« Les conflits, les comprendre, les résoudre – Le désaccord fondateur »

Comment fonder quelque chose dans un désaccord? Je ne suis pas sûr de ce que je veux en énonçant un tel titre. Mais à la fin de ce long cycle très fourni sur les conflits, il est peut-être envisageable de dire au moins ce que nous ne voulons pas, ce à quoi nous renonçons délibérément. Nous partirons de ce qui nous est le plus proche et nous irons vers les couches les plus profondes, qui ne sont d’ailleurs pas les moins rationalisées, dans l’archéologie de la violence.

Dans les conflits jusqu’à la fin des temps

La première chose, c’est que nous ne croyons plus au rêve politico-religieux d’une société sans contradiction, sans conflit, entièrement réconciliée, parce que les sociétés les plus totalitaires sont récemment sorties de ce rêve-là. Je parle des sociétés, mais on pourrait aussi parler des religions ou des familles, et on pourrait chaque fois décliner les formes de conflit et d’accord depuis le registre politique jusqu’au registre familial, parce que la famille est un très bon exemple pour penser la conflictualité. Une famille où tous les intérêts seraient réconciliés, sans tragédie, est une contradiction dans les termes puisqu’une famille, c’est toujours tragique.

Nous savons donc que nous sommes plongés dans le conflit des interprétations, dans le désaccord, jusqu’à la fin des temps. Et qu’il nous faut trouver un modus vivendi dans ce conflit, dans ce désaccord. C’est ce qu’exprimait un philosophe et historien, Pierre Bayle, qui a écrit à la fin du XVII° siècle un dictionnaire historique et critique dans lequel il essaye de montrer qu’il y a une pluralité de versions de l’histoire, et qu’il faut mettre en page cette pluralité. Il ne s’agit pas, comme le disait Voltaire, de se placer au-dessus des conflits où l’on se bat pour des chiffons obscurantistes. On est dans le conflit, et la tolérance, c’est accepter d’être dans le conflit. Comment allons-nous cohabiter en attendant une solution définitive du problème dont nous reconnaissons ensemble qu’elle nous échappe?

Sans arbitrage théologique

La deuxième chose que nous ne voulons pas c’est de partager les tâches théologico-politiques entre d’un côté un ordre césaro-papiste, qui gèrerait des institutions politiques durables et gagées sur la force, et d’un autre côté une église très pure, très marginale, qui serait dépositaire du vrai Evangile.

Cela, nous n’y croyons plus, parce que nous ne croyons pas qu’il y ait une théologie évangélique pure, ou biblique assez claire, qui puisse dire ce qui est vrai en matière de conflit. Il y a dans la Bible des textes radicalement non-violents, il y en a d’autres qui sont tellement violents qu’on n’ose plus les dire aujourd’hui.

Ni déplacement “ religieux ” sur un bouc émissaire

Le troisième point, c’est que nous ne croyons pas que la religion puisse être une forme de gestion des conflits par déplacement sur un bouc émissaire. Cette conception sacrificielle fait accepter une injustice suffisamment cantonnée pour que cela ne mette jamais en question l’ordre établi. C’est la conception d’un adversaire de Bayle, Leibniz, qui a écrit la théodicée, la justification rationnelle d’un Dieu tout puissant et qui ne cherche que le meilleur des mondes possibles, sans pouvoir empêcher qu’il y ait encore un peu de malheur. Leibniz était venu comme ministre plénipotentiaire du prince de Hanovre voir Louis XIV pour lui proposer d’arrêter la guerre intra-européenne afin que les pays européens attaquent tous ensemble l’empire ottoman.

C’est toujours l’idée de déplacer la violence pour la concentrer sur quelque chose d’autre, que l’on puisse taper légitimement. Nous ne croyons pas que la religion puisse se contenter de justifier ce déplacement et cette condensation de la violence sacrificielle. D’abord nous acceptons aujourd’hui de faire un sacrifice pour soi-même, de renoncer à un plaisir immédiat ou d’endurer une charge provisoire, pour un bénéfice ultérieur ; mais nous n’acceptons plus qu’une partie de la société impose un tel sacrifice à une autre, fût-ce à l’avantage du plus grand nombre.

