La question du pardon dans l’histoire des relations internationales et des rapports entre les peuples se pose sur le fond des politiques de mémoire et d’oubli, dont il faut pointer les dangers. Certes, elles sont essentielles pour définir ce que nous sommes et voulons faire ensemble. Que retenons-nous du passé ? Qu’en racontons-nous ? Où plaçons-nous nos regrets ? Quelles promesses en tirons-nous ? Pourquoi nous faut-il parfois changer de passé, de « régime » de mémoire, quand nous voulons changer de régime politique, changer d’avenir ? L’art de raconter, de se souvenir, de se repentir, de pardonner, de promettre, est un ensemble délicat dont on ne peut retrancher un élément sans déséquilibrer l’ensemble. Commençons par les dangers des politiques de pardon.
Quelques problèmes des politiques de mémoire, d’oubli et de pardon
La politique consiste à instituer les conflits qui traversent la société, de façon à équilibrer les forces, elle passe donc par l’élaboration d’une « juste mémoire ». Lorsqu’à la suite d’un conflit civil une société est traversée par un conflit de mémoires douloureuses, qui ne s’échangent pas aisément, il est bon que l’histoire et les institutions politiques introduisent une sorte de distance, qui les oblige à cohabiter avec d’autres dans un espace de civilité.
C’est ici que surgit le premier problème qui va nous occuper : dans les relations entre les nations, il n’y a pas de « tiers », de tribunal impartial et reconnu par tous. Les livres d’histoire restent pris dans les optiques nationales, ou tout au moins dans les optiques des grands blocs de tradition. Le conflit des mémoires est sans remède. Le plus souvent le tribunal de l’histoire est celui du vainqueur, ce qui jette un doute supplémentaire sur les conditions d’une pacification des mémoires. L’idée répandue, et vraisemblable, est que le récit du plus fort, ou simplement le récit le plus fort (qui peut être celui du vaincu), l’emporte et impose sa version de l’histoire. Et nous sommes d’autant plus dans la compétition des récits, des mémoires rivales, que depuis Verdun et Auschwitz, nous assistons à l’effondrement des Grands Récits du progrès, qui permettaient aux humains de jeter un pont entre l’expérience du passé et l’attente de l’avenir[2], et cet effondrement touche aussi l’art de raconter. Quelle peut être la place du pardon dans un espace où les figures du tiers sont si fragiles, discutables, incertaines ?
Justement, en l’absence de tiers, les relations internationales et les rapports entre les peuples sont souvent régis par des phénomènes aussi archaïques et peu politiques que la vengeance, les représailles — mais aussi parfois le pardon. Car le pardon comme la vengeance s’opposent ensemble à l’institution de la justice, qui interdit de se faire justice soi-même, et qui poursuit le criminel même si la victime a pardonné. La condition serait que le pardon vienne après la justice, pour la compléter, et non avant, pour la court-circuiter. Le sens et la fonction de la justice et du pardon sont en effet différents : l’une est par définition imposable, alors que l’autre ne l’est pas. En justice on rétribue, on cherche à maintenir une sorte d’équivalence de la peine ; le pardon voudrait sortir de cette logique par une asymétrie qui permette de recommencer autrement. La justice introduit un tiers qui sépare les antagonistes, et fait écran à l’émotion, à la pitié et à l’horreur. Au contraire, on ne peut demander pardon à la place de celui qui a commis le tort, ni pardonner à la place de celui qui l’a subi. La justice arrête la spirale du malheur et vise à faire qu’ « on n’en parle plus », avec pour horizon temporel la prescription, et parfois même une amnistie générale. Le pardon suppose, lui, même si la justice est passée par là, de rompre le silence de l’amnésie ou du ressentiment : des années plus tard, il rouvre la possibilité de parler. Il déborde ainsi l’horizon de la responsabilité juridique et pénale, vers un sentiment à la fois plus intime de la responsabilité morale et plus vaste de la responsabilité politique.
