On sait l’importance pour Ricœur de la conversation de la philosophie avec les sciences humaines et notamment avec l’histoire, à laquelle il a consacré plusieurs de ses ouvrages les plus importants, dont La mémoire, l’histoire, l’oubli (2000). C’est dire le caractère emblématique du colloque que le Fonds Ricœur a organisé les 2-4 décembre derniers avec l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 10 ans après la publication du livre., et 5 ans après la mort du philosophe, à l’occasion de l’ouverture au public de son espace documentaire.
Avant de dire quelques mots de ce colloque important, je voudrais présenter rapidement le Fonds Ricœur, son histoire et son projet. Lorsque, voici plus de quinze ans, Paul Ricœur m’a dit qu’il avait l’intention de donner sa bibliothèque à la Faculté protestante (où il avait enseigné de manière bénévole au long des années 60, créant la chaire où j’enseigne actuellement), je ne pensais pas, et lui sans doute encore moins, que nous donnerions à ce don initial une telle place. Pour accomplir tout cela il a fallu que de très nombreuses fées se penchent sur le berceau, des bonnes volontés personnelles, mais aussi des institutions diverses, qui ont toutes contribué à un titre ou à un autre à planter ce germe pour le futur.
On peut reprendre la distinction proposée par Hannah Arendt entre œuvre et action pour souligner à quel point le Fonds Ricœur que nous ouvrons aujourd’hui au public est le fruit d’une action à plusieurs. Une œuvre, cela peut se faire tout seul dans son coin, et cela demande même un certain retrait. Une action c’est forcément à plusieurs, c’est quelque chose de plus anonyme, de plus fugace, et nous pouvons dire que c’est comme un miracle : là où tant de familles se seraient déchiré l’héritage, là où tant d’universitaires se seraient jalousés, là où tant de clans politiques, religieux, disciplinaires ou idéologiques auraient tout fait pour récupérer la chose, nous avons simplement eu de la chance que tous les acteurs aient su garder le sentiment modeste qu’ils avaient besoin les uns des autres.
Qu’est ce donc que le Fonds Ricœur ? C’est d’abord un superbe fonds documentaire, une bibliothèque de philosophie disposée selon l’intelligence des cercles de lecture et d’écriture du philosophe, où l’on sent son atelier, et qui contient aussi toutes ses Archives. Cet espace documentaire, en étage au dessus à la Bibliothèque de la Faculté protestante, 83 bd Arago près de Denfert, est ouvert aux chercheurs du monde entier, bien sûr, mais il est ouvert à tous ceux qui demandent à y travailler, et nous espérons d’ailleurs aussi la visite de classes de lycée. Après tout nous n’avons rien de comparable en France pour aucun philosophe, ni contemporain comme Sartre ou Levinas, ni ancien comme Descartes ou Rousseau. Autour des Archives qui rassemblent aussi la totalité de son œuvre publiée, se poursuit une activité de publications en lien avec les éditions du Seuil. C’est le cas par exemple de la réédition de l’étonnant cours des années 50 sur Platon et Aristote que Jean-Louis Schlegel présente ici même.
C’est ensuite un centre de recherche, avec ses séminaires, ses colloques, ses publications, destiné à accueillir le mieux possible les étudiants et les chercheurs de partout. Loin de constituer un mausolée des amis de la pensée Ricœur qui chercherait à l’entretenir pour elle-même, il s’agit donc de reprendre et poursuivre les grandes discussions ouvertes par l’œuvre du philosophe, entre herméneutique, phénoménologie, et philosophie analytique, bien sûr. Mais aussi entre la philosophie et ses sources non-philosophiques, côté sciences de l’homme comme l’histoire ou la sociologie, ou bien côté littérature et poétique, et c’est ici que l’on doit inscrire l’herméneutique biblique, et enfin côté philosophie morale et politique, sur des questions aussi importantes que l’éthique de la justice et la prison, le dialogue des cultures et la traduction etc. Tout cela se fait de plus en plus en partenariat avec plusieurs institutions universitaires parisiennes comme l’EHESS ou les Archives Husserl de l’Ecole Normale Supérieure, mais aussi d’autres encore, du monde entier.