Ensuite les formes de la violence sacrificielle sont trop variables et dépendantes des structures anthropologiques les plus lourdes de nos cultures. Il y a plusieurs manières en effet de concevoir le conflit et de concevoir le pardon, dans des cultures différentes. Il serait intéressant, par exemple, de prendre la figure du loup dans la mythologie grecque et dans la mythologie turco-mongole, pour voir comment le loup est une figure du passage de la civilisation à la barbarie, et réciproquement.

Il nous faut donc :

  • Comprendre ce qui nous arrive lorsque nous basculons dans le conflit.
  •  Accepter la pluralité des formes de conflit.
  •  Chercher sans exclusive comment on peut sortir du conflit.

1. Le passage au conflit

1.1 La figure de l’accumulation

Tout d’abord, prenons le passage au conflit. La première idée, c’est la figure de l’accumulation, de la nervosité qui s’accumule. La vie en civilisation, c’est un ensemble de stratagèmes pour retarder la violence, pour la ritualiser, la canaliser, l’organiser, faire en sorte qu’autant de gens puissent vivre ensemble sur un petit territoire. Cela suppose de créer un ensemble de contraintes pour que les conflits incessants ne dégénèrent pas en violence (la banalité du code de la route nous fait oublier le travail qu’il a fallu pour parvenir à glisser autant de trajectoires rapides et dangereuses dans de si minces espaces). On peut ainsi observer une baisse tendancielle du taux de violence, depuis la fin du néolithique jusqu’à aujourd’hui.

Admettons par exemple qu’autrefois, il y avait environ 20% des gens qui mouraient de mort violente. Les guerres ont précisément servi à faire baisser le taux de violence, en la ritualisant, en la fixant et en l’organisant, pour parvenir au taux de violence globalement assez faible des 18ème et 19ème siècles. Et cela marche jusqu’aux deux grandes guerres mondiales, pendant lesquelles le taux remonte terriblement. La guerre classique semble ne plus bien marcher pour organiser la violence : que se passe-t-il ?

Georges Bataille estime que tout se passe comme si plus on différait les conflits, plus on accumulait des forces, et qu’il faut ensuite dépenser brusquement ce qu’on a accumulé. La conflictualité qui a été canalisée, différée, va être dépensée d’une façon d’autant plus terrible et totalitaire, qu’on l’avait plus longtemps différée. Dans cette hypothèse on comprend mieux les grandes guerres mondiales, et notre situation actuelle angoissante. Comme si, à l’image de ce qui s’est passé dans les pays de l’Est, après des décennies de productivité, il fallait passer à une sorte de gaspillage. Le moment où une très grande force accumulée doit se dépenser est un moment très dangereux dans l’histoire de l’humanité. Mais vaut-il mieux comme aujourd’hui multiplier les conflits de « faible » intensité ? Sait-on jamais ce qu’on fait en ouvrant la porte à la guerre ?

1.2 La figure du basculement

Il ne faut pas mélanger cette première figure de l’accumulation avec une autre figure du passage au conflit qui marque plutôt une sorte de retournement. Les grands mouvements de liesse populaire (Fête de la Fédération à la Révolution, chute du Mur de Berlin) sont souvent suivis de guerre civile. Pourquoi bascule-t-on du plus grand amour dans la plus grande haine ? Comme si la déception était d’autant plus forte qu’il y avait plus d’amour auparavant. Comme s’il était plus difficile de partager un bonheur, un bien commun, que de partager un malheur.

Cela culmine dans la figure de la jalousie. Le jaloux va jusqu’à préférer détruire sa vie plutôt que de voir son rêve brisé. Et comme on le voit avec Othello, si je réalise que je ne peux pas être tout pour l’autre, je bascule dans la jalousie. Pierre Bayle écrivait : L’homme préfère détruire l’objet désiré plutôt que le partager, se faire du mal si cela peut aussi faire du mal à son adversaire plutôt que se procurer un bien qui tournerait aussi au bien de l’adversaire. Ou bien comme on le voit dans Macbeth l’homme préfère rajouter au malheur plutôt que de subir passivement l’irréparable.

1.3 La figure de la séparation

Une première figure de ce retournement peut se produire lorsqu’une société qui avait évolué vers une sorte d’indifférenciation a besoin de se refaire des différences fondatrices. Car notre société, dans ses échanges comme dans ses inéchangeables, n’existe que parce qu’il y a des différences.

