Nous avons décidé de placer sous ce titre l’ensemble des textes parus dans Etudes théologiques et religieuses et ici réunis, pour rendre hommage à l’incessant travail de lecture et d’écriture, d’« éloge de la lecture et de l’écriture »[1], de Ricœur. Il y a chez lui une manière de mettre en intrigue qui est aussi une manière de mettre en problème, et l’on sait que Ricœur n’a eu de cesse de pluraliser le temps, d’en différer la question et l’aporie. Autre le temps cumulatif des techniques qui se sédimentent et s’additionnent, comme si l’humanité n’était qu’un seul homme, autre le temps discontinu des cultures et des arts, rompu par la naissance et la mort, où tout doit en quelque sorte recommencer à chaque fois. Il y a une non contemporanéité du contemporain, et une contemporanéité du non-contemporain, avec des décalages sur des lignes de temporalité différentes, un différentiel des horizons d’attente :
« une civilisation n’avance pas en bloc ou ne stagne pas à tous égards. Il y a en elle plusieurs lignes (…) La vague ne monte pas au même moment sur toutes les plages de la vie d’un peuple (…) Devant le tout de l’histoire, nous ne pouvons dresser un bilan; il faudrait que nous soyons hors du jeu pour faire l’addition; il faudrait que le jeu soit clos ». Tout ce qu’on peut faire c’est « essayer des schémas (…) multiplier les perspectives sur l’histoire (…) garder le sentiment de la discontinuité des problèmes[2] »
On peut déchiffrer, derrière ce scepticisme méthodique de philosophe, un discret contrepoint théologique : c’est que l’unité du temps est elle même une figure de l’espérance, et que cette figure ne saurait être usurpée dans une synthèse qui serait une « fraude dans l’œuvre de totalisation[3] ». L’espérance apparaît toujours chez Ricœur comme une figure quasi kantienne de la limite, d’une finitude qui se refuse à faire la synthèse hégélienne ou la récapitulation théologique qui en serait la réconciliation[4]. Cette critique de Hegel n’empêche que Ricœur n’a cessé de le lire, comme c’est le cas dans « Hegel aujourd’hui » qui est une des lectures où Ricœur s’explique le mieux de son rapport à Hegel[5]. Il y trouve une sorte d’épopée de l’humanité au travers des vicissitudes[6], et une immense réserve de médiations. Mieux : c’est Hegel qui permet à Ricœur de penser jusqu’au bout le caractère agonistique et tragique de l’histoire, et cette figure d’un Ulysse «conscience malheureuse » qui comme Moïse ne pourrait jamais pénétrer la terre promise. Jusqu’à la fin des temps, nous demeurons dans le conflit des temporalités. Cette impossibilité, on la retrouve aussi en amont, quant on cherche en phénoménologue une origine du temps, une expérience du temps originaire : on est toujours déjà dans l’écart donation-réception. C’est que cette expérience « n’est jamais vécue directement, qu’elle ne consiste jamais dans un vécu immédiat et muet, mais qu’elle est toujours articulée par des systèmes symboliques ». Et « c’est parce qu’elle est opaque qu’elle ne peut être dite que dans des systèmes symboliques dont l’articulation culturelle est inéluctablement multiple, divergente, voire contradictoire[7] ».
Dans Temps et Récit, on trouve la même démarche de retournement d’une aporétique de la temporalité en une poétique qui traverse les variations et le conflit des représentations du temps, et qui introduit entre le temps vécu et le temps cosmique toute une série de tiers temps narratifs et historiques appuyés sur des procédures de connexion diverses comme le calendrier ou les généalogies. L’intrigue narrative qui déploie les potentialités de chaque présent devient centrale dans la réplique humaine aux impasses du temps, comme le montre « la fonction narrative », texte magnifiquement expressif de ce grand « moment » de la pensée de Ricœur. Cette démarche de complication du temps entrave l’opposition simpliste, qui a longtemps prévalu en théologie, entre le temps grec plus cosmologique et le temps biblique plus historique. S’appuyant entre autres sur le remarquable Biblical words for time de James Barr (1962), Ricœur n’a eu de cesse de pluraliser chacun des deux pôles. Il n’y a pas de temps biblique unique, mais des expériences schématisées au travers de genres littéraires divers. C’est de cette idée formulée dès les années 70 que sortent les études qui culminent dans Penser la Bible[8]. Dans une étude sur le récit de la Passion, Ricœur montre l’échec du Grand Récit, où la Bible entière ne serait qu’une Histoire du Salut sinon une Théologie de l’Histoire qui donnerait à chacun sa place et résoudrait tous les problèmes. L’originalité de Paul Ricœur a été de montrer qu’il existe une grande diversité de genres bibliques (récits, lois, fables, psaumes, prophéties, proverbes, dialogues, liturgies, lettres, etc.), dont chacun d’eux développe un rapport spécifique au temps : dans « Le Royaume dans les paraboles de Jésus », le temps en quelque sorte second engendré par la forme parabole est celui du retournement, de l’événement qui retourne le temps. L’antériorité de la torah qui est toujours déjà là s’oppose au temps brisé de l’irruption prophétique, et à l’éternelle quotidienneté de la sagesse.
