Pour défendre et illustrer une éthique de la responsabilité et du débat politique, certains diront qu’il faut une chronique entière et quotidienne. Et pourtant la morale est si bavarde de nos jours qu’elle risque d’être suspectée de ne pas faire ce qu’elle demande aux autres de faire : connaître ses limites. Et puis la morale n’est–elle pas devenue cette couverture que l’on tire à soi, l’indignation dans laquelle on drape ses indignités ? Ces derniers jours toutefois nous ont placés dans une situation où personne n’a rien à perdre à ce que l’on propose quelques règles simples, quoique exigeantes.
En effet la gauche n’a plus rien à perdre à accepter des règles de responsabilité politique, puisqu’elle quittera bientôt le pouvoir. Et la droite n’a plus rien à perdre à accepter des règles du débat politique, puisqu’elle accèdera bientôt au pouvoir. Or ces règles s’étayent les unes sur les autres, se présupposent mutuellement. C’est pourquoi il nous faut ce que nous n’avons pas vraiment en France : un véritable contrat éthique en matière politique.
Éthique du débat politique :
Du côté du débat politique, on peut tout critiquer, mais dans la limite suivante : on doit s’en tenir à un minimum de cohérence, de sorte que l’on n’émette pas d’argument critique que l’on refuserait énergiquement pour soi. Autrement dit, et inversement, on ne peut pas se donner une justification que l’on a refusé ou que l’on refusera à l’autre en pareil cas.
Le non–respect de cette règle est un des facteurs les plus importants du sentiment constant que tout va mal en France. En effet les diverses oppositions et factions ont électoralement intérêt à porter la critique au– delà du raisonnable et de l’intérêt public. Non pas que l’on puisse définir un « bien commun » qui permettrait de faire taire la presse critique ou les récalcitrants. Simplement ce que l’on peut demander, c’est la non– contradiction, le minimum de cohérence avec les critiques et les justifications que l’on propose : de les admettre également pour soi et pour les autres. Je crois la France malade de cette incohérence des débats publics.
Il est vrai que les Français aiment bien râler, c’est probablement un trait de culture. Mais ils aiment encore plus être enthousiastes : plus exactement ils s’aiment enthousiastes, c’est à dire unanimes. Ainsi les effets combinés du système électoral et du tempérament ensemble enthousiaste et râleur des Français font que ce pays, à cheval entre un rythme de cinq ou de sept ans, est tantôt gouverné quasiment sans critique, et tantôt critiqué quasiment sans gouvernement. C’est trop pour un pays.
Éthique de la responsabilité politique :
Du côté de la responsabilité politique, qui doit être soigneusement définie par rapport à la responsabilité morale et à la responsabilité pénale, des erreurs peuvent être commises : la faute est de ne pas les assumer. La parole politique aussi a besoin de cette cohérence, qui demande un discours homogène, et assumé collégialement. Une fois que la parole publique a été engagée, le gouvernement doit en en construire la cohérence, et en être responsable, quite à venir s’expliquer devant la presse et l’Assemblée Nationale (et à être éventuellement sanctionné).
Le non–respect de cette règle donne le sentiment que la France, dans chaque action qu’elle entreprend, s’entrave immédiatement elle–même. Qu’elle n’a pas de parole. C’est probablement parce que les partis sont le plus souvent partagés jusqu’au sommet entre plusieurs avis, et ce n’est pas une affaire de lobbying : au contraire cette complexité des avis est tout à l’honneur du monde politique. Les média devraient apprendre à traduire cette complexité et même parfois cette perplexité des avis sans s’en moquer. Mais gouverner un pays, c’est autre chose, qui demande plus de cohérence. Et c’est d’abord lui présenter un visage de lui– même qui soit acceptable.
C’est aussi avoir pour la France la modestie qu’au bout du compte elle n’a qu’une voix dans le monde, et que cette voix ne doit pas se contredire en voulant tout exprimer (ou gagner sur tous les tableaux). Les drames cornéliens qui déchirent notre pays ne passionnent que modérément le reste de la planète, nous devrions nous en rendre compte. Au fond la France voudrait faire plaisir à tout le monde et être aimée par tous, mais sans trop y perdre quand même! Acceptons que cela ne puisse pas être l’objet de la responsabilité politique, mais plutôt de l’effort de chacun (depuis les fonctionnaires des frontières jusqu’aux parisiens souvent si grognons avec les touristes).
La circularité entre ces deux sortes de règles, leur mutuelle présupposition, peut être rassemblée dans une éthique du contrat politique qui est celle du respect pour la parole. Car en deçà de toutes nos institutions comme de tous nos discours, il y a cette institution plus fondamentale qui est celle du langage. Qu’elle se situe en dehors du pouvoir pour le critiquer ou lui proposer autre chose, ou qu’elle se situe à l’intérieur de celui–ci pour l’assumer, il faut une parole qui respecte la parole. Une parole qui donne confiance à la parole politique.
Olivier Abel
Publié dans Réforme n°2456, 9 Mai 1992