La décision de publier de manière posthume un nouveau livre de Paul Ricœur, un dernier livre, était d’autant plus délicate qu’il avait lui-même affirmé à plusieurs reprises, au cours de conversations et jusque dans son testament, son refus de voir publier après sa mort aucun de ses cours ou conférences inédits. Il autorisait seulement la publication « d’inédits nommément désignés » par lui. Les Fragments réunis sous ce titre, ainsi que le long manuscrit dont l’intitulé exact est Jusqu’à la mort. Du deuil et de la gaîté[1], sont de cet ordre. En envisageant une publication posthume, Ricœur pensait encore la séparation entre le temps de l’écriture, qui appartient au temps mortel d’une vie singulière, et le temps de la publication, qui ouvre le temps de l’œuvre dans une « durabilité ignorante de la mort ». L’auteur est alors, comme il l’écrit dans son fragment sur Watteau, comme obligé de se replier tristement dans le cadre limité du temps mortel, alors que ses écrits, ses pensées peuvent s’excepter de ce cadre et se réinscrire dans le temps transhistorique « de la réception de l’œuvre par d’autres vivants qui ont leur temps propre ».
Il y a donc là quelque chose qui s’est achevé. Et cette clôture de l’œuvre est la condition pour son ouverture à l’interprétation, comme Ricœur n’a cessé de le dire des oeuvres en général, qui larguent les amarres avec les intentions de l’auteur et le contexte initial. Les fragments proposés ici à la lecture gardent cependant quelque chose d’inachevé, ce sont le plus souvent des esquisses, des ébauches, des brouillons, qui seraient probablement allés à la poubelle au terme d’une rédaction ultérieure, mais qui n’a pas eu lieu. Il ne faut en ce sens pas en surestimer l’importance. Mais d’autre part, comment garder pour nous, dans les papiers du Fonds Ricœur[2], des fragments où l’on éprouve si bien le geste vif, le style, la manière de penser de Ricœur, dans ce qu’elle a de vivant justement, et en ce sens d’inachevé, d’interrompu par la mort. Manière de voir une pensée à l’œuvre, ou plutôt presque en action, avec ce que celle-ci a de fugace, justement, de vulnérable et d’éphémère — et de témoignage précieux, intentionnellement laissé par l’auteur.
En guise de préface, je voudrais seulement relever quelques grandes lignes de cette méditation de Ricœur, sur les trois questions qu’il annonce dans l’hiver 1995-1996 comme son programme, et qui semblent couvrir jusqu’à ses derniers Fragments : 1) Les figures de l’imaginaire (que puis-je me représenter ?) 2) Du deuil ou de la gaîté (quelle en est la racine ?) 3) Suis-je encore chrétien (et en quoi ne suis-je pas un philosophe chrétien) ? Parmi ces questions j’intercalerai celle du sens de la résurrection, qui revient à plusieurs reprises, comme s’il s’agissait d’une représentation trop radicale, trop anicônique[3] justement, pour être éliminée. Je ne déplierai pas ces questions en spécialiste de la pensée du philosophe, car je ne parviens pas à me résoudre à ce rôle. Je tenterai plutôt de le faire dans l’amitié d’une conversation interrompue, une conversation parmi tant d’autres qu’il entretenait. Si je devais retenir un seul mot de ce Ricœur amical, à un moment un peu chagrin, je me souviendrais de cette parole qu’il m’avait adressée : « eh bien vivez ». Il disait aussi qu’il y avait deux choses difficiles à accepter dans la vie, à accepter vraiment, la première est que l’on est mortel, la seconde est que l’on ne peut être aimé de tout le monde.