C’est un phénomène qui a été très bien relevé par Claude Lévi-Strauss, dans Race et Histoire. Pour qu’il y ait humanité, il faut qu’il y ait des différences sans lesquelles les échanges sont impossibles. Mais le problème aujourd’hui n’est plus tant de faire échanger des gens qui resteraient repliés sur eux-mêmes, que de parvenir au contraire de ralentir les échanges. Quand il y a trop d’échanges, en effet, tout s’égalise et il n’y a plus de différences.

C’est peut-être le cas dans les Balkans, lorsque trop rapidement les anciennes différences s’effacent devant la démocratisation, les lois du marché, etc. Les anciennes frontières s’écroulent et il apparaît alors un besoin de différer de l’autre, de refaire de nouvelles frontières, qui ne sont pas seulement le réveil des anciennes. Ce serait donc la première source possible de guerre civile, lorsqu’on bascule de l’indifférenciation dans le désir de différer, de se séparer.

1.4 La figure de l’unanimité

Dans un deuxième schéma du retournement, du basculement dans la haine, il y a trop de tensions, de problèmes de minorités, trop de différences de langues, de cultures, de mœurs, de religion, trop de désaccords. On veut alors refaire un corps social unanime. Le sociologue Georg Simmel a montré que la violence apparaît quand on a dépassé le seuil de tolérance des différences et des tensions.

Au fond, la violence apparaît quand on refuse le conflit, entendu ici non comme violence extérieure mais comme conflictualité intériorisée, comme capacité à supporter la tension du différend ; elle apparaît lorsqu’une société veut revenir à l’unité. Le désir d’unanimité peut être une figure de la haine, quand on ne supporte pas la difficulté à communiquer, à échanger, à partager, et qu’on ne tolère pas qu’il puisse y avoir quelque chose que l’on n’échange pas. Remarquons que la société qui veut se séparer et celle qui veut chasser de son sein les différences peuvent être les mêmes, et les démagogues ont toujours très bien su jouer sur ces deux tendances.

2. Pluralité des formes de conflit

Tout cela nous amène à concevoir combien les formes de conflits sont plurielles, multiples. Si plusieurs chemins mènent au conflit, qu’il soit inter-individuel ou qu’il soit politique, c’est que le conflit diffère selon qu’il s’attaque à différentes formes du lien social et qu’on bascule dans le conflit violent pour des motifs différents. On verra plus loin que la sortie de la violence et la réconciliation diffèrent aussi selon la forme de conflit qu’il s’agit d’apaiser.

2.1 Égaux et inégaux

On peut d’abord distinguer le conflit entre d’une part les égaux, les frères ennemis, qui sont souvent ceux qui se ressemblent le plus, et d’autre part le conflit entre les inégaux, les disproportionnés, les grands et les petits. Dans les familles, il ne faut pas confondre les conflits conjugaux avec les conflits entre les générations.

Il y a ainsi de même les guerres civiles et les guerres coloniales, qui sont deux manières de refaire ou de retrouver des différences. D’une certaine manière, les grandes guerres qui ont ravagé l’Europe au XX° siècle, comme jadis les guerres de religion, sont des guerres civiles, alors que les guerres d’Algérie ou du Vietnam, et récemment dans le golfe irakien, sont plutôt des guerres coloniales.

2.2 Moyens techniques et résolution psychique

Mais il ne faut pas croire que toute guerre coloniale, entreprise comme une « dératisation » à risque quasi-zéro pour le colonisateur, soit gagnée d’avance. Si une technique est imposable à l’adversaire, obligé de se doter de moyens militaires commensurables ou de disparaître de l’échange (ici de l’échange de violence), par contre une langue, une religion, et plus généralement toute forme du vouloir vivre ensemble, ne sont pas imposable.

La guerre suppose non seulement de disposer des moyens techniques de destruction, mais aussi de la résolution psychique, de la détermination de la volonté commune. Et la violence apparaît quand un parti dispose simultanément de moyens matériels et de force psychique, de détermination. On peut avoir beaucoup de moyens technologiques, si on n’a pas la force psychologique, on ne fait pas grand-chose. Ceci est vrai non seulement pour la guerre entre les Nations mais aussi à l’échelle des conflits individuels.