Attardons-nous à ces trois genres. Ricœur s’intéresse d’abord au fait que dans la grande tradition deutéronomique les Récits et les Lois soient enchevêtrés, de telle sorte qu’il y a une narrativisation des prescriptions de la Torah, rattachée à des circonstances et rapportée en quelque sorte en l’absence du Législateur, et qu’inversement le récit fondateur devient l’histoire d’une fidélité à la parole donnée, d’une persévérance ou d’une récalcitrance. On est ici dans le temps d’une antériorité irrévocable, d’un ordre du monde toujours déjà donné, où le présent est comme autorisé et augmenté par cet éternel passé.
C’est « une cassure dans la structure temporelle de la tradition que produit l’irruption du message prophétique ». Sa vitupération consiste moins dans une prévision que dans l’annonce que l’ordre de l’alliance est rompu, que la longue sédimentation de commentaires, de controverses et de fables rabbiniques sur le juste s’effondre sur le néant, que les fondations se dérobent. Le prophète est cette « sentinelle de l’imminence » qui fait voir un présent plus réel que celui de l’idéologie dominante, l’imminence du terrible, et qui est là. Il rouvre cependant ainsi des promesses écrasées et oubliées, et rappelle une espérance première, un horizon, une visée plus radicale que toutes les règles et tous les contrats. Quand même le genre prophétique, virant à l’apocalypse, sort du monde, c’est pour libérer un potentiel d’espérance, faire voir que le monde n’est pas fini.
A leur tour les écrits de sagesse, Proverbes, Job, l’Ecclésiaste, ne se désintéressent de l’histoire qu’en s’attachant au quotidien immémorial, ce temps ordinaire qui en se raconte pas. Ces petites fables et maximes de la vie quotidienne, ou de la quotidienne création du monde, ne méprisent pas les petits arrangements du savoir-vivre, et développent un sens du présent qui caractérise la sollicitude de la charité ou d’un amour pur qui n’attend plus rien. Elle véhicule aussi le sempiternel de la plainte, du renoncement à comprendre. Ou bien, à chaque jour suffisant sa peine, elle peut aussi se retourner dans l’attitude de la louange et la gratitude que « cela soit », dans l’aujourd’hui de l’hymne. On est ici au plus près de « la logique de Jésus » interprétée dans Romains 5 : une logique de la surabondance qui vient arrêter la logique de l’équivalence et relancer l’économie du don.
Chacun de ces genres déploie une manière spécifique de moduler le temps, mais aussi d’engendrer des sujets lecteurs à géométries ou plutôt à anachronies variables. Le texte ne brise les cadres temporels et ne suspend le temps ordinaire que pour ouvrir en nous une autre temporalité. De même le récit suspend notre subjectivité ordinaire, pour nous donner une subjectivité neuve. Puisqu’à côté d’un massif narratif important il y a dans la Bible d’autres formes textuelles, nous ne devons pas bâtir trop vite une « théologie narrative » exclusive. Entre l’extrême singularisation dans l’interprétation de la Loi pratiquée par Jésus, pour qu’elle soit juste avec chacun, et cette sorte de cosmos représenté dans l’Apocalypse et d’où tout individu a disparu, le sujet n’a pas la même place. Et on se demande parfois si c’est du même Dieu qu’il s’agit.
« Le référent ‘Dieu’ est ainsi visé par la convergence de tous ces discours partiels. Il exprime la circulation du sens entre toutes les formes de discours où dieu est nommé. (…) Le référent ‘Dieu’ n’est pas seulement l’index de l’appartenance mutuelle des formes originaires du discours de la foi, il est aussi celui de leu inachèvement. Il est leur visée commune et ce qui échappe à chacune[9] ».
Olivier Abel
Publié dans Etudes théologiques et religieuses,
n° hors Série 2005, pp.3-8. .
Notes :