Le deuil des représentations
Pour bien comprendre sa démarche il faut partir de la sobriété, on pourrait même dire de l’ascèse d’imagination, avec laquelle Ricœur aborde ces questions. Il commence par débroussailler l’imaginaire, à analyser de façon critique nos représentations. Dans son essai sur le deuil, qui esquisse à certains égards les pages beaucoup plus développées de La mémoire, l’histoire, l’oubli[4], il traite d’abord de l’impossibilité de se figurer ce que sont et où sont maintenant nos proches morts ; puis de l’impossibilité de s’imaginer soi-même mort ou même moribond ; et enfin du caractère informe de la masse indistincte des morts comme saisis par la contagion d’une mort qui tue. Par cette clarification cependant, et par un travail de la mémoire qui guérit l’imagination fausse, il s’agit de ramener ce fleuve imaginaire dans son lit, et de ne plus le laisser déborder. Cette ascèse conduit une clarification conceptuelle qui a elle-même une valeur cathartique, et c’est par une telle clarification que commence le texte sur le deuil, de même que c’est encore par une analyse des significations du mot « résurrection » que s’achèvent ici les Fragments.
Ce refus d’imaginer, de représenter un au-delà, d’objectiver un quelconque arrière monde, a quelque chose d’agnostique, certes, au sens de la rigueur de la critique philosophique qui ne se laisse pas leurrer et qui préfère creuser l’aporie, l’impasse : la fin d’ailleurs, au sens de la finitude, nous retourne vers un en deçà, celui de notre monde de la vie, le seul que nous ayons[5]. Et peut-être faudra-t-il une aporétique de la résurrection pour ouvrir la possibilité d’en penser la poétique ? Mais cet agnosticisme n’est par ailleurs pas incompatible avec le laconisme évangélique. Car il ne nous « appartient pas de savoir », et Calvin lui-même, qui dans son refus du culte des morts avait demandé à être jeté comme les pauvres à la fosse commune, affirmait qu’il faut premièrement se vider de tout souci de son propre salut. Attention cependant : il ne s’agit pas d’une sorte d’ascèse stoïcienne qui serait une préparation à la mort, une anticipation de soi comme « déjà cadavre » : au contraire, depuis sa philosophie de la volonté, Ricœur n’a cessé de combattre cette impossible anticipation, qu’il reproche à Heidegger[6].
C’est ici que le deuil des représentations s’avère un moment fondamental dans le travail du deuil et de la finitude acceptée d’être nés et mortels, dans cette dialectique du refus et du consentement qu’il avait jadis si superbement exploré[7]. Comment ne jamais cesser de se rassembler, de chercher à montrer « qui » on est, de mobiliser ses forces, ses souvenirs, son désir, dans ce qu’il appelle l’insolence d’un appétit de vivre qui est parfois une lutte, une agonie, mais qui n’en est pas moins une des formes profondes de cette insouciance qu’il appelle ici la gaîté ? Et comment presque dans le même temps consentir à laisser place à un autre soi que je ne sais pas, à d’autres que soi, comment consentir à s’effacer devant les autres, dans cette insouciance, cette déprise de soi, qui serait l’autre forme essentielle de la gaîté ? Le chemin n’est-il pas délicat entre l’excessif souci de soi du stoïcisme et l’excessif insouci de soi de l’orphisme, et cela « jusqu’au bout » ? La limite en ce sens révèle une oscillation intime de nos existences ordinaires. Et l’espérance se recueille en cette sobre fraternité, quasi-franciscaine, d’être parmi les créatures, mais sans renoncer à chercher à être soi, jusqu’au bout, à tenir sa place au moment même où l’on fait place.
Une gaîté essentielle
C’est pourquoi l’on ne saurait séparer la gaîté du deuil : « seuls les endeuillés seront sauvés », écrivait Ricœur dans les notes pour le plan de son manuscrit que l’on trouvera ci-dessous. C’est ici peut-être un de ses lieux de proximité avec Derrida : la mélancolie n’est pas chose dont il faille à tout prix être délivré, car elle fait partie de notre condition, de telle sorte que notre réel, pour être vivant, doit aussi comporter l’absence de ce qui n’est plus mais qui a été. La réalité ne se laisse absorber ni par une mort qui serait plus réelle que toute vie, ni par l’illusion que la vie seule est réelle et que toute mort peut s’y dissoudre[8]. Mais le deuil que nous devons faire de nos chers absents se retourne dans l’anticipation du deuil que nos proches auront à faire de nous quand nous aurons disparu. (La mémoire, l’histoire, l’oubli, p.468). Ce premier retournement prépare le second, qui est proprement essentiel, et qu’il appelle le report de notre désir de vivre sur les autres, nous allons y venir.
