Tout le monde connaît le nom de Ricœur mais beaucoup de ceux qui ont essayé de lire ses livres ont abandonné devant la difficulté. Pouvez-vous nous dire en quoi il est important ?
D’abord, c’est un magnifique philosophe de « métier ». Il savait déconstruire et reconstruire les concepts de manière magistrale, vivante et originale. Ce métier, il l’a exercé au sein de la philosophie, mais il n’a cessé aussi de l’engager dans la cité et de le tourner vers d’autres domaines et vers les grandes questions politiques de son temps. Il a rencontré le nazisme, la guerre, la guerre froide, la guerre d’Algérie, la cinquième république, mai 68. Il a pensé l’institution et le rapport au politique, mais en philosophe. Il a aussi rencontré la littérature en philosophe. Quand il étudie Proust, Thomas Mann ou Virginia Woolf, il le fait en les mettant en conversation avec Aristote, Kant ou Husserl. De la même façon, il rencontre le biblique et la foi en philosophe. Quand il fait une étude de la Bible, il ne fait pas de l’exégèse mais il aborde le texte avec son outillage philosophique.
Un des points forts de Ricœur est la façon dont il articule le dire et le faire. Pouvez-vous parler de ses principaux engagements ?
Pupille de la nation – il a perdu son père pendant la grande guerre alors qu’il n’a pas deux ans – il a été pacifiste dans sa jeunesse. Il va mettre du temps à comprendre que ce qui se passe en Allemagne et en Espagne interroge son pacifisme. Ce sont les réseaux barthiens et André Philip qui lui ont montré qu’il est des moments où il faut savoir sortir du pacifisme et défendre l’Etat contre la folie nazie.
Après la guerre, il est président de la Fédération protestante de l’enseignement pendant 15 ans à une époque où il y avait beaucoup de débats autour de la laïcité. Il est aussi président du mouvement du christianisme social de 58 à 69. Il est engagé dans la revue Esprit qui est aussi un mouvement. Toute sa vie, il n’a cessé de militer. À la fin de sa vie, il s’est engagé auprès des sans-papiers, de l’ACAT, de l’Institut des hautes études de la justice. Et puis il a toujours été attaché à notre petite Église, c’est un paroissien très fidèle de son Église locale.
Pouvez-vous dire quelques mots de son protestantisme ?
De naissance, c’est un protestant français. Il a dit vouloir faire de ce hasard un destin par un choix continu. En même temps qu’il n’a cessé d’assumer son origine, il a aussi porté un regard d’intelligence critique sur sa tradition. Il critique l’individualisme protestant, ou une compréhension trop morale du péché, au détriment de sa dimension collective, politique. Il est à la fois fidèle et critique.
Il a aussi travaillé le dialogue entre les religions.
Il y a deux dimensions. D’abord un travail de confrontation qui commence par un enracinement dans sa propre tradition : il faut avoir un soi pour rencontrer un autre que soi. La deuxième voie et celle de la consonnance. S’il y a quelque chose de vivant dans la tradition de l’autre, même si je ne le comprends pas, je me dois de l’accueillir et de le saluer. Il compare le paradigme de la rencontre entre les traditions à celui de la traduction. Il y a des choses qu’on peut traduire dans sa propre tradition et d’autres qu’on ne peut traduire.
Il a dialogué avec Jean-Paul II, mais a toujours conservé une réserve à l’égard d’une forme d’Église qui n’était pas la sienne. Pour le judaïsme, il a été proche de Levinas qu’il a fait venir à Nanterre, mais c’est surtout sa rencontre avec André Neher à Strasbourg qui a été marquante. Dans son rapport au texte biblique, il y a un très grand respect de la lecture juive. Lorsqu’il lit l’Ancien Testament, il ne cherche pas à le ramener à la christologie. L’islam est la religion qu’il a le moins connu. Dans un beau texte des années soixante, il salue le réveil de l’islam comme tradition car une tradition a besoin de toujours se renouveler et se réinventer.
On a le sentiment que dans les années 70, il est moins important que dans les années 80. Comment peut-on expliquer cela ?
