inextricables des contemporains, quand le conflit des mémoires vivantes n’est pas fini, et dans le difficile travail du remplacement des générations, dans l’impossible dialogue non tant de l’amnésie et du ressentiment, que de l’enfant issu de victimes et de l’enfant issu de coupables quant à l’irréparable lui-même. Alors que Ricœur place le pardon en marge de l’histoire, dedans-dehors.
Un peu comme dans un dialogue platonicien, Ricœur met donc en scène cette disproportion, cette dissymétrie radicale, à travers les lectures qu’il oppose et conjugue, par lesquelles il se laisse en quelque sorte intriguer avant de les mettre en intrigue et de les plier à son montage. C’est ainsi qu’il emprunte généreusement certains éléments de ma propre analyse des dilemmes moraux du pardon horizontal, et qu’il emprunte à Derrida quelques uns des caractères essentiels de la hauteur du pardon vertical[10]. Le cadre qu’il construit de cette façon me semble comme l’idée limite du livre entier, qui met en branle l’un vers l’autre la mémoire et l’oubli.
On le sait, on vient de le redire, Ricœur considère la notion de « travail de mémoire » comme plus ample que celle de « devoir de mémoire ». Il la met en rapport avec le travail de deuil, et les notions de deuil et de sépulture sont constantes dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli. Il y aurait ainsi, comme dans La Recherche du temps perdu, une sorte de souvenir qui revient du deuil, un orphisme de la mémoire. On ne retrouve dans sa mémoire que ce qu’on a vraiment perdu. Il y a cependant un autre versant du travail de mémoire, un versant plus vif, inchoatif, un versant de la mémoire naissante, en quelque sorte. La protestation de Ricœur serait que l’on ne peut désarticuler le deuil et la naissance, et que sous l’histoire et l’oubli même il y a la vie. On peut ici se souvenir que la naissance est un thème philosophique décisif sur lequel Ricœur rejoint Arendt et la cite au passage :
« Ne faut-il pas entendre ici une discrète mais obstinée protestation adressée à la philosophie heideggérienne de l’être-pour-la-mort ? ne faut-il pas ‘rappeler constamment que les hommes bien qu’ils doivent mourir ne sont pas nés pour mourir, mais pour innover’? À cet égard, ‘l’action paraît un miracle’. L’évocation du miracle de l’action, à l’origine du miracle du pardon, remet sérieusement en question toute l’analyse de la faculté de pardonner. Comment s’articule la maîtrise sur le temps et le miracle de la natalité ? C’est exactement cette question qui relance toute l’entreprise et invite à conduire l’odyssée de l’esprit du pardon jusqu’au foyer de l’ipséité. Ce qui, à mon avis, manque à l’interprétation politique du pardon, qui assurait sa symétrie avec la promesse au niveau même de l’échange, c’est une réflexion sur l’acte de délier proposé comme condition de celui de lier » (p 636).
Le pardon introduit à la fois une liaison, un lien de dette et de deuil, et une Ricœur, une rupture, la faculté de recommencer[11]. C’est pourquoi il ne faudrait pas majorer la naissance jusqu’à en faire une sorte de triomphe de la vie, comme un incessant processus de renouvellement, ce qui en manquerait complètement le tragique[12]. Le thème de la naissance apparaît dès Le volontaire et l’involontaire comme plus radical encore que celui de la mort, et comprenant à la fois celui de la joie vive du nouveau, et celui du deuil. La naissance aussi est orpheline, elle est un en deçà nécessaire de toute expérience, une limite fondatrice. Et je dirais volontiers que les dernières pages de La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, qui mettent en avant le caractère indécidable de la polarité qui divise l’oubli entre l’entropie endeuillée de l’effacement et la confiance heureuse en ce que Ricœur appelle l’oubli de réserve, portent cet équivoque à son paroxysme.