L’histoire de la guerre, c’est cet équilibre sans cesse modifié entre le progrès technologique des moyens d’attaquer et de défendre, et la détermination psychologique, la capacité à galvaniser le corps social tout entier, à justifier aux yeux de ceux qui souffrent le bien commun pour lequel ils souffrent. Ce fut par exemple le grand succès de la Révolution française que de justifier une levée en masse auparavant inimaginable. Mais ce fut aussi le grand succès de la bombe atomique que d’organiser un système de défense plausible sans une intense mobilisation psychique. En tous cas c’est sous cette double logique que la guerre a progressé. Et cette progression du militaire montre bien l’autonomisation du militaire. Le conflit une fois déclenché échappe au politique. Il suit ses lois propres, qui sont celles du « progrès » militaire. C’est là toute l’horreur de la guerre, qu’une conception trop instrumentalisée manque avec une naïveté si l’on peut dire désarmante.

2.3 La violence comme moyen

Ce serait merveilleux, en effet, si toutes les violences et tous les conflits n’étaient que des moyens un peu particuliers dans la gamme des moyens d’une puissance donnée (qui se déploieraient ainsi entre une limite purement diplomatique et une limite purement militaire). Cela supposerait que tout emploi de la force affiche clairement et publiquement ses objectifs ; ou du moins cela supposerait la possibilité de les afficher, car pour les masquer ou les tenir secrets, encore faut-il pouvoir les afficher. Il y a là un enjeu important par rapport à la médiatisation de la guerre, et à ce que j’appelerai plus loin la représentation des conflits.

Dès lors que les buts seraient représentables, on pourrait délibérer sur le meilleur moyen pour réaliser de tels objectifs. Et puis quand on a un conflit avec un objectif, on peut gagner ou perdre. Les protagonistes qui n’affichent pas leurs fins ne peuvent jamais perdre. Mieux : quand les objectifs sont affichés, la confrontation permet de modifier les prétentions en présence, jusqu’à les rendre compatibles dans le même monde. Cette modification des prétentions initiales est la fonction irréductible du conflit ; sinon, à quoi sert vraiment la confrontation ?

Mais au-delà du « savant » brouillard sur les objectifs, qui permet de ne jamais perdre, de ne jamais reconnaître qu’on s’était fixé un but discutable ou délirant, ou qu’on s’est trompé de moyen pour l’obtenir, il y a d’autres formes de violence qui sont « non perdables ». Ce sont de purs cris : on n’en peut plus, alors on explose. Cela existe, mais ce n’est pas stratégique. Ce sont plutôt des violences symboliques, expressives d’un conflit non-formulé dans une confrontation perdable par les deux adversaires.

2.4 Les théâtres de conflit

Le problème est que le conflit violent a une tendance manichéenne à tout simplifier, à ramener tous les conflits à l’opposition d’un bien et d’un mal d’où toute position tierce soit exclue. Pour ne pas être rejeté des deux côtés, on est obligé de choisir son camp, d’être pour ou contre, quitte à passer sous silence les autres conflits qui sont comme occultés dans la violence.

Ce manichéisme du conflit violent lève un grand brouillard de bruit et de confusion sur les véritables « points » du conflit. Le travail de l’artisan de la paix est d’abord de chercher où est la question qui oppose les uns et les autres, parce que généralement le conflit éclate sur un point qui n’est pas le principal, et c’est tout un travail que de faire voir les lieux du désaccord.

La crise actuelle du politique est d’ailleurs une crise de représentation. Or une bonne représentation devrait être capable de représenter les différends, de faire en sorte que les conflits ne soient pas simplifiés (physiquement et psychiquement) dans la violence, mais qu’ils soient négociés. Que l’on échange non pas des coups mais des plaintes, des accusations, des arguments, des justifications, des narrations. Il peut alors se produire des conflits tragiques entre deux droits aussi légitimes l’un que l’autre, mais qui s’excluent mutuellement, comme avec Créon et Antigone. Cependant le différend y est représenté, et en ce sens là déjà le fort ne laisse pas le faible entièrement sans force contre lui. Et il n’y a pas que le tragique qui soit représentable : il correspond à des figures rhétoriques d’amplification du conflit, mais il y a aussi des figures de réduction ou de relativisation, plus comiques, qui mettent en avant les points communs dans le désaccord, ou bien le côté dérisoire du désaccord par rapport au malheur qu’il a pu provoquer.

Est-ce que dans notre pays l’Assemblée Nationale représente bien nos conflits ? Nous manquons de théâtres de conflictualité aujourd’hui, entre les personnes comme entre les groupes, entre les cultures, entre les classes, entre les générations. L’urbanité devrait être un de ces théâtres, mais elle n’est pas pensée comme un lieu de confrontation. L’urbanité est un lieu qui oscille entre l’uniformisation indifférente et la juxtaposition de ghettos isolés.