Le modèle de ce retournement se situe cependant déjà dans le renvoi plus originaire encore de la mort vers la naissance, renvoi auquel Ricœur procède dès les années cinquante dans sa philosophie de la volonté, et qu’il ne cesse de répéter tout au long de La mémoire, l’histoire, l’oubli. Le deuil de la représentation marque l’impossible expérience de sa propre mort comme de sa propre naissance — qui ne sont « pas encore » ou « toujours déjà », et qui tiennent l’existence comme un étirement où la naissance a une irréversible priorité. Comme il le rappelle avec Hannah Arendt : « les hommes ne sont pas nés pour mourir mais pour inventer » (p.636).
Il y a donc un lien intime entre le deuil et la gaîté, entre la lamentation et la louange. De la même manière que le deuil oscille entre le refus et le consentement, la gaîté oscille entre la lutte ou l’appétit de vivre et la grâce de l’insouciance. Au-delà du point de vue explicatif, puis du point de vue praxique, on pourrait trouver une analogie profonde entre la pure plainte qui dit la souffrance au terme du petit essai sur Le mal, et l’hymne qui dit la gratitude à la fin du Parcours de la reconnaissance. Dans les deux cas, et c’est essentiel pour comprendre le refus par Ricœur de toute idée d’un Jugement dernier[9], il s’agit de sortir de toute idée de rétribution, de récompense ou de punition ; on a affaire à la grâce, c’est à dire à l’absurde à l’état pur, du malheur comme du bonheur — même si ce « moment bouddhiste » est sans doute encore d’un style assez protestant, ou lié à la lecture de Job.
Quoi qu’il en soit nous voici à proximité de l’essentiel, de cette expérience de la pure bonté d’exister, comme si la proximité de la mort fracturait les limitations confessionnelles, décloisonnait les langues dans lesquelles ont pris nos expériences les plus profondes. Les ressources de la vie dépassent ici les soucis individuels et nous ouvrent par la compassion à ce désir d’être que sont les autres êtres. Dans le même temps cependant celui qui meurt est toujours seul à mourir, même quand il ne meurt pas seul mais accompagné jusqu’au bout par la proximité fraternelle de ceux qui sont alors vraiment ses proches.
Le sens de la résurrection
Ce deuil de la représentation, ou d’une présence de l’absent, s’avère la condition pour une expérience essentielle de la bonté du vivre, soit la forme d’un appétissant désir d’exister qui riposte avec véhémence à la menace vitale, soit sous la forme du détachement et d’un insouci de soi empli de gratitude. Or il est remarquable que le dernier texte du petit traité Du deuil et de la gaîté, intitulé « La mort », nous fait faire un pas de deux. On aura maintenant deux autres lignes pour dire l’essentiel : celle du détachement de soi, mais qui cette fois prépare le transfert sur l’autre de l’amour de la vie ; et celle de la confiance dans le souci de Dieu, qui reprend, relève et soutient mon insouciance. Cette confiance dans une résurrection qu’il ne nous appartient pas d’imaginer prend plusieurs figures exploratoires — dont celle d’une sorte d’abandon de soi à la seule mémoire de Dieu, où chaque existence ferait une différence. Cette idée, que Ricœur emprunte à Whitehead, lui semble une manière de schématiser sous la forme d’un process un présent éternel dont nous n’avons aucune figure. On est ici renvoyés de l’ « agnostique » de la résurrection à sa « poétique ».
Ricœur avait distingué dans La critique et la conviction une résurrection horizontale, qui passe par les proches, la transmission, la réception et la relève de mes paroles, actes et pensées dans ceux d’autrui ; et une résurrection verticale, dans la mémoire d’un Dieu assez puissant pour tout récapituler en son « aujourd’hui ». A la fin de ses Fragments, il recommence encore une fois, courageusement, et distingue les significations d’une résurrection comme preuve narrative et accomplissement d’une promesse, comme expérience printanière de reprise de la vie contre la mort, et comme limite eschatologique et espérance de ce qui n’est pas encore.
