Notes prises lors d’un colloque organisé par Évangile et Société en 2001.
Il y a plusieurs manières d’attaquer la question du racisme, toutes aussi légitimes les unes que les autres. Par exemple, je pense que la recrudescence du racisme pourrait être interprétée comme la réapparition qu’on croyait définitivement disparue de l’opposition « maître/esclave » : d’évidence, le rapport du maître à l’esclave n’est pas fini dans notre monde. Le christianisme s’est battu contre cette dualité du maître et de l’esclave, mais elle est sans doute inscrite durablement dans l’archéologie sociale et culturelle de l’humanité, et donc réapparaît à chaque fois qu’on n’y fait pas attention.
Une autre manière de s’attaquer à la question, c’est de dire, au contraire, qu’il existe toujours chez nous, de manière sécularisée, une sorte de théologie du progrès qui a pris la forme de l’évolutionnisme, dans lequel on trouve des « versions primitives » ou des « versions développées ». Il y a donc là un « vieux geste », le geste fondamental du racisme contre lequel il faut se battre, et on se bat là contre une théologie séculière. En effet, les théologies théologiques – théologiennes – ont un principe critique dans les Evangiles : elles peuvent être discutées, tandis qu’ici, on a affaire à une espèce de grand mythe du progrès évolutionniste, qui est très dangereux.
Une autre approche encore : on traite du racisme comme d’un problème d’immunisation. Là encore, il s’agit d’un vieux thème archéologique : les rapports du pur et de l’impur. Lorsque ces catégories se développent dans la strate des textes bibliques qui correspondent à l’exil à Babylone, pourquoi évoque-t-on l’idée de la séparation du pur et de l’impur, pourquoi la re-développe-t-on ? Parce qu’à Babylone, on a peur de la dissolution de l’identité. C’est un problème d’immunité culturelle et d’identité.
Je voudrai développer cette approche-là parce qu’il ya là des enjeux évidents. L’immunité, c’est le contraire de la communauté ; l’immunisation, c’est le fort qui a besoin de s’immuniser contre la souffrance du faible, pour ne pas la sentir. Le prédateur qui mange la proie ne se soucie pas tellement de la douleur de la proie : c’est un problème d’immunisation. Il y a un besoin éternel d’immunisation du fort contre le faible. Il y a aussi un besoin d’immunisation du faible contre le fort. Je m’explique : une petite culture qui est écrasée par le bulldozer de la mondialisation des échanges peut avoir besoin d’une immunisation, – d’une surdité, dirait Lévi-Strauss- pour ne pas être entièrement dévoré, écrasé, laminé par le bruit du monde, pour exister. Pour exister, on a besoin d’être sourd aux autres parfois. Pour qu’une culture reste créative, vivante, elle a besoin d’une certaine surdité. Cela fait allusion à un phénomène grave, que Lévi-Strauss avait parfaitement remarqué, qui représente une sorte de paradoxe et qu’il avait développé à propos du racisme dans un discours à l’Unesco en 1953. Il signalait ainsi que plus la lutte contre le racisme s’appuyait sur le discours des droits de l’homme, celui de l’éducation, celui de l’Unesco…, plus elle participe à une sorte de nivellement par les échanges que le racisme va utiliser en les retournant pour refaire des différences. Cela parce que, selon lui, anthropologiquement, l’humanité, pour exister, pour échanger, ne peut le faire que dans la différence. Ce paradoxe- désigné par Lévi-Strauss- me paraît d’autant plus actuel, 50 ans plus tard, que la mondialisation a accéléré tellement la rapidité, la masse et la puissance des échanges que c’est comme si la balkanisation était concomitante. On le voit bien dans le §3 de notre texte : il y a balkanisation parce qu’il y a mondialisation. Cela va ensemble. Ce sont deux phénomènes complices. Il y a et il y aura d’autant plus de fanatisme, d’irrédentisme culturel et religieux, qu’il y aura une mondialisation plus forte (aspect bulldozer de la mondialisation). C’est l’analyse que propose Lévi-Strauss , cet espèce de besoin anthropologique de l’homme à fabriquer de la différence. On a besoin pour cela de la guerre, de la violence, du racisme et de la surdité. On a besoin de surdité et d’un minimum d’immunité.
