Un pardon à condition de justice
L’intitulé du présent propos porte sur un pardon à condition de justice, et d’une justice qui rende possible le pardon. Il y a d’autres formes de pardon, et il y a d’autres formes de justice, qui ne peuvent pas être comprises dans cet énoncé. Il est bon de sentir ces limites avant d’entrer en matière ; de sentir l’extrême dispersion des notions de justice et de pardon, qui correspondent souvent chez les uns et les autres à des vécus différents et parfois, il faut le dire, à des « cultures morales » différentes. Le pardon qui vient après la justice est un pardon éthique, qui n’a pas de rapport immédiat avec un pardon plus inconditionnel et plus sublime mais aussi plus amoral, plus religieux si l’on veut.
Ce pardon éthique, ou ce pardon susceptible d’une éthique, serait un pardon compatible avec la justice. Tout le problème est là. Car nous partons d’une culture où les deux vertus sont perçues comme incompatibles : la justice veut que la balance de la réciprocité soit exacte, là où le pardon introduit la non– réciprocité et la gratuité ; la justice exige la remémoration du tort, là où le pardon serait censé apporter l’oubli et l’apaisement.
Ce sentiment est très fort en France. Dans son Histoire de la Révolution française, Jules Michelet introduit la Révolution comme une lutte entre le principe de « justice » et le principe de « grâce ». Le christianisme, dit–il, est la religion de la grâce ; cela allait très bien tant que le christianisme n’était pas au pouvoir, mais dès qu’il a dû fonder et légitimer un empire, tout s’est embrouillé, car la justice n’avait plus d’assise : « La Révolution n’est autre chose que la réaction tardive de la Justice contre le gouvernement de la faveur et la religion de la Grâce. »
Mais c’est aussi l’une des questions fortes de l’éthique protestante en Allemagne. Emmanuel Kant écrit, dans La Religion dans les limites de la simple raison : « On peut ramener toutes les religions à deux : celle qui recherche les faveurs (religion de simple culte), et la religion morale, c’est à dire de la bonne conduite. » Et à sa suite le théologien Dietrich Bonhoeffer (exécuté par les nazis en 1945 pour complot contre Hitler) écrivait, dans Le Prix de la grâce : « La grâce à bon marché, c’est la grâce considérée comme une marchandise à liquider, le pardon au rabais », un pardon qui ne coûte rien, qui ne change rien à nos vies, concrètement, qui ne cherche pas à rétablir la justice mais qui justifie ou masque l’injustice.
Un pardon qui pourrait venir après la justice serait donc un pardon qui militerait pour la justice, qui chercherait à rétablir la réciprocité rompue par le tort, l’injure ou l’agression. Ou plus exactement, si l’universel problème de la loi de réciprocité des échanges humains est de fonder les bons échanges tout en arrêtant les mauvais, le pardon rend ici visible ce sens de la justice qui dit tout peut recommencer à condition de ne pas recommencer la violence. Il s’agit donc de trouver une « dernière violence », qui répare la violence précédente. Se présentent alors deux possibilités : soit la punition, qui fait payer par une douleur physique une faute morale, et rétablit ainsi l’équivalence entre le mal subi et le mal agi ; soit « prendre sur soi », décider que la violence précédente était la dernière violence, sacrifier sa vengeance en quelque sorte et rendre le bien pour le mal.