Le second grand problème est celui du décalage des mémoires, des histoires. D’un côté l’on trouve un passé qui ne passe pas, des communautés, des peuples bloqués dans le ressentiment, de l’autre, on trouve des passés trop vite passés, niés, amnistiés, prescrits, oubliés, et même, pourrait-on dire, bazardés. D’un côté l’on trouve la démagogie identitaire, fabricant de fausses mémoires qui enflent parfois jusqu’à éclater. Mais c’est aussi la prolifération des commémorations, la patrimonialisation des lieux de mémoire, et le rêve de musées où le passé serait stocké et sauvegardé dans son intégralité. De l’autre côté se trouve la démagogie de l’amnésie, quand on efface du paysage toutes traces de l’existence de ce que l’on veut oublier, en nettoyant toutes les couches archéologiques contaminées par ce qui devrait n’avoir jamais existé, et en bétonnant un paysage tout neuf, méconnaissable, d’où le passé réel sera à jamais banni. Mais c’est aussi la disparition des mémoires marginales écartées par le marché, mises au rebut par l’accélération générale. Les deux côtés vont sans doute ensemble. Plus on échange, dans une société de vitesse et d’ouverture généralisée, et plus on a besoin d’avoir de l’inéchangeable, des clôtures de mémoires. Ainsi, notre époque se caractérise, un peu partout dans le monde, à la fois par un abus de mémoire et un abus d’oubli. C’est tout le travail du pardon que de rompre avec le ressentiment comme avec l’amnésie.
Les politiques du pardon et du repentir peuvent donc chercher à faire table rase ensemble pour se tourner vers l’avenir. Ou elles peuvent, au contraire, venir renforcer une mémoire écartée jusque-là, de par son aspect douloureux ou négatif. Elles peuvent même être une manière de montrer son ancienne importance, de faire valoir cette gloire négative d’avoir beaucoup contribué aux malheurs des autres ! Ce type de politiques a fleuri dans des contextes très divers : entre les peuples européens, à propos de la Shoah, avec des gestes comme celui de Willy Brandt, ou de Jacques Chirac, mais aussi par rapport au passé colonial, aux génocides, aux guerres civiles, aux violences d’État (Afrique du Sud), etc. La politique étrangère du Vatican, tout au long du règne de Jean-Paul II, a par exemple été marquée par cette politique du repentir. Le philosophe Jacques Derrida parle même d’un « théâtre du pardon », ou d’une « géopolitique du pardon »[3]. Il y voit d’ailleurs la poursuite d’un processus de christianisation en quelque sorte sécularisé, « qui n’a plus besoin de l’église chrétienne » — il veut parler de l’église romaine. Il estime cependant qu’il y aparfois de vrais gestes de pardon, mais qui échappent à toute finalité, ayant traversé l’impossible, car le vrai pardon s’adresse à l’impardonnable. Or les irréparables de l’histoire humaine sont de l’ordre de l’imprescriptible et de l’impardonnable. Mais lorsqu’on place la barre du pardon si haut, on risque de considérer tous les usages plus ordinaires du pardon comme des manipulations, et d’augmenter le niveau général de défiance.
Les conditions du pardon ordinaire et leur complication dans l’histoire
La question du pardon touche au problème de la fiabilité langagière, dans un monde où la question n’est plus seulement l’excessive crédulité, mais l’excès d’incrédulité, la méfiance générale. C’est pourquoi, à la différence de J. Derrida, il me semble important de ne pas toujours renvoyer le pardon vers des figures inconditionnelles, sublimes et religieuses, mais au contraire de le ramener à ses conditions dans le monde ordinaire. Quotidiennement, en effet, il arrive à peu près à tout le monde de dire « pardon » comme on dit « merci » ou « bonjour ». Que se passerait-il si nous devenions impuissants à y voir un acte de langage conditionné par son contexte, ou un compromis boiteux préférable à la haine ? Parfois même le pardon est une expression pour dire « poussez-vous », comme Obélix dans Le tour de Gaule envoyant en l’air un par un les soldats d’une cohorte romaine en s’excusant : « pardon, pardon, pardon » ! Le pardon peut alors directement excuser et couvrir la violence.
Les usages effectifs du terme dessinent ainsi une ample variation entre deux limites : sur l’une, nous avons un pardon simplement nécessaire pour coexister durablement, comme un invariant que l’on retrouve dans toutes les cultures sous des figures différentes ; sur l’autre limite, nous trouvons ce pardon quasi-impossible dont Derrida peut dire qu’il « arrive ». Entre ces deux figures du pardon se trouvent la gamme et les dilemmes d’un pardon plus ordinaire, plus conditionnel et plus discutable, probablement plus intéressant du point de vue de la philosophie morale et politique. Il l’est justement par ses difficultés, qui permettent d’explorer méthodiquement les embarras et les impasses tant dans la représentation du passé que dans l’action qui cherche à frayer un futur.