Si l’on fait crédit aux compétences des êtres ordinaires face au temps, on ne pensera donc pas le deuil sans penser la naissance, c’est-à-dire le désir d’être — c’est ici que le bergsonisme recèle sans doute un spinozisme discret, une orientation profondément affirmative, approbative de la pensée de Paul Ricœur, qui termine son livre sur la notion de vie, d’inachèvement. Mais cette continuité vivante qu’avec l’idée étonnante d’un oubli de réserve il oppose à l’oubli d’effacement, à la discontinuité des morts et des naissances, comme étant de même force, ne désigne pas quelque chose qui serait à notre disposition (sinon ce ne serait pas de l’ordre de l’oubli) mais quelque chose qui nous dispose. Plus encore : à cet égard, il n’y a pas de représentation du passé qui puisse en être la résurrection, ce que voudrait sans doute un travail de mémoire accompli (p. 649) : le deuil est là pour séparer le passé du présent et pour faire place au futur, c’est-à-dire à l’insouci, à l’oubli de soi.
D’où la note kierkegaardienne finale. Il est en effet un point où l’on peut parler d’un “oubli désœuvré”, et Ricœur cite alors les pages magnifiques de Kierkegaard sur les lys des chants et les oiseaux du ciel, qui ne travaillent pas, ne comparent pas, s’oublient eux-mêmes, et oublient qu’ils oublient[13]. Cette insouciance, cette Ricœur du souci de soi, est encore un thème du pardon, non seulement comme place faite à soi-même comme un autre, mais aussi comme effacement de soi-même devant autre que soi, et qui vient à naître, à paraître au monde. C’est justement parce qu’il y a la mélancolie, l’impossibilité même de faire entièrement le deuil, qu’il y a la naissance, qui n’achève ni ne supplée à ce travail, mais le désoeuvre. La difficulté du pardon est de ne céder ni au vertige de l’entropie, de l’oubli d’usure, à l’habituation qui relativise tout et par lequel tout retourne à l’indifférence[14]
; ni de céder au prestige de la néguentropie, de cette entropie négative par laquelle la mémoire voudrait pouvoir tout reprendre, trier et computer jusqu’à ce que rien ne soit jamais perdu, dans une récollection et une rédemption totales du passé entier[15].
Tel est le point jusqu’où il me semble possible de conduire l’idée que l’épilogue sur le pardon en parergon de La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, est une limite, un paradoxe, un horizon[16] . C’est justement encore une idée kantienne, et c’est comme s’il prenait encore une fois la défense d’une conception kantienne de l’histoire humaine.
L’horizon du pardon
Il nous faut revenir et achever sur cette place du pardon en épilogue. Dans un petit livre sur l’éthique de Ricœur, La promesse et la règle (Paris : Michalon, 1996), j’avais moi-même glissé un épilogue sur “Amour et justice” où je cherchais à montrer cet équivoque, la tension vive, la torsion à laquelle il soumet la règle d’or (de ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’on nous fasse). Tantôt elle joue du dehors de la justice comme cette vieille promesse qui sans cesse rouvre les règles de la justice procédurale :
« détachée du contexte de la règle d’or, la règle du maximin resterait un argument purement prudentiel, caractéristique de tout jeu de marchandage. Non seulement la visée déontologique, mais même la dimension historique du sens de la justice, ne sont pas simplement intuitives, mais résultent d’une longue Bildung issue de la tradition juive et chrétienne, aussi bien que grecque et romaine. Séparée de cette histoire culturelle, la règle du maximin perdrait sa caractérisation éthique ».
Tantôt elle formule de l’intérieur un principe de justice et de réciprocité qui, séparé de l’amour, devient pervers à son tour :
« Sans le correctif du commandement d’amour, en effet, la règle d’or serait sans cesse tirée dans le sens d’une maxime utilitaire dont la formule serait do ut des, je donne pour que tu donnes. La règle : donne parce qu’il t’a été donné, corrige le “afin que” de la maxime utilitaire et sauve la règle d’or d’une interprétation perverse toujours possible ».