Exprimant cette proximité de la punition et du pardon, Hannah Arendt écrit dans La Condition de l’homme moderne : « Le châtiment est une autre possibilité, nullement contradictoire : il a ceci de commun avec le pardon qu’il tente de mettre un terme à une chose qui, sans intervention, pourrait continuer indéfiniment. Il est donc très significatif, c’est un élément structurel du domaine des affaires humaines, que les hommes soient incapables de pardonner ce qu’ils ne peuvent punir, et qu’ils soient incapables de punir ce qui s’avère impardonnable. »
Les conditions pratiques du pardon
La structure éthique du pardon que nous cherchons est celle d’un pardon qui dirait : « nous ne pourrons aller dans la direction du pardon qu’aussi loin que nous irons dans celle de la justice ». Ce pardon à condition de justice n’est pas sans conditions pratiques, il obéit à des règles fondamentales, dont voici quelques–unes, qui sont à peu près irréductibles les unes aux autres, mais forment une cohérence :
1) Nul ne peut se pardonner à soi–même :
Non pas qu’un tel pardon serait trop facile ; le pardon à soi, lorsqu’il existe vraiment, est la chose la plus difficile et la plus dure. Lévinas écrit dans Quatre Lectures talmudiques : »Peut– être que les maux qui doivent se guérir à l’intérieur de l’âme sans le secours d’autrui, sont précisément les maux les plus profonds (…) Qu’un mal exige une réparation de soi par soi, cela mesure la profondeur de la lésion. » Mais ce pardon n’est plus proprement un pardon éthique, c’est plutôt un travail de deuil et de rédemption. Au plan éthique qui nous intéresse ici, nul ne peut se pardonner à soi–même, parce que le pardon suppose la capacité de voir l’autre ou soi autrement que comme le coupable ou la victime du tort : qui peut, d’un instant à l’autre, avoir une toute autre perception de soi, sans qu’un autre soit intervenu?
2) Il faut que celui qui pardonne soit celui qui a subi le tort :
A la première personne je peux (nous pouvons) pardonner ce qui nous a été fait. Peut–être parce que j’ai aussi été responsable, et qu’à nous–mêmes il a été pardonné, une « autre » fois. Mais de même que je ne peux pas énoncer ma responsabilité à la place des autres, je ne peux pas pardonner à leur place. Pour les autres et jusqu’au bout je dois demander justice ; eux seuls peuvent me délivrer de cette responsabilité. C’est le non–respect de cette règle qui avait choqué, au début de l’affaire Touvier, ceux qui niaient à un prêtre le droit de pardonner à la place des autres, au nom d’un prétendu « droit chrétien ». Cela pose néanmoins un délicat problème : il est parfois impossible de trouver quelqu’un qui puisse dire de lui–même « en l’occurrence je suis seule et pure victime, et c’est donc à moi que revient de prendre l’initiative en matière de châtiment ou de pardon ». Cette condition irréductible est donc parfois une condition impossible : qui, dans ces cas, peut « jeter la première pierre »?
3) Il n’y a pas de pardon sans définition des responsabilités :
Dans bien des affaires–malheurs aujourd’hui (le sang contaminé, le stade de Furiani, etc.) on cherche les coupables. C’est une tâche nécessaire de la justice. Mais il faudrait prendre garde à ne pas faire de cette justice–là une manière de se laver les mains collectivement, sur des boucs–émissaires. Il y a une sorte de « responsabilité structurale », de responsabilité partagée. La justice doit aussi dire cela, et ne pas faire de l’Etat une sorte de Père qui laisserait croire que tout peut être puni, récompensé, rétribué. Mais la responsabilité collective ne doit pas non plus être la forêt qui cache l’arbre (ce fut la technique nazie, à la fin de la guerre, de faire méthodiquement que tout le monde soit coupable, pour que personne ne le soit). Entre la « responsabilité structurale » et la « responsabilité singularisée » (la différence infinie qui distingue chaque responsabilité), il faut ainsi définir une sorte d’échelle des responsabilités, qui permette à chaque fois de distinguer le degré de responsabilité des uns et des autres.
4) Il n’y a pas de pardon sans aveu, sans repentir :
Non pas qu’il s’agisse ici de « faire payer »; un pardon qui voudrait auparavant faire payer n’est pas du tout un pardon éthique, c’est une des formes les plus immorales de la vengeance, qui d’une main punit et de l’autre bénit. Mais parce que sinon le pardon n’a aucun sens, aucun effet éthique : il devient une farce lorsqu’on le destine à des coupables irrepentis et prospères. A ce compte–là d’ailleurs le crime et l’horreur n’appartiennent pas au passé, mais au présent le plus menaçant, aussi anciens soient–ils. Dans tous les cas le pardon n’est un évènement, une parole qui transforme les êtres, que parce qu’il s’énonce simultanément à un aveu ; ce sont l’endroit et l’envers d’un même geste, par lequel avant et après rien n’est pareil, le coupable et la victime s’étant mutuellement délivrés du passé.
