Vous avez dit : » le protestantisme était un pessimisme qu’il faut réveiller », pouvez-vous préciser ?
– La Renaissance est une période pleine d’optimisme sur l’être humain, sa nature, ses facultés,… Les Réformateurs plus pessimistes, constatent que l’homme est capable du pire : il est capable de préférer se faire du mal à lui même pourvu qu’il en fasse aussi à son ennemi, plutôt que de se procurer un bien qui serait aussi un bien pour son ennemi (1). Actuellement le postulat libéral de nos sociétés est que chacun en cherchant son bien-être contribue au bien-être général, mais ce postulat n’est pas toujours réaliste. Il me semble que le fort devient toujours barbare avec le faible, il faut donc armer le faible d’un contre-pouvoir. Pour que la barbarie s‚arrête, il faudrait retrouver le sens « épique » : traiter l’ennemi avec équité, avec respect, avec admiration même, comme David épargnant Saül, comme Hector traité en héros par ses ennemis (l’Illiade). L’amour de l’ennemi dans l’évangile n’est ni optimiste (il n’y a pas d’ennemis, nous sommes tous frères) ni pessimiste (on ne peut pas dépasser l’opposition ami-ennemi), il est « épique ».
La foi peut donner une confiance en soi qui ne soit pas une arrogance, qui ne pousse pas à écraser l’autre |
Le conflit a -t-il un sens ?
La différence et la discorde font partie de l’être humain. La confrontation est le moteur des recherches, des inventions, des découvertes. D’après Georges Simmel (philosophe du début du XXe siècle) quand une société ne supporte plus de désaccords, de pluralité, de différences en son sein, la violence se déclenche pour revenir à l’unité. Mais parfois la violence armée est le seul moyen pour forcer un peuple à sortir d’un rêve collectif et à regarder la réalité en face. Le conflit existe aussi au sein de l’amour qui est le fondement des monothéismes, car partout où il y a amour il peut y avoir des forces de haine. L’amour est le désir de communiquer une joie. Or on peut imposer un mal, mais pas une joie, et la déception de l’amour peut engendrer la haine. Une haine d’autant plus violente que l’amour est plus fort. Amour et haine doivent être pensés ensemble.
La violence est-elle donc inévitable ?
Les grands mouvements religieux apparaissent dans des périodes d’effondrement de systèmes politiques et d’émergence de nouveaux systèmes ; mais l’humanité ne sait pas démolir un régime sans violence. Pour changer de régime il faut changer de rapport à Dieu, accepter de lâcher prise, d’abandonner nos certitudes ; accepter de dire : le monde est complètement différent de ce que nous pensions,… nous sommes différents de ce que nous pensions être.
Existe-t-il dans l’histoire des modèles du » lâcher prise » qui le justifieraient aujourd’hui ?
Le rapport à Dieu est une manière de formuler le rapport à l’autre. Dans la Bible le rapport à Dieu revêt des formes différentes selon qu’il est centré sur la loi, ou la prophétie, ou la louange, et cela crée des communautés différentes. Au XVIe siècle, le renouvellement profond du rapport à Dieu a transformé la notion d’individu et de ses droits, et le politique a été complètement redéfini sur de nouvelles bases. Ce modèle « moderne », très ébranlé au XXe siècles, est en train de s‚effondrer : il n’est plus en phase avec la mondialisation, les réseaux… L’autonomie de l’individu a été vécue comme une libération, mais à la longue c’est épuisant psychiquement d’être toujours responsable et toujours fautif. Tant sur le plan spirituel que sur le plan des formes politiques mais aussi des formes du conflit un nouveau modèle se cherche : les conflits qui apparaissent (11 septembre 2001) n’ont rien à voir avec les anciennes guerres des nations et prennent les stratèges à contre pied : ce n’est pas leur terrain, cela tient du religieux. Les religions sont facteur de guerre, c’est vrai, mais s‚il n’y avait pas les religions ce serait pire, car savent démolir tout en reconstruisant, et il ne faut pas sous estimer le côté irrationnel de l’humanité, même jusqu’à sa capacité suicidaire.
(1) D’après le philosophe Pierre Bayle (1647-1706)
Entretien avec Olivier ABEL,
professeur de philosophie à la Faculté protestante de Théologie de Paris
où il a donné un cours sur la guerre.
Propos recueillis par Eliane Humbert.
Janvier 1980.
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)