Ricœur a été très connu dans les années 50 et 60, mais il a peut-être été imprudent avec sa foi chrétienne. Il a milité à Esprit et a enseigné à la faculté de théologie protestante. Même si pour lui, les choses étaient parfaitement distinctes, il s’est fait critiquer. Il a aussi été trainé dans la boue par Lacan parce qu’il avait écrit un livre sur Freud sans citer celui qui se pensait l’héritier de Freud en France. Lacan qui avait le bras très long a été très impitoyable pour le détruire. D’autres lui ont emboîté le pas sans trop réfléchir et l’ont enterré. C’est l’image de Cohn-Bendit entrant dans l’amphithéâtre de Nanterre où Ricœur fait son cours en mars 68 et qui dit : « Ricœur, c’est fini ». Après 68, il a été doyen de Nanterre et ça lui a explosé au visage lorsqu’il a pris une poubelle sur la tête. L’image de ce doyen qui est publiquement humilié par ses étudiants est un extraordinaire symbole. Après, rien n’a été comme avant et il a connu une grosse traversée du désert. Il a accepté d’enseigner à Louvain et de renforcer son enseignement à Chicago où il a succédé à Paul Tillich. Ensuite, dans les années 80, il a publié la Métaphore vive, Temps et récit, Soi-même comme un autre, et tout le monde a redécouvert Ricœur avec sa stature internationale.
Pouvez-vous en dire quelques mots ses travaux sur l’herméneutique ?
L’herméneutique est l’art de l’interprétation. Elle devient une école philosophique avec Heidegger qui dit que toute l’existence n’est qu’interprétation. Nous devons interpréter le fait que nous sommes nés, mais aussi nés quelque part dans une tradition donnée. Nous survenons, dit-il, au beau milieu d’une conversation qui a déjà commencé. C’est parfois même une dispute, et on est alors dans ce que Ricœur appelle le conflit des interprétations. Son herméneutique ouvre aussi sur une dimension poétique dans la mesure où le sens d’un texte n’est pas caché derrière lui, il se trouve mais devant, dans le monde que le texte ouvre. Le texte nous fait alors agir et nous ouvre à une responsabilité éthique, c’est pourquoi il a intitulé un de ses livres Du texte à l’action, ce qui est très calviniste.
C’est aussi un auteur qui a beaucoup écrit sur le mal, la culpabilité et la mort.
Ricœur a rencontré très tôt le deuil, l’injustice. Il a perdu ses parents alors qu’il était un jeune enfant, puis il a perdu sa sœur de la tuberculose à l’âge de 19 ans. Après, il a rencontré le mal pendant la guerre. Il a été prisonnier pendant cinq ans en Poméranie et il a beaucoup souffert. Quand il est libéré, il découvre qu’il y a eu des camps d’extermination et que sa souffrance n’était rien ! Et puis, il a vécu la guerre d’Algérie et la question de la torture. À la fin de sa vie, il a subi le suicide de son fils, l’épreuve de la vieillesse, la mort de sa femme… La dialectique du deuil et de la gaité parcourt son œuvre. Il a un sens très aigu de la multiplicité des formes du mal. Le mal humain est raconté à travers les mythes et les symboliques. On ne peut que le déchiffrer dans des narrations comme la tragédie grecque ou le livre de Job. Le mal est mis en scène mais on ne peut le ramener à des concepts philosophiques.
Que dit-il de la mort ?
Après son décès, on a publié un petit livre appelé « Vivant jusqu’à la mort ». Dans les fragments de ce texte, il insiste beaucoup sur le fait qu’on ne peut pas imaginer la mort car elle est impensable, comme une limite. Si on ne peut penser la mort, on peut s’en remettre à Dieu, dans la confiance, et concentrer son souci sur les autres, ceux qui survivent. En revanche, Ricœur a beaucoup pensé la naissance. Comme la mort, elle a un aspect inaccessible mais elle nous fonde : je ne suis pas né n’importe comment – je ne suis pas né lichen ou cheval – et de ma naissance découlent des conditions qui sont structurantes pour ce que je suis.
Humainement, quel genre d’homme était-il ?
Il était très enjoué, et distrait. On pourrait écrire un grand livre si on demandait à tous ceux qui l’ont connu de rapporter quelques uns des bons mots qu’il a pu prononcer. Il avait un côté chouette avec ses grands yeux qui lui donnaient un air un peu décalé. Il était toujours disponible pour ses étudiants. Chaque fois que quelqu’un lui demandait une préface pour un livre, il le lisait de fond en comble, le déconstruisait et le reconstruisait mieux que l’auteur lui-même. Il était d’une grande générosité de temps et d’attention.
Olivier Abel
Publié dans Réforme, février 2013