5) Le pardon doit rompre avec la logique de l’oubli :
Mais ne sera–t–il pas alors une mémoire malade, un ressentiment infini? Entre les deux écueils la voie du pardon est étroite et pour ainsi dire impossible : quelle pourait être cette parole assez extraordinaire pour discerner l’oubli vital de l’amnésie facile, pour transformer cette amnésie douloureuse en mémoire vivante, et pour effacer la mémoire malade et obsédée du ressentiment? Quelle pourrait être cette parole surprenante par laquelle soudain mon passé, de membre mort qu’il était, m’est rendu ; et par laquelle tout entier à nouveau j’appartiens au présent! Il faudrait un langage qui puisse en même temps exprimer le tort subi (est–il même possible d’exprimer complètement un tort?) et être compris, entendu, repris par celui qui l’a commis? N’y a–t–il pas une disproportion irréductible, une hétérogénéité de langage irrémédiable? N’est–on pas condamné au « différend »? Peut–être faut– il prendre le temps de raconter à l’autre et de raconter autrement, encore et encore, de faire mémoire de telle sorte et jusqu’à ce que l’oubli devienne possible.
Voici quelques–unes des conditions du pardon que l’on peut énoncer, si l’on cherche un pardon à condition que la justice ait été établie. Ainsi le pardon comme la responsabilité ne s’énoncent pas « en gros »; ils doivent investir en détail la demande de justice. Ce serait une erreur que d’opposer l’amour sans force du pardon, seul évangélique, à la force sans amour de la justice, seule équitable ; ne serait–ce que parce que le pardon n’a pas de sens sans la confession de l’injustice, et que le pardon seul permet vraiment de ne pas recommencer.
Une justice à condition de pardon
Maintenant il faut faire l’autre moitié du chemin en repartant de la justice : que serait une justice qui rende possible et autorise ce pardon? Car le pardon ne vient pas forcément, après la justice ; la justice croit souvent pouvoir s’en passer. Or nous allons le voir, il ne le peut pas vraiment. Et nous refusons ici un pardon qui se contenterait de si peu, des miettes laissées par la justice, comme si le pardon n’était là que pour rendre heureux ceux qui resteraient encore malheureux après la justice établie! Un petit coup de grâce et de gratuité chaleureuse après le froid salaire de la dette!
La loi de la rétribution n’est pas seulement une stratégie pour fonder l’ordre social sur la réciprocité et l’échange, mais aussi une stratégie pour intégrer à cette « cohérence » du monde ce qui excède toujours l’échange : la douleur et plus généralement la mort, la perte sans appel de tout ce qui ne sera jamais rappelé, « rétribué ». Les humains en effet préfèrent encore que leur douleur ou leur mort soit la rétribution d’une faute ou d’une erreur, plutôt que d’accepter qu’elles soient dénuées de toute signification. Accepter qu’un malheur, un sida, un accident, une agression, au–delà des responsabilités assignables, soit simplement absurde et bête, bête à pleurer, c’est probablement ce qu’il y a de plus difficile. Il est difficile de recevoir, il est difficile de perdre. Au–delà du pardon éthique avec ses conditions, il y a un pardon qui est simplement le consentement à la perte.
Tout peut–il être exactement rétribué? Une justice totale pour chacun peut–elle exister? Si l’on pense la rétribution du bien et du mal dans « cette » vie, les biens sont alors les signes extérieurs d’une bénédiction, d’une bonne conduite. D’où la vénération de la richesse, les amis de Job qui se détournent de lui dans sa misère, la crainte d’être contaminé par la malédiction. D’où ce qui brise toute solidarité dans l’adversité, et ce scandale absurde, que souvent les justes sont malheureux et les méchants prospères. Si l’on pense la rétribution dans une « autre » vie, où tout sera jugé pour chacun, dans sa singularité absolue, c’est l’idée de Jugement Dernier qui apparaîtra en même temps que celui d’une extrême individualisation de la culpabilité. Parce que la loi de la rétribution laisse toujours un « reste », un résidu de singularité, c’est le sentiment d’injustice qui a engendré le sentiment individuel. Pourquoi moi ?