Le lecteur me permettra de faire appel ici à un souvenir personnel : fin 1995 Paul m’avait demandé d’entreprendre une correspondance avec lui sur la mort, la vie, et l’ensemble de ces interrogations. Je lui avais notamment adressé en janvier 1996 une lettre de 20 pages prolongeant ses « aveux sans confession »[10] dans La critique et la conviction, où il avait placé sa méditation
« sur le renoncement à l’idée de survie, sous le signe double du détachement eckhartien et du travail de deuil freudien. Pour employer un langage qui reste très mythique, je dirai ceci : que Dieu, à ma mort, fasse de moi ce qu’il voudra. Je ne réclame rien, je ne réclame aucun après. Je reporte sur les autres, mes survivants, la tâche de prendre la relève de mon désir d’être, de mon effort pour exister, dans le temps des vivants »[11].
A ce moment là notre point de conversation ne portait pas sur la résurrection, car je partageais entièrement son refus d’y chercher une forme de survie[12]; mais je lui exprimais ma méfiance envers l’idée de cette immense mémoire d’un Dieu où les moindres choses seraient conservées sans perte. J’y voyais une grande Monade capable de tout comprendre, de tout justifier. Il m’avait dit en souriant : « il me faudrait renoncer même à cela ? ». Je cédais alors en protestant, et proposais de reprendre appui sur la pluralité des formes de mémoires.
En avril 1999, nous avions repris cette conversation lors d’un voyage d’une petite dizaine de jours, à deux, en Cappadoce. Paul Ricœur était en pleine rédaction de son magnifique « trois mats » La mémoire, l’histoire, l’oubli, et naviguait, au travers de la mélancolie de l’histoire, vers une philosophie quasi-bergsonienne de la vie, comme un fleuve va vers l’estuaire. Le sujet central de notre conversation portait alors surtout sur le Vie, thème dont je craignais qu’il noie le poisson, et n’efface les discontinuités individuelles. Et tout en admirant ce courage d’opter sans cesse pour le désir de vivre, je lui rappelais cependant que dans les textes les plus radicaux de la tradition chrétienne la Résurrection n’était pas plus le processus continu de la Vie que l’immortalité de l’âme, mais quelque chose qui réponde à hauteur de la discontinuité réelle de la naissance et de la mort, et qui touche à la singularité des corps vivants, de ces existences irremplaçables qui restent au bord du chemin de la vie et s’y effacent sans que rien jamais ne les relève[13].
« Je ne suis pas un philosophe chrétien »
Or c’est bien la question que pose Ricœur, celle d’un « sauvetage infiniment plus radical que la justification des pécheurs : la justification de l’existence ». Et c’est ce qui lui semble le fond de l’attitude de Jésus face à la mort. Car celui-ci, à suivre les indications de Xavier-Léon Dufour, ne se rapporte pas à un futur ultérieur, mais au travers d’une démythologisation du jugement et même du pardon, à une sorte d’autre présent — élargi à l’encore là de ce qui a été et au déjà là de ce qui pourrait être. Telle est la proximité du royaume, dans les lis des champs et les oiseaux du ciel, dont Ricœur remarquait avec Kierkegaard, à la fin de La mémoire, l’histoire, l’oubli, qu’ils ne travaillent pas. Cette réflexion cependant est à rapprocher de la question indicative donnée dans le plan liminaire : « suis-je encore chrétien ? ». Question discrète et isolée[14], mais qui jette un trouble remarquable sur l’ensemble des derniers fragments.
Il n’est pas inutile de pointer, dans les textes ici réunis, quelques éléments qui ébranlent non seulement le préjugé de Ricœur comme « philosophe chrétien », mais l’image-témoin et complaisante selon laquelle il aurait été jusqu’au bout un chrétien résolu. Il y avait chez lui un doute radical, qui faisait la crédibilité de son témoignage. Certes il explicite sa foi comme une naissance, à la fois assumée et relative : « un hasard transformé en destin par un choix continu ». Mais déjà on le voit ici prendre discrètement ses distances avec la notion de pistis, de foi comme adhésion absolue[15]. Plus encore, si le problème n’est plus que la résurrection réplique à la mort en annonçant une vie plus singulière encore après la mort, ni que la grâce réponde au péché en annonçant l’abolition de toutes les dettes dans un don premier et sans mérite, quelle prédication aujourd’hui va répondre, et à quelle question ? Celle de l’existence comme chance absurde, mais de quoi ?