C’est sans doute pourquoi le juste peut tantôt comprendre l’opposition du légal et du bon, tantôt être opposé au bon qui pointerait alors vers l’amour infini[19]. L’amour tantôt oriente le juste par le désir du bon, tantôt excède de toute part le juste.De la même manière, dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, le pardon joue tantôt horizontalement comme une demande de réciprocité soumise à des règles et des conditions. Tantôt il joue verticalement comme l’inconditionnel qui peut arriver sans que jamais on puisse non seulement le commander mais le faire — s’en croire capable. Il faudrait donc à la fois sans cesse se déplacer pour assumer la responsabilité de la demande du pardon, s’en rendre capable (ce qui est soumis à condition), et dans le même temps s’en accepter incapable, impuissant : il faudrait que le pardon soit entièrement désintéressé et on ne sait jamais s’il l’est[20].
Le lien de l’épilogue avec le reste du livre est alors très incertain, comme un supplément dont on ne sait pas si et comment il se rattache à l’ensemble : Ricœur annonce tout de suite qu’il s’agit d’une autre question que celle de la représentation du passé qui motivait l’ensemble du livre : si le pardon donne le ton de l’épilogue, c’est plutôt comme une figure de la sagesse tragique ou comme
« une eschatologie de la représentation du passé. Le pardon, s’il a un sens et s’il existe, constitue l’horizon commun de la mémoire, de l’histoire et de l’oubli. Toujours en retrait, l’horizon fuit la prise. Il rend le pardon difficile : ni facile, ni impossible. Il met le sceau de l’inachèvement sur l’entreprise entière » (p. 593).
Ricœur d’ailleurs annonçait plus haut qu’il fallait placer le pardon « hors texte »[22]. Dans l’optique du livre, la profondeur de « la faute relève des parerga, des à-côtés » (p. 597-598), comme toutes les situations limites sur lesquelles il se penche en épilogue. Ce mot parerga, parergon, peut nous aider à penser cette place équivoque du pardon en épilogue. Un épilogue n’est pas une conclusion. Ricœur parle d’inachèvement. J’ajouterai qu’il s’agit moins d’une reconnexion qui permettrait de consolider tous les acquis du parcours, que d’une sorte de « détotalisation », d’un renvoi au commencement — mais bien sûr alors, on ne recommence pas pareil.
Le terme de parerga[23] est employé par Kant dans la note finale qui achève la première des quatre remarques générales qui terminent les quatre parties de La religion dans les limites de la simple raison (Paris : Vrin, 1965, p. 76-77). Ces quatre remarques portent sur la grâce entendue comme ce qui confine à la religion et lui donne son cadre mais ne saurait en devenir partie intégrante. Le désœuvrement de la grâce doit rester une limite extérieure à la religion[24]. De la même manière, il me semble que Ricœur place son épilogue sous le titre du pardon (et d’une économie du don et de la perte), pour le situer sur cette marge qui n’est ni dedans ni dehors.
L’épilogue de Ricœur place le pardon[25] sur une limite qui en fait une notion justement très kantienne — au sens de la question : “Que m’est-il permis d’espérer ?” Pour reprendre l’approximation philosophique du vocabulaire théologique de La Religion dans les limites de la raison pure, on pourrait dire avec Ricœur que : « le pardon se propose comme l’horizon eschatologique de la problématique entière de la mémoire, de l’histoire et de l’oubli ». Le pardon serait-il enfin comme l’horizon eschatologique de la mémoire apaisée, de l’oubli heureux ? Justement il faut tout de suite entendre cela comme une idée limite ; et c’est pourquoi Ricœur continue : « Mais cette approximation de l’eskhaton ne garantit aucun happy end pour notre entreprise entière : c’est pourquoi il ne sera question que de pardon difficile (Épilogue) » (p. 376). C’est bien pourquoi il faut en « poursuivre l’examen hors texte, sur le mode de l’épilogue » (p. 375).