Au fond, ce qui nous maintient dans la violence, la domination ou la guerre sans savoir ce que nous faisons ni ce que nous subissons, c’est le fait que nous n’honorons pas nos conflits. Nous voulons vite les liquider. Les humains diffèrent foncièrement. Ils divergent. C’est cela leur honneur. Je dirai même que théologiquement ils interprètent de façons différentes la grâce et le fait d’exister. Ils ne peuvent exister qu’en différant les uns des autres (dans la parabole des talents, les serviteurs interprètent et doivent interpréter le don qui leur a été fait). Mais autant les humains sont heureux de différer, autant ils entrent en conflit à cause de ces différences, et de la difficulté même à partager leur bonheur.

3. Comment sortir des conflits violents ?

Il y a autant de manières de sortir des conflits violents qu’il y a des formes différentes de conflit, comme nous venons de le voir. Pire, comme la sortie du conflit ne saurait se faire sans rétablir un lien social ou établir une nouvelle forme de l’accord, sans même parler de l’impossible partage des souffrances dues au conflit, la violence peut être relancée par le conflit entre les différentes issues heureuses et rapides que l’on souhaite au conflit.

Il y a des non-violences stratégiques. C’est l’exemple de Martin Luther King. Recevant une pierre au visage, il lève la main en disant : « God bless you. » C’est extraordinairement stratégique comme non-violence, car, en face d’une foule, il met en œuvre le regard du tiers spectateur, avec une puissance gigantesque.

Il peut aussi y avoir une non-violence purement agapéenne. C’est la réplique de la violence symbolique, pure, sans stratégie. Elle est attachée à la singularité de celui qui est tombé, sans savoir si c’est un ami ou un ennemi. Elle aime les ennemis, mais sans stratégie. Attention, on a trop tendance à mettre notre pavillon évangélique derrière cet amour des ennemis.

“ Aimer ses ennemis ”

On peut aussi entendre l’amour des ennemis de manière stratégique. Cela peut vouloir dire : mettez-vous à la place des amis de vos ennemis. C’est fondamental pour la stratégie de la diplomatie. Toute la diplomatie tient dans ce commandement : “ faites semblant d’être les amis de vos ennemis ”.

“ Aimez vos ennemis ” peut aussi vouloir dire quelque chose de tout à fait différent. La Rochefoucault dit : « On déteste ceux à qui on a fait du mal. » C’est la base de la surenchère de la violence. C’est le problème des policiers qui doivent faire leur travail de « gardien de la paix ». Ils vont faire des gestes de coercition, et de ce fait, ils vont avoir des sentiments.

C’est très difficile d’aimer ses ennemis, au point de ne pas leur faire du mal en plus. La logique de la violence, c’est de donner plus qu’on ne reçoit, c’est la logique de la vendetta. La vengeance n’est pas archaïque, elle est ultra moderne, elle est partout dans notre société, et d’autant plus que nous ne croyons plus dans les institutions.

Il faut donc faire éclater l’amour des ennemis dans toutes ces significations que je viens de présenter.

Le désaccord fondateur

Le compromis est un dispositif qui peut être matériel, comme un bornage de champ.

En fait, un bornage est simple. Un compromis est un dispositif équivoque. Il y a un conflit qui a été converti en courtoisie par un travail continu dans lequel on fait coexister l’accord et le désaccord, à cause de la volonté de s’accorder. Donc des objets ambivalents, qu’on peut interpréter à plusieurs : c’est le désaccord fondateur.

C’est ce qui manque à l’Europe. Il faudrait un grand débat sur ce que c’est que l’Europe. Mais il n’y a pas de désaccord fondateur sur l’Europe. On est pour ou contre, mais on ne sait pas ce que c’est.

Le canon biblique est un exemple de désaccord fondateur. On a canonisé ensemble des versions théologiques antagonistes, qui auraient pu sinon se “ péter à la gueule ” jusqu’à la mort de la communauté, du peuple élu ou du peuple de l’alliance.

Il y avait des conflits théologiques et culturels profonds. En mettant ensemble dans le même canon ces différentes versions, on oblige les rescapés du conflit à cohabiter.