Le Fonds Ricœur est enfin au cœur un réseau international d’une étonnante densité et diversité, que nous avons senti lors de ces journées inaugurales où nous réunissions des correspondants et traducteurs venus à leurs frais du monde entier, du Japon, de Russie, d’Amérique latine, de toute l’Europe comme des Etats-Unis ou du Maghreb. Et cela montre que Ricœur n’a pas seulement été un universitaire captivé par ses lectures, mais un infatigable citoyen du monde, engagé dans tous les débats de l’époque, et y apportant un regard à la fois souvent prophétique et toujours responsable. C’est ce que nous voulons relayer en créant une Association Paul Ricœur, dont Jacques Mistral a accepté d’être le premier président, et qui invite les lecteurs d’Esprit à la rejoindre, pour en faire au milieu de Paris un lieu international de débat. Le site internet du Fonds Ricœur est un magnifique instrument bilingue de consultation à distance, utilisable depuis partout, et qui illustre ces diverses fonctions (http://www.fondsricoeur.fr).
Pour inaugurer cet ensemble, il nous a paru significatif de monter avec l’EHESS un colloque sur La mémoire, l’histoire, l’oubli, 10 ans après. Pour reprendre les trois registres qui viennent d’être évoqués, ce thème permettait de mettre en valeur le fonds documentaire (une petite exposition est présentée du cercle de lecture constitué par Ricœur en vis à vis de sa rédaction de La mémoire, l’histoire, l’oubli), mais aussi les recherches ricoeuriennes autour de l’interface philosophie-histoire, et enfin l’engagement public dans un débat difficile. Mêlant les disciplines (sept philosophes et deux historiens le premier jour, huit historiens et deux philosophes le lendemain), le colloque portait notamment sur la Shoah et sa représentation. Mais sur ces questions de mémoire blessée et d’usage public du passé, il fut aussi question de l’Algérie et de la France avec Philippe Joutard, de la Roumanie et de la Russie, avec Smaranda Vultur et Nikolay Koposov, du Brésil avec Jeanne-Marie Gagnebin venue traiter de Walter Benjamin.
Plus généralement il fut question du va et vient nécessaire entre mémoire et histoire, de leur persévérance et de leur mutuelle correction, et aussi de la place des témoignages et de leur réception. On a vu par exemple que si l’intrigue narrative a une place éminente dans la représentation du passé, et si les vies sont en quête de narrateur, la dimension éthique du récit ne saurait faire oublier les limites de la narrativité pour Ricœur. On a vu que l’événement est d’autant plus singulier qu’il est saisi dans son enchevêtrement explicatif. On a remarqué combien le vieux débat entre l’oral et l’écrit, plus complexe chez Platon qu’on ne croit, anime en sous main la différence entre la mémoire et l’histoire, et combien Ricœur proposait, à côté de l’oubli actif qui efface les traces, un oubli désoeuvré, en quelque sorte, qui ne travaille plus.
A chaque fois on a mesuré combien les questions laissées par Ricœur étaient plus amples, plus détaillées, plus profondes que les réponses qu’il y élabore avec prudence. C’est ce qui fait de La mémoire, l’histoire, l’oubli ce « monument d’inquiétude » dont parlait Elisabeth de Fontenay, sans tiers absolu et où rien n’a jamais le dernier mot. Il me semble d’ailleurs que l’éthique de la mémoire et de l’oubli, chez Ricœur, se fonde d’abord, face au scepticisme rongeur de notre temps, sur une confiance en quelque sorte élémentaire dans la crédibilité du témoignage confié à ses récepteurs, et jamais assuré de sa réception. C’est pourquoi on ne peut séparer chez Ricœur la critique de l’attestation, ni le soupçon de la confiance, qui s’enveloppent en quelque sorte mutuellement.
Ont participé à ce colloque, accueilli à l’Hôtel de Ville par Bertrand Delanoë par une conférence d’ouverture avec Pierre Nora et Jean-Claude Monod, et au-delà des proches organisateurs côté Fonds Ricœur (Catherine Goldenstein, François Dosse) et côté EHESS (Sabina Loriga, Jean-Marie Schaeffer), des personnalités aussi diverses que Frédéric Worms, Christian Delacroix et Jean-Michel Frodon, Johann Michel, Annette Wieviorka et François Azouvi, Morny Joy, Andris Breitling et Luba Jurgenson, ou bien encore Myriam Revault d’Allonnes et François Hartog. Les textes de ces derniers, ainsi que celui de Jean-Claude Monod, publiés le mois dernier ou ce mois ci dans Esprit illustrent certaines des facettes de ces journées inaugurales. D’autres colloques et publications sont prévus, et leur nombre, en France ou ailleurs, année après année, montre la vitalité des études ricoeuriennes. Le Fonds Ricœur est ouvert, c’est plus qu’un outil, un atelier collectif, et vous y êtes les bienvenus.
Olivier Abel
Recueilli par Élodie Maurot
Paru dans La Croix, 2010