Les religions de la grâce (avec un certain judaïsme, un certain christianisme, le protestantisme, etc.) se présente alors comme une solution à cette alternative. C’est une tentative pour sortir de cette vision « pénale » du monde, en proposant un discours qui, sans y répondre vraiment, soit à la hauteur du scandale et de l’absurde. Et comme il n’y a pas d’action, même la plus résolument criminelle, qui ne soit environnée d’un « nuage d’inconscience, d’inconnaissance », seule la grâce, qui est un pardon total et même immoral, peut affronter l’absurde, l’infini excès des souffrances sur toute méchanceté. Car les hommes sont globalement malheureux et méchants, mais encore plus malheureux que méchants. C’est cet inconsolable excès que désigne la plainte humaine.
Seule une justice qui fait droit à cette plainte sans prétendre la rétribuer est compatible avec le pardon. Elle est même inapplicable sans lui, pour diverses raisons : 1) Parce que seul il permet vraiment de sortir de la spirale par laquelle on s’enfonce dans son « droit » ou dans son « tort », et de ne pas recommencer la violence. 2) Parce qu’il y a une sorte de « pardon légal » pour la faute inintentionnelle, ou pour la « première faute » en droit antique, la faute inconsciente, car au fond nul n’est censé a priori connaître et assumer toutes les conséquences de tous ses actes. 3) Parce que le pardon, dans sa sollicitude, peut seul se porter à la rencontre de chacun dans sa singularité. 4) Parce que chaque société repose sur une certaine équation entre la mémoire et l’oubli, et que le pardon est en même temps un acte de remémoration et de confession, et un acte qui fait prescription ; et que chaque société définit son rapport au temps et son identité par son rythme de confession et de prescription. Tout cela fait du pardon une sorte de « tête chercheuse » de la justice.
Le pardon et l’amour des ennemis
Nous disions : les humains préfèrent encore que le malheur soit la rétribution d’une faute ou d’une erreur, plutôt que d’accepter qu’il soit dénué de toute signification. C’est pourquoi, sous cette loi de la rétribution totale, l’échange a toujours la forme d’une surenchère : pour que l’échange remplisse sa fonction, il doit réintégrer cette marge, et donc augmenter.
Appliquée au mimétisme de la violence, cette surenchère fait que lorsqu’on a commencé à faire du mal, on préfère se donner les raisons d’en faire plus encore, plutôt que d’arrêter. La Rochefoucauld écrit que l' »on déteste ceux à qui on a fait du mal ». Le sentiment n’est que l’énergie cinétique soulevée par l’acte. Pour le dire autrement : le mal fait toujours un peu plus de « bruit » encore que de mal, mais ce bruit même nous entraîne à faire du mal en plus. C’est ce qui fait l’irréversibilité de l’échange. Si le caractère proprement irrémédiable du malheur est qu’il nous place devant l’irréversible, tout se passe comme si, à partir du moment où l’on ne maîtrise plus l’irréversible, on était tenté d’en rajouter.
C’est dans ce contexte que nous allons essayer de parler de l’amour, et de l' »amour des ennemis »(Luc 6–27). Une telle formule, observons–le tout de suite, ne nie pas l’existence possible d’ennemis et d’inimitiés. Il ne s’agit pas d’un « bon sentiment », mais de cet étrange commandement que m’adresse chaque visage, au– delà de tout échange possible : « Toi, aime–moi ».
Si l’amour est cette faculté que nous avons de transgresser la loi de l’échange, d’aimer nos ennemis, il opère une sorte de rupture avec la logique de la surenchère et de l’irréversible. Par cette rupture, par ce « pardon », nous refusons de haïr l’ennemi au– delà du mal que nous lui faisons. Au fond l’impossible commandement d’amour des ennemis nous met au défi de pratiquer une réciprocité pure, sans un brin de surenchère. Le pardon serait ici strictement équivalent à la pure justice.
Olivier Abel
Publié dans Alternatives non-violentes n°84 sept. 92.