Une constitution politique, un contrat de mariage, c’est un désaccord fondateur, c’est-à-dire une manière de sortir du conflit. La sortie du conflit, même par le compromis, ne doit pas cacher qu’il y a encore de la pluralité.

Plusieurs formes de tolérance

Il y a une pluralité des régimes et des formes de compromis, des formes de tolérance. La tolérance dans l’Empire romain, dans l’Empire byzantin ou dans l’Empire ottoman, est une tolérance de style impérial, où des gens de langues différentes, de religions différentes, cohabitaient cahin-caha. Mais il y avait des dispositifs très anciens pour imposer la coexistence.

Cela n’a rien à voir avec la forme de tolérance -de cohabitation – qui est apparue avec les “ Lumières ”, avec l’idée moderne de l’Etat et du Politique au sens européen. Ce sont deux choses complètement différentes.

On peut donner d’autres exemples, ceux de la Suisse et de la Belgique où des communautés différentes adoptent une constitution commune. Il y a aussi les Etats-Unis d’Amérique, qui sont une société d’immigration. Ce n’est pas un Etat nation ni un état impérial au sens romain. C’est autre chose.

Il y a donc différents régimes de tolérance. Chacun de ces régimes a ses avantages et ses inconvénients. Quand on essaye d’avoir tous les avantages, parfois on a tous les inconvénients. On ne peut pas si facilement que cela changer de régime.

Du coup, les guerres civiles n’auront pas la même forme.

Ce qui s’est passé dans les Balkans récemment, c’est une guerre civile qui hérite à la fois de l’empire ottoman, de la forme impériale d’appartenance à des communautés, et du régime nationaliste que l’Europe occidentale a introduit dans ces pays-là.

Nous ne devons pas juger ces conflits avec nos catégories, nous devons commencer par essayer de comprendre ce qui se passe avec ces populations-là, avant de le juger.

Il y a donc une pluralité des formes de cohabitation, d’accord et de tolérance, comme il y a une pluralité des formes de conflit et même de guerre civile. La guerre civile dans un pays d’immigration, comme la guerre de Sécession aux Etats-Unis, ce n’est pas la guerre civile en Vendée.

Plusieurs formes de réconciliation

Les formes de réconciliation sont aussi variées. Nous avons trop tendance à croire que toutes les cultures vont vers un même point de la réconciliation, du grand pardon général, où tous se comprendront.

Et c’est là où il y a les plus grandes figures de l’espérance, du pardon et de la réconciliation qu’il y a les plus grands dangers de conflit, de guerre et de destruction réciproque. Avec le pardon, la réconciliation et l’amour, on se rapproche de l’absolu. Plus on parle de l’amour, plus on parle de la haine, parce qu’on est près de l’exclusif.

Plusieurs cultures du pardon

Dans une culture catholique, le pardon, c’est ce qui vient couronner la création. C’est la grâce, elle est surnaturelle, elle est l’achèvement, la finalité. Tout monte vers ce couronnement final, qui est le pardon. Nous en avons déjà des signes, des arrhes. Mais un jour, il nous sera donné dans une création refondue dans la main du Créateur. Le pardon, pour un catholique, c’est un geste par lequel j’anticipe ce couronnement.

Dans la culture protestante, le pardon se réfère à la grâce, qui est toujours avant. Le pardon, c’est le rappel du don premier qui nous a été fait, un rappel eschatologique dans un monde qui est réglé par la règle de l’échange, le rappel d’un don fondamental qui est toujours déjà là.

Dans la culture musulmane, le pardon, c’est le renoncement à la plainte, c’est la solution amiable. Il faut imiter Allah, qui est miséricordieux, bienveillant, etc.

Dans la culture juive, le prophète réclame la justice. C’est une accusation, il accuse le peuple et il accuse Dieu. C’est parce qu’il y a un échec de la justice, du contrat, de l’alliance tenue, qu’il y a pardon. On demande le pardon, justement, parce qu’il y a un impardonnable, un contrat fondateur qui a été rompu.

Il y a donc quatre cultures différentes du pardon. C’est pourquoi les lieux de la réconciliation sont les lieux sur lesquels non seulement nous devons être les plus prudents, mais avoir le plus le sentiment de la possibilité du conflit. C’est là que nous nous désarmons par rapport à cette précaution, par rapport à cette prudence, qu’il nous faut “ armer ”.