Examinons quelques-unes de ces conditions pragmatiques pour mesurer leurs obstacles et contradictions : 1) Le pardon n’est pas une parole magique, immédiate, qui tirerait un trait sur tout, mais c’est une parole, une rupture avec le silence, une libération de la mémoire, qui permet et suppose la remémoration d’un passé jusque là trop douloureux pour se formuler. 2) Nul ne peut se pardonner à soi-même, parce qu’il faut pouvoir se voir soi-même autrement, comme le dit Hannah Arendt[4], mais comment amener une nation à reconnaître un passé violent, à revoir son passé autrement que selon sa version officielle ? Comment se font les anamnèses collectives ? 3) Il ne faut pas confondre le pardon demandé avec le pardon obtenu : un pardon peut être demandé et non accordé, il peut aussi être donné et ne pas être reçu. Il y a, entre les deux, l’asymétrie entre un tort commis et un tort subi (avec ce tragique supplémentaire que celui qui l’a commis l’a parfois lui-même subi). 4) Il ne peut être pardonné qu’à ceux qui ont reconnu leur tort, et personne ne peut se repentir à leur place (c’est ce qui se passe pourtant lorsque des « représentants » de la mémoire, religieuse ou politique par exemple, se repentent publiquement pour ce qu’ils n’ont pas fait, ce qui suppose des conditions proprement politiques de représentativité). 5) Ceux qui pardonnent doivent être ceux qui ont subi le tort, et nul ne peut usurper cette place, à ceci près que si les enfants des coupables ne sont en rien coupables, les enfants des victimes sont encore souvent victimes en quelque chose, ce qui introduit un décalage irrémédiable. 6) On ne peut pardonner que lorsque tout a été fait pour tenter de réparer, et ce travail, accompagné par la conscience de l’irréparable, nous enseigne à ne plus recommencer. 7) On ne peut pardonner que ce que l’on peut punir, ce qui suppose un contexte où le rapport d’intimidation a suffisamment changé pour que ce soit physiquement possible, mais aussi une situation suffisamment claire et un passé suffisamment établi pour que l’on puisse désigner les victimes et les coupables.
Là où tout se complique, c’est que dans la plupart des situations historiques réelles, là où les torts infligés ont été trop graves, les conflits sont pour la plupart insurmontables : on ne s’entend pas même sur le tort dont furent victimes ou coupables des générations disparues. Il se peut également que le crime soit trop grand pour être puni, ou trop enchevêtré avec d’autres pour que l’on puisse isoler une causalité simple dans un échange de représailles. Comment alors déplacer des identités engoncées dans des conflits insurmontables, ou des mémoires enfoncées dans des passés irréparables ? N’est-on pas condamné au différend, c’est-à-dire à l’impossibilité de définir ensemble le langage dans lequel le tort sera formulé, et au décalage, par lequel le fait des générations accentue l’écart et entrave la possibilité de reconstituer un passé assez vaste pour comprendre ces mémoires et ces oublis, les reconnaître à leur place ?
Le pardon dans le conflit des mémoires
Sur le premier versant, il faudrait trouver des formes de pardon capables de répondre à ce tragique de conflit, où le différend est insoluble car l’on ne s’entend pas sur le malheur. Un pardon trop hâtif risquerait de constituer une dissimulation, une manière de refouler le différend, de faire taire les plaintes. C’est le danger d’une idée prématurée de réconciliation qui ferait l’économie de la considération fondamentale que dans l’histoire politique et dans l’histoire des peuples, il y a des amis et des ennemis, c’est à dire des sociétés qui ne se comprennent pas ou ne veulent pas se comprendre.
Dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paul Ricœur estime qu’il faut exercer ce qu’il appelle le dissensus civique, où le conflit des interprétations du passé reconnaît et élabore le différend. Ce dissensus surgit souvent à l’occasion des grands procès, mais il y a un dissensus ordinaire, une faculté d’accepter de discuter et d’écouter, de se confronter, qui se diffuse à tous les plans de la conflictualité démocratique. Il me semble que seul le débat public peut former des citoyens capables de supporter la tension entre l’imputation singulière des crimes à des individus coupables, et son imputation politique à une communauté consentante ou bénéficiaire. Le véritable citoyen refuse que la culpabilité soit tellement singularisée que tous puissent se décharger sur quelques « coupables émissaires », mais il refuse également que les responsabilités soient à ce point diluées, expliquées, comparées et relativisées que personne ne soit plus responsable de rien. Il se déplace ainsi pour prendre sur lui et partager la responsabilité. Et le vrai homme d’État, justement parce qu’il est capable de déplacer l’opinion publique qui l’a porté au pouvoir, est celui qui, comme Willy Brandt, alors qu’il n’est coupable de rien, va prendre sur lui la responsabilité politique de changer la donne.