Cet horizon est moins défini comme la fusion des horizons au sens de Gadamer, que comme une fuite d’horizons, et un inachèvement (p. 537). L’eskhaton n’est pas le Jugement dernier, dont Ricœur se méfie terriblement (c’est pour lui une notion contradictoire, et même là il n’y a pas de tiers absolu). Et l’odyssée du pardon jamais n’atteint la Terre promise. C’est ce que Ricœur montre dans sa magnifique lecture de l’espérance chez Kant, qui demande d’“ajouter à l’objet de sa visée, pour qu’il soit entier, ce qu’elle a exclu de son principe, pour qu’il soit pur” (“La liberté selon l’espérance”, dans Le Conflit des Interprétations, Paris, Le Seuil, 1969, p. 407). Le mal radical “naît sur la voie de la totalisation, il n’apparaît que dans une pathologie de l’espérance, comme la perversion inhérente à la problématique de l’accomplissement et de la totalisation.” (ibid, p. 414).
Pour bien saisir ce point, je dirais que Ricœur ne conçoit pas du tout le pardon comme le couronnement ou la réconciliation téléologique de l’histoire, mais comme un eskhaton, une limite constitutive, et je dirais presque une condition ordinaire[26]. Et c’est pourquoi dans mon petit article sur “Le pardon ou comment revenir au monde ordinaire” (Esprit, août-septembre 2000), je protestais contre une manière de trop pousser le pardon en-dehors du monde, dans un extraordinaire impossible, et tentais de revenir d’un pardon sublime et inaccessible à un pardon moins dramatique. L’eskhaton, justement, c’est pas la fin du monde, bien au contraire. J’écrivais plus haut que si le pardon apparaissait comme cette détotalisation, l’odyssée inversée d’un parcours de la reconnaissance, un renvoi au commencement, on ne recommençait pas pareil.
S’il fallait recommencer, je repartirais de l’accent mis par Kant, dans La critique du jugement, sur les questions de réceptivité. Ce n’est pas seulement le sentiment que la beauté parle, mais qu’on ne sait pas ce qu’elle dit (c’est sans doute cela l’espérance). Ce n’est pas seulement qu’en l’absence de tiers nous pouvons faire place en nous à la possibilité d’un autre point de vue, dans une sorte d’élargissement de l’imagination (p. 414). C’est le fait que mes jugements, ma mémoire, mon témoignage, ne peuvent pas être forcés, obligés, commandés, ni imposés, et que leur crédibilité et leur communicabilité même reposent, fragiles, sur la manière dont ils se confient à leurs récepteurs. Mais à l’instar du plaisir, de la joie ou de l’amour, si le pardon n’est pas imposable (p. 605), il s’y joue bien quelque chose comme une sorte de traversée de la méfiance et du scepticisme, non vers une confiance assurée et absolue, mais vers la confiance dans la possibilité d’agir et de parler, et la reconnaissance indubitable que “cela a été” (p. 556-557). Ce zigzag de la confiance en son propre témoignage, qui rend au témoignage d’autrui la confiance qui lui est due, me semble le cœur battant de La mémoire, l’histoire, l’oubli. Mais ce cœur battant n’est jamais assuré. C’est bien la place du pardon dans l’éthique de Ricœur.
Olivier Abel
Traduction en anglais
The Unsurpassable Dissensus: The Ethics of Forgiveness in Paul Ricoeur’s Work »,
in From Ricoeur to action : the socio-political significance of Ricoeur’s thinking Conference, 211-228 ,
London, Continuum, 2012 .
Notes :
[1] Le pardon, briser la dette et l’oubli, Autrement Paris 1991 (auquel ont participé des auteurs aussi divers que J.Ellul, J.Baudrillard, P.Legendre, F.Smyth, J.Kristeva, A.Abecassis, S.Breton etc.).
[2] La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli Paris Seuil 2000, p. p.593. (cité ici MHO ; quand il n’y a pas d’autre indication, il s’agit de ce livre).
[3] Tübingen:Mohr, 1990. Un autre texte où il dit sa confiance en l’amour est son commentaire du Cantique des cantiques dans Penser la Bible, Paris: Seuil, 1998.
[4] Soi-même comme un autre, Paris Seuil, 1990 p.288 (cité ici SA)
[5] SA p.395.