Tout votre cycle a eu pour objet de nous armer, de penser le conflit comme quelque chose qui ne soit pas seulement, immédiatement, la violence et la terreur, mais aussi la chance et l’honneur d’être humain.

Débat

1ère question – Qu’est-ce que le pardon ?

Le problème du pardon, c’est le problème de savoir qui a le droit de pardonner à qui. On peut être d’accord sur la nécessité de pardonner, mais on n’est pas d’accord sur la distribution des rôles. Et quand on est d’accord sur la distribution des rôles, cela veut dire que c’est fini, on a déjà pardonné.

Le pardon a un effet sur la mémoire. On oublie qui a commencé. On a échangé les mémoires, on a brouillé la mémoire. Et pourtant le pardon demande de dire la mémoire, de dire le tort. C’est ça le paradoxe et c’est la source de difficultés.

C’est pour cela qu’avec le pardon, on est le plus proche de la paix, on est aussi le plus proche de la guerre, parce que c’est au moment du pardon, que se rejoue toute la scène. Il faut reprendre tous les rôles, une dernière fois, pour changer ces rôles, pour oublier les rôles. C’est un moment très fragile. Cela ne se fait pas sans précaution, surtout quand on a affaire à des torts irréparables. Il y a du malheur parce qu’il y a de l’irréparable, sinon, ce n’est plus du malheur, c’est du jeu.

2ème question – Et s’il y a de l’irréparable ?

Quand on a affaire à de l’irréparable, les versions des faits ne se comprennent pas, on entend deux langages différents. Le problème du pardon, de la réconciliation, c’est qu’on croit qu’on va enfin tous communier dans un seul langage.

Construire une narration

La figure que j’ai voulu vous proposer est plutôt sur le mode mineur : on va essayer de construire une narration, dans laquelle il y aura deux discours mélangés, deux discours qui acceptent d’être mis dans le même canon, de cohabiter. La difficulté, c’est d’accepter cela, et non pas de construire un seul langage qui fasse la synthèse, qui fasse un bilan. Non, on ne peut pas faire un bilan.

Il y a parfois de l’impardonnable parce que de toutes manières ils ne sont plus là. De là vient le fait que les deux discours soient très opposés.

Il y a le pardon qui met fin à un différent entre des contemporains, dans lequel on essaye de mettre ensemble deux versions, qu’on essaye de faire cohabiter. Il y a un travail de concessions réciproques, d’une narration à plusieurs voix.

Le passage d’une génération

Mais il y a un autre problème qui surgit dans un conflit dans lequel s’introduit le temps, le passage d’une génération. Que faire lorsque les coupables ne sont plus là pour demander pardon, quand les victimes ne sont plus là pour accorder le pardon ?

Les contemporains peuvent répondre, mais est-ce que nous allons pardonner pour quelque chose que nous n’avons pas subi, demander le pardon pour quelque chose que nous n’avons pas fait ?

Il y a pourtant un rôle du pardon, lié au fait qu’il y a des enfants qui grandissent. Il y a de l’imprescriptible, il ne faut pas que les enfants oublient la dette, et en même temps, il ne faut pas que cette dette envers les morts empêche les enfants de grandir.

Le concentré du tragique est là-dedans, dans la dialectique des générations. Le pardon, c’est en même temps un travail de deuil et un travail d’enfantement, en même temps la réouverture d’un passé la mise au monde à un présent.

3ème question – Qu’est-ce qui fait la qualité d’un médiateur ? N’est-ce pas la connaissance intime de son propre désaccord fondateur qui peut faire d’un homme un bon médiateur ?

Tout à fait d’accord. En voici un exemple. J’ai été élevé dans une culture chrétienne, protestante, mais en même temps je me sens profondément attaché à la laïcité. Mais comme protestant, donc minoritaire, je comprends les autres minoritaires, juifs, musulmans, etc. Tout cela me fait un statut équivoque.

Cette situation nous permet-elle d’être compris par tout le monde ou au contraire de n’être compris par personne. L’anthologie protestante est fondée, à l’excès, sur cette espèce de division intérieure (cf. Luther : « je suis à la fois le vieil homme et le nouvel homme », etc.).

C’est pour cela que nous avons besoin d’installer des compromis. Mais nous avons une conception technocratique de l’institution, nous manquons d’une conception théâtrale de l’institution, où nous puissions théâtraliser nos conflits, nos désaccords.

4ème question – Aller jusqu’à la rupture ?