Ou pour reprendre la question à rebours : quel est le véritable « appel » auquel doit répondre la responsabilité de l’intelligence philosophique ? Et puis que faire quand la saga biblique entière, qui à la différence de l’Odyssée se faisait passer pour une histoire « vraie », s’avère en grande partie une fiction théologico-politique ? Enfin ce qui le tourmente dans son rapport à la figure de Jésus, c’est l’impossible alternative de n’y voir qu’une figure morale, même exceptionnelle, à la suite des théologies libérales protestantes, ou d’y voir au contraire la figure sacrificielle du Fils même de Dieu le Père mourant à notre place. Que peut signifier qu’il est mort « pour nous » ? Faut-il soit se résigner au moralisme un peu plat de l’humanité ayant enfin accédé à la pleine majorité, et ayant non moins perdu la véhémence infra-morale du désir de vivre que la folie supra-morale du don sans retour ? Ou bien se résoudre à adhérer aveuglément à une théologie sacrificielle qui suppose un Dieu aussi vindicatif, judiciaire, captif de ses propres menaces, promesses, et rétributions[16]?
Ce qui est sûr et certain, en tout cas, c’est que Ricœur a récusé l’attribut de « philosophe chrétien ». Un philosophe est de part en part philosophe, sans rien qui puisse entraver son interrogation puisque tout ce qui l’entrave l’aiguise : il sait la condition aléatoire d’être né dans une langue, et la pluralité des phénomènes humains ; et il accepte de s’y confronter par la controverse, qui tient ensemble la dissymétrie et la réciprocité irréductibles des points de vue. Ricœur parle même de l’autarcie et de l’ « autosuffisance » de la recherche philosophique, expression sans doute excessive et peu conforme à sa pratique concrète de la philosophie, toujours en dialogue avec des sources et des disciplines non-philosophiques : mais qui dit, sur le moment, la véhémence quasi-nietzschéenne de son affirmation philosophique. C’est donc avec ce qu’il est, ce type d’intelligence, ce souci de rendre raison, cette passion argumentative, que le philosophe répond (de façon responsable) à l’appel proprement religieux qui dit le surgissement premier, le plaisir d’exister, le dévouement anonyme, et le retournement vers le reste du monde.
Mais ce qui ressort très fortement aussi, de cet essai et de ces fragments qu’une dizaine d’année presque séparent, c’est l’inversion par laquelle le souci de soi est reporté sur les autres. Non dans un sacrifice, mais dans un don oublieux, dans un service incognito[17], où le prochain est simplement celui qui s’est comporté comme prochain — car le thème du prochain détermine une inversion radicale : un retournement du souci qui se détache de soi pour se reporter sur les autres. Ce peut être la demande qu’il y ait pour les autres une résurrection que je ne demande pas pour moi ; ce peut être, comme on trouve encore dans le fragment sur Derrida, la remise confiante aux mains des autres des traces que je laisse et qui demandent à être rappelées, rouvertes, repensées ; ce peut être le report sur les autres de mon désir de vivre, dans ce qu’il a d’invulnérable, de plus fort que la mort. C’est peut-être là que l’on retrouve le chrétien d’expression philosophique qu’est Paul Ricœur, semblable à ce chrétien d’expression picturale qu’était Rembrandt, ou à ce chrétien d’expression musicale qu’était Bach[18]. La question n’est plus alors la question de la plainte infinie à l’égard de quelqu’un qui, comme c’est trop arrivé au long de l’histoire humaine, serait mort pour rien. Mais celle de la reconnaissance infinie à l’égard de quelqu’un qui n’est pas né pour rien : et cela semble pouvoir être dit de quiconque.
Olivier Abel
Préface à Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort,
Paris : Seuil, 2007.