[6] Ce sont les deux thèmes discrets par lesquels Ricœur termine Soi-même comme un autre.
[7] Ricœur reprend ces thèmes dans MHO Paris Seuil 2000, p.631, et p.642..
[8] En dehors de celles-ci citées, je signalerais seulement : « L’irréparable en histoire », Actes du Colloque sur Histoire et mémoire, sld M.Verlhac, CNDP-Grenoble, 1998, « Éloge de l’oubli, rupture et répétition », Le Supplément n°211 (Atem), p.141-156, « Impossible pardon », en réponse à Wiesenthal, Les fleurs de soleil, Paris: Albin Michel, 1999, p.165-182, et « Austin et la question éthique de la crédibilité », Revue de Métaphysique et de Morale, n°2/ 2004.
[9] « Ce que le pardon vient faire dans l’histoire », Esprit Juillet 93.
[10] Les analyses de V. Jankelevitch’s, que Ricoeur a découvert tardivement, sont distribuées sur les deux axes.
[12] Ce serait aussi une lecture erronée d’Hannah Arendt.
[13] Ce sont d’ailleurs les pages sur lesquelles, pendant des années, j’ai achevé mes Nuits de l’éthique.
[14] C’est le sens de la protestation de Jankélévitch mais aussi la critique du détachement schopenhauerien par Nietzsche. Deleuze en fait un remarquable commentaire que j’ai beaucoup utilisé pour Le pardon, briser la dette et l’oubli.
[15] C’est par ce double mouvement sans doute marqué aussi par la lecture d’un texte de Jean-François Lyotard sur Hannah Arendt (intitulé Survivant, dans ses Lectures d’enfance), que j’achevais mes “Tables de pardon”, en postface au Pardon, briser la dette et l’oubli, Paris : Autrement, 1992.
[16] Sur le même sujet j’aurais eu une démarche inverse, comme dans mon cours à Lausanne en 1996, intitulé “le pardon, l’histoire, l’oubli”, et qui commençait par un essai anthropologique sur le pardon nécessaire, ultra-ordinaire si je puis dire, avant de passer au plan proprement éthique d’un pardon conditionnel et délicat et d’en embarquer les dilemmes dans l’histoire.
[19] Comparer Lecture I, Paris Seuil 1986, p. 176 sq. et Le juste, Paris : Esprit, 1991 p. 113.
[20] Cf. Jacques Derrida, cité p. 607.
[21] Ricœur parle ailleurs de l’horizon d’accomplissement de la connaissance historique consciente de ses limites (p. 646).
[22] Voici la situation entière: « Manque pourtant un partenaire à l’enquête : le pardon. En un sens, le pardon fait couple avec l’oubli : n’est-il pas une sorte d’oubli heureux? Plus fondamentalement encore, n’y a-t-il pas la figure d’une mémoire réconciliée ? Certes. Deux raisons néanmoins m’ont conduit à en poursuivre l’examen en quelque sorte hors texte, sur le mode de l’épilogue », p. 375.
[23] Titre d’un recueil important de Schopenhauer, également employé par J.-S. Bach pour définir son œuvre comme un simple “ornement”.
[24] Si on intégrait la grâce aux œuvres de la religion avec ses effets, ses miracles, ses mystères, ses moyens, cela donnerait du fanatisme, de la superstition, de l’illuminisme, et de la thaumaturgie : ce ne serait plus la religion dans les limites de la simple raison.
[25] Il a dû beaucoup hésiter à adopter non ce ton, mais ce titre : dans Soi-même comme un autre, il parlait plus prudemment de la sagesse pratique qui traverse le tragique pour revenir à soi dans une reconnaissance qui fait place à « la pluralité dans la constitution même du soi » (Soi-même comme un autre, p. 344).
[26] La grâce ne vient pas couronner la nature ou l’histoire, elle les précède comme une déliaison première, un recommencement, un don premier, dont le pardon n’est que la gratitude et la reconnaissance. C’est pourquoi, dans le cours de Lausanne, j’adoptais cette syntaxe différente, commençant par le pardon.