Sur ce point, il y a une contradiction totale entre mon discours et mon vécu. J’aime tellement peu les ruptures que je suis prêt à avaler beaucoup de couleuvres, à supporter beaucoup de tensions. Il y a un certain masochisme protestant dans cette attitude. Mais mon discours, c’est un éloge de la rupture, à condition que ce ne soit pas n’importe quelle rupture, une rupture avec condition.

D’abord, il y a des ruptures que l’on subit, on n’y peut rien. Si de ne pas vouloir rompre, cela nous interdit pour des années de faire le travail du deuil de quelque chose qui de toutes façons est déjà rompu, c’est monstrueux. Une théologie ou une philosophie qui imposerait cela serait monstrueuse.

Le travail du deuil

Dans le travail du deuil, il y a quelque chose comme une insensibilisation. Mon discours est un éloge de la rupture parce qu’il y a des tempêtes. Il y a des moments dans la vie où il y a des naufrages. Ensuite, on est comme Robinson Crusoé, en train d’émerger sur une plage. On ne sait pas si on est dans le même monde ou si on est dans un autre monde.

A ce moment-là, la fidélité – de l’autre côté de la tempête – elle veut dire quoi ? Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est de penser la fidélité dans la tempête et après la tempête. Mais cela veut dire d’accepter qu’il y ait eu une tempête. Il y a eu une rupture, et après, on va réinterpréter le passé, de l’autre côté de la rupture.

Mais il faut faire place à la rupture, de la même façon que pour comprendre la résurrection, il faut faire place à la mort, sinon on ne comprend rien à la résurrection. La résurrection, ce n’est pas l’immortalité de l’âme, c’est vraiment quelque chose qui suppose d’accepter la mort.

Je dirais la même chose pour ce qui se passe après la rupture, ce que j’appelle la ré interprétation, ce qui consiste à revisiter ensemble le passé, à revisiter les mémoires.

Je crois qu’on a tendance aujourd’hui soit à ne pas vouloir rompre, à rester fidèle, et j’ai beaucoup de respect pour l’attachement, pour la fidélité parce qu’aujourd’hui il nous est surtout demandé de nous délester, de rompre tous les attachements.

Mais en même temps, il faut que ceux qui sont fidèles ne jettent pas la pierre à ceux qui lâchent le lest simplement parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement, parce que sinon ils sont cuits, il faut qu’ils survivent. Le problème c’est soit on rompt, et il n’y a plus de fidélité, soit on est fidèle, mais on ne rompt jamais. Je voudrais penser une fidélité qui comprenne la rupture parce qu’on en a besoin pour le monde d’aujourd’hui.

5ème question – Le mot de la fin, si tu devais parler à un vieil ami qui doit traverser des pays agités ?

Celui qui pardonne n’est surtout pas celui qui a le dernier mot, ce serait une contradiction dramatique. Le pardon, ce ne peut pas être la fin.

S’il y a une chose à rajouter, c’est que nous sommes nombreux sur la planète, nous sommes nombreux dans les villes, nombreux sur les mêmes postes, nombreux sur les mêmes routes, etc. La tendance, quand on est trop nombreux, c’est d’essayer de faire de la place, en écartant l’autre. Le conflit, c’est cela, c’est vouloir écarter l’autre pour essayer de se faire de la place.

Il y a une autre possibilité, c’est de faire tous ensemble une migration conquérante ou bien, dans certaines grandes guerres, une migration dans l’au-delà. On part tous ensemble pour la guerre, pour passer la frontière de la mort.

Il faut être sensible à cette figure de la migration dans l’au-delà pour voir ce qui nous arrive lorsque nous sommes au bord des guerres. On a trop une conception technocratique des guerres. La guerre, c’est un phénomène anthropologique tellement profond qu’il est capable de nous faire faire un suicide collectif. Par rapport à ces grands déplacements de population, vers de nouveaux territoires, vers l’au-delà ou vers l’imaginaire (Internet), ce qui nous faut, c’est autre chose.

Des machines à retarder

Nous n’avons inventé que des machines à accélérer. Il nous faut des machines à ralentir, des machines à retarder. Toute la littérature, et d’abord la littérature biblique, toutes les institutions, les canons, ce sont des machines à retarder.

Le mot religion, pour moi, veut dire cela, ce qui nous empêche d’aller trop vite.

Transcription de la conférence du 17/6/99 au centre du Hâ 32

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)