Comment porter cela sur le plan des conflits et différends internationaux ? Comment composer avec des mémoires inconciliables, inscrites d’ailleurs dans des langues, des styles de tradition et des formes de vie différentes ? Il faudrait les amener à se réinterpréter ensemble mais sans s’abolir, au sein d’une intrigue plus vaste, capable de faire accepter le différend lui-même. Il s’agit d’élargir le langage de chacun, de façon à construire un langage mixte qui oblige chacun à faire place, dans son propre langage, à la possibilité du langage de l’autre. Le pardon ici autorise une sorte de débrayage des mémoires inéchangeables, non pour changer de mémoire comme on changerait de chemise, mais pour reconnaître l’étroitesse de son angle de vue, accepter que d’autres mémoires aussi étroites soient possibles, et pour ré-embrayer sur une mémoire commune plus vaste. On ne peut mettre fin à un différend entre des contemporains en le ramenant à un accord. Il faut installer ensemble les deux versions de telle sorte que chacune accepte la possibilité de l’autre, dans un travail de concessions réciproques, de narration à plusieurs voix.
C’est pourquoi il faut penser un pardon un peu plus complexe, intrigué, « compromis ». Le pardon a un effet sur la mémoire, puisqu’en la mêlant à d’autres, il la brouille, et qu’en l’autorisant à aller plus loin dans la remémoration, il la bouleverse et la déplace. Et pourtant, le pardon demande d’abord de formuler la mémoire telle qu’elle est, de dire la plainte, jusqu’au bout. Le paradoxe avec le pardon, c’est que lorsqu’on est le plus proche de la paix tout peut basculer dans la guerre. C’est au moment du pardon que se rejoue toute la scène. Il faut reprendre tous les rôles, une dernière fois, pour changer ces rôles et les repartager. C’est un moment d’autant plus périlleux que les plus grands désirs de partage peuvent s’inverser en intenses sentiments d’incommunication. Cela ne se fait pas sans précaution, surtout quand on a affaire à des torts irréparables. Rien n’est plus inexpiable que la guerre entre des conceptions de la réconciliation d’autant plus inconciliables que chacune d’elle s’estimait plus dévouée à la paix.
Le pardon dans le décalage des générations
Ce qui embrouille encore les choses et les rend si délicates, c’est le décalage que nous avons noté au passage entre les enfants des victimes, qui sont encore quelque part des victimes, et les enfants des coupables qui ne sont pas coupables. Un malheur se transmet, une blessure se transmet, même si on ne le veut pas, alors qu’une culpabilité ne se transmet pas, quand bien même on le voudrait. C’est cet écart temporel qui a si bien été décrit par Vladimir Jankélévitch[5]. On pourrait dire que chaque société porte dans son code moral et juridique son rythme propre d’effacement, son délai de prescription, et c’est l’une des difficultés : ces tempos ne coïncident pas. Plus profondément peut-être : la génération introduit un décalage tragique entre les morts et les nouveaux nés, car elle suppose en même temps le deuil et la dette envers les morts, et la joie des naissances qui fait place aux enfants qui vont grandir. La dette envers les morts ne saurait justifier une histoire qui ne fait pas place aux vivants ; et la naissance des enfants ne saurait justifier une histoire fondée sur l’amnésie. Comment penser un pardon capable de répondre à ce tragique du décalage des générations et de l’irréversible ?
Il n’est pas usuel de faire du pardon un thème de la rupture[6]. Mais tant que l’on n’a pas brisé le couvercle de l’amnésie, les crimes passés ne sont pas finis, les plus vieilles blessures sont prêtes à se rouvrir. Peut-on vraiment oublier l’irréparable? Le passé oublié est toujours présent, il se répète, il se reproduira encore. Nous sommes ici sur le versant freudien de l’analyse des échecs de la mémoire et de l’oubli. L’horreur n’est pas finie parce qu’elle est « oubliée », elle se poursuivra infiniment tant qu’une parole n’aura pas rompu avec le faux oubli et accepté de faire mémoire. Le pardon est un acte historique parce qu’il arrête la continuation du passé dans le présent.
