Partant d’une comparaison entre la figure de Sisyphe selon Camus et la figure biblique de Job protestant contre l’absurde, Ricœur cherche à saisir d’entrée de jeu l’alternative qui s’y noue, celle du suicide et du meurtre. Au fond, qu’est ce qui reste à l’homme si Dieu est mort ? Pour Camus, la révolte riposte au nihilisme, ou plus exactement opère le passage à la limite d’une sorte de nihilisme méthodique : « je me révolte donc nous sommes ». Telle est la démarche quasi-cartésienne dont Ricœur fait le ressort de L’Homme révolté. Cependant cette révolte métaphysique s’inscrit dans une longue et terrible histoire, qui fait le corps du livre, et Ricœur décrit le projet de Camus comme celui d’établir, face aux totalitarismes du 20ème siècle, les différentes figures d’ « une pathologie de la révolte ». Pour sortir de cette pathologie, d’après Camus ainsi condensé par Ricœur, il faut récuser toute prétendue philosophie de l’histoire, affirmer le sens modeste des limites, et s’en tenir à « l’intransigeante exigence de la mesure ». Et c’est ici que Ricœur s’interroge : « pour que la pensée de Camus fût radicalement mesurée, il faudrait que sa révolte fût radicalement subordonnée à une affirmation originelle ».
Mais je n’aurai pas l’outrecuidance de faire à ce beau texte de Paul Ricœur ce que lui-même fait du grand livre de Camus : à la fois le reconstruire dans ses thèses majeures et le discuter en profondeur. C’est d’ailleurs ce que Ricœur propose à chaque fois dans ses nombreuses lectures des auteurs de son temps, sa manière de rendre hommage, au sens où l’on rend un cadeau, par une sorte de « contre-don » à la fois extraordinairement proportionné, fidèle, et complètement différent, inventif. On pourait dire aussi que c’est sa manière de faire le portrait d’une œuvre, d’une esquisse qui en souligne certains traits, en dégage des lignes de forces, s’attarde à des détails, et en opère ainsi un rendu expressif, qui par là même en fait voir les affirmations profondes et en prolonge les perplexités vives.
Le texte ici traduit, initialement paru dans une revue protestante et sociale, a par la suite été repris aux éditions du Seuil dans le volume des Lectures 2, La contrée des philosophes, où Camus se retrouve au voisinage de Gabriel Marcel, de Jean Wahl, de Jean-Paul Sartre, de Maurice Merleau-Ponty, de Jean Hyppolite, d’Emmanuel Mounier, de Jean Nabert, de Claude Levi-Strauss ou de Michel Henry. Dans les Lectures 1 Autour du politique, on trouve plutôt Hannah Arendt, Jan Patocka, Eric Weil, Karl Jaspers ou John Rawls, de même que dans les Lectures 3 Aux frontières de la philosophie, ce seront plutôt des auteurs comme Franz Rozensweig, Emmanuel Levinas, Roger Mehl, Pierre Thévenaz. Mais dans d’autres publications, on aurait Bultmann, Ebeling, Moltmann, Jungel. Je cite toutes ces figures pour montrer que ce qui est proposé ici pour Camus, de faire le portrait d’un penseur au travers d’une œuvre majeure, Ricœur n’a cessé de le faire dans des écrits qui attestent le formidable lecteur qu’il n’ a cessé d’être d’un bout à l’autre de son oeuvre.
Dans l’édition de Lectures 2, ce texte est daté de 1956. C’est une erreur. Ricœur l’a bien publié dans La revue du Christianisme Social, mais dans le numéro 60, en 1952, c’est à dire l’année qui a suivi la parution de L’homme révolté aux éditions Gallimard. En 1958 et jusqu’en 1969, Ricœur sera président du Mouvement du Christianisme Social et donc directeur de cette publication, où il publiera une quarantaine d’articles entre 1946 et 1994 (la revue avait à la fin pris le nom d’Autres Temps). Dans la chronologie de l’œuvre de Ricœur, en 1952, sont seulement parus le premier volume de sa Philosophie de la volonté et sa traduction des Ideen de Husserl. Rien d’indique alors le virage herméneutique qui sera celui de son œuvre ultérieure face à la question du mal. La discussion avec Camus est importante parce qu’elle complète celle de Jaspers à propos de la culpabilité et de l’innocence, de la responsabilité et de la fragilité humaine.
Le texte ici présenté a probablement été le support de conférences données à Strasbourg, où Ricœur venait alors d’être nommé professeur. Et certainement celui d’une conférence donnée au Chambon sur Lignon. Cet été là, Ricœur est revenu au Chambon où il avait enseigné les années précédentes, et il y donna publiquement sa lecture et sa discussion du livre de Camus, dont tout le monde parlait. Au fond de la salle était assis un homme qui se leva pour applaudir à la lecture et reprendre la discussion : c’était Camus lui-même, dont Ricœur ne savait pas qu’il se trouvait dans l’auditoire. Il est probable que le texte ici présenté porte encore l’écho de cette conversation.
Olivier Abel
Publié dans …Und Literatur Pierre Bühler zum 60. Geburtstag, Zürich,
Hermeneutische Blätter 1/2 – 2009, p.130-146.