Le travail du pardon, en ce sens, n’est pas sans lien avec le « travail du deuil ». Sans lui, on peut sombrer dans un scepticisme tant à l’égard du passé que du futur ou du présent : on n’a plus confiance en rien, il n’y a plus rien de solide. Où est la réalité ? Tant que l’on n’a pas accepté la disparition du passé, on ne croit pas au passé, on prend la trace pour la chose même. Face à la perte, la mémoire, individuelle ou collective, fait des embardées, et oscille entre le trop de la mélancolie qui perd le sens du présent, ou le trop peu de l’exorcisme facile. Ce n’est pas qu’il y ait un juste milieu, mais en se séparant peu à peu de la mémoire, l’histoire doit trouver pour les morts ces gestes de sépulture, de mise au tombeau, qui accomplissent en détail le travail de mémoire, lequel est aussi un travail de deuil, d’acceptation d’une présence purement intérieure de ce qui ne reviendra jamais. Et tant que ce travail n’a pas été fait, le problème est simplement transmis aux générations suivantes, plus inextricable encore.
C’est pourquoi il faut rompre avec la fausse dette comme on a rompu avec le faux oubli, car il y a un point à partir duquel la mémoire n’est plus que ressentiment, comme l’oubli n’était qu’amnésie. Peut-on vraiment se souvenir de l’irréparable ? Le ressentiment est une mémoire malade, incapable d’oublier ni d’effacer, et donc incapable de se souvenir d’autre chose, ni de voir venir les nouveaux périls. Nous sommes ici sur le versant nietzschéen et deleuzien de l’analyse des échecs de la mémoire et de l’oubli. Le ressentiment fait que l’on réagit à tout comme s’il s’agissait toujours de la même chose, que tout réactive. Il rend incapable de réagir à autre chose ; il rend incapable d’agir, simplement, à nouveau. Le pardon est alors un acte historique, parce qu’il fait que le monde ne soit pas fini.
Le travail du pardon, en ce sens, n’est pas sans lien avec le travail de l’enfantement, qui fait place à la possibilité d’accueillir des naissances, des nouveaux nés. L’acceptation de la « perte », quant à ce qui s’est passé, non seulement accepte la fugacité de ce qui a été, mais rouvre dans la mémoire enfouie ce qui du passé n’est pas fini, en ressuscite les possibilités écrasées, rouvre la possibilité qu’il y ait de neuves promesses qui nous engagent. Le pardon apparaît ici par sa vertu de faire que ce monde-ci soit bien présent, mais qu’il ne soit pas fini, qu’il soit susceptible d’autre chose que de se répéter.
Il y aurait donc un temps pour se souvenir, et un temps pour oublier. Peut-être que dans le cas des traumatismes collectifs, il faudrait penser ce rythme de deux manières. Il faut d’abord parfois oublier, car il y a un temps pour arrêter la guerre, et pour sortir de la spirale des représailles et du ressentiment. Il faut un temps d’oubli, mais c’est alors pour pouvoir, plus tard, rouvrir délicatement la mémoire, et se souvenir ensemble autrement. Et puis d’autres fois, c’est justement l’inverse. Il faut d’abord affirmer le temps du souvenir, de la mémoire, mais c’est ensuite pour pouvoir oublier, laisser partir, laisser faire l’usure du temps. Cet oubli est terrible mais c’est aussi la vie, une mémoire immense capable de faire sans cesse place à d’autres présents. Et cela arrive, sans que nous puissions en faire le résultat d’un travail, d’une morale ni d’une politique.
Olivier Abel
Notes :
[1] Cet intitulé est celui d’un cours donné au long de l’automne 1996 à l’Université de Lausanne. L’idée était de placer l’anthropologie pragmatique du pardon en tête chercheuse, avant d’explorer les différends de l’histoire et les décalages de l’oubli — c’est à peu près le plan du présent article.
[2] Paul Ricœur écrivait : « Espace d’expérience et horizon d’attente font mieux que de s’opposer polairement, ils se conditionnent mutuellement. » (Du texte à l’action, Paris : Seuil, 1986, p.377) Au sujet du pardon, voir l’épilogue de son grand livre La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris : Seuil, 2000, et notamment ce qu’il appelle « la traversée des institutions » et « le relais de l’échange ».
[3] Jacques Derrida, « Le siècle et le pardon », in Foi et savoir, Paris : Seuil-Points Essais, 2000, p.104 et 106.
[4] Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, Paris : Calmann-Lévy coll. « Agora » 1983, la polarité du pardon et de la promesse occupe la fin du chapitre sur « L’action ».
[5] Vladimir Jankélévitch, Le pardon, Paris : Aubier, 1967. Voir aussi son essai L’imprescriptible, paru en 1956, repris à Paris : Seuil, 1986.
[6] C’était le titre du volume que j’avais consacré à ce thème aux éditions Autrement en 1992 : Le pardon, briser la dette et l’oubli. Le présent texte reprend les deux lignes que j’avais développées dans « Ce que le pardon vient faire dans l’histoire », Esprit Juillet 1993.