Il faut bien prendre conscience de tout cela quand on veut traiter sérieusement du racisme. Ce paradoxe là m’indique que, si les Eglises ont un rôle à jouer, c’est au coeur de l’éducation qu’elles vont le prendre : éducation aux droits de l’homme, au sentiment de l’unité de l’humanité. Il faut ajouter une autre dimension des Eglises : la catholicité – au sens de l’universalité – doit ouvrir une page de travail et de réflexion sur le respect de la différence, sur la différence respectée et encouragée, sur la production de nouvelles différences, sur la confrontation heureuse de la différence…
Voilà pour ce qui concerne les manières d’attaquer la question du racisme.
Je passe maintenant aux questions du pardon – qui est très important- et de la mémoire- qui vient d’être magnifiquement traité. Je dois avouer que je n’ai pas bien compris au début pourquoi on parlait du pardon, et que j’ai même été un petit peu agacé. Parce que si le pardon est la seule voie – c’est un peu comme l’évolutionnisme qui n’envisage qu’un seul chemin, – et qu’il faut nécessairement passer par l’unité et la réconciliation, j’ai plutôt envie de dire « au secours ». C’est trop dangereux…
Car il n’y a rien de plus dangereux que le pardon. Il faut redoubler de prudence quand on parle du pardon et de la réconciliation. C’est comme lorsqu’on aime trop ou plutôt qu’on attend trop de l’image de l’amour : on n’est pas loin de la haine, on peut y basculer facilement. Il faut se méfier de trop de désir de réconciliation. Comme le disait le sociologue Gerhard Simel, la violence se déchaîne à un moment où on ne supporte plus les tensions, les différences…et qu’on aspire à l’unité. Précisément, le moment de la volonté d’unité peut être un moment de violence. Toutes les entreprises de réconciliation ou de pacification sont en même temps les moments des plus grands dangers…
Ces observations faites, je dois reconnaître que la lecture des paragraphes 8 à 12 m’a profondément rassuré : le texte y est magnifique, d’une très grande prudence, et c’est là le plus intéressant . Permettez-moi d’enfoncer le clou en ce qui concerne la prudence quand on traite du thème du pardon et de la réconciliation. Il y a des conditions morales au pardon : on ne peut pas pardonner à la place de quelqu’un ; on ne peut pas demander pardon à la place de quelqu’un. De plus, dans les conditions historiques réelles, le pardon est rendu difficile par le fait que, souvent, les coupables sont morts, les victimes aussi, que les enfants des victimes sont encore des victimes, que les enfants des coupables sont innocents : tout cela fait des décalages effrayants. Il y a un enchevêtrement d’irréparable et de vie qui continue, un enchevêtrement qui rend l’imputation difficile. Au-delà du pardon individuel qui se fait réellement par la personne qui a été victime et qui est demandé par la personne qui a été coupable, le reste me parait bien compliqué. Dans les conditions historiques dont on traite ici, où de nombreuses situations s’enchevêtrent, on se trouve dans quelque chose de plus politique, puisqu’on ne peut pas « pardonner à la place » sans faire un acte politique par lequel nous allons prendre « la place de » : cela crée une sorte de citoyenneté de la mémoire par laquelle je me déplace pour prendre ma part de responsabilité de quelque chose dont, à la limite, je ne me sens pas coupable. Ainsi, en tant que protestant, je ne me sens pas individuellement coupable des 3 millions d’irlandais qui ont été chassés d’Irlande par la misère et la domination protestante au XIXème siècle. Mais je peux politiquement accepter de prendre ma part de responsabilité de cela.
Il faut donc bien distinguer les choses. Il y a là un acte de citoyenneté de la mémoire et cela demande des conditions politiques de représentativité : n’importe qui ne peut pas le faire, sans quoi il y aurait danger. Il faut bien voir que les actes de repentances, de pardon appartiennent aussi à des politiques de la mémoire, des politiques qui sont aussi des politiques de communication. Cela peut aller loin : par exemple, comme aujourd’hui on n’est pas très important, on est tenté de montrer à quel point on a été important dans le passé, on le montre par tout ce que l’on a fait de bien, mais on peut aussi le montrer par tout ce qu’on a fait de mal… Nous, les protestants, on a apporté le capitalisme, et plein de choses horribles : on aurait biendu mal à le faire aujourd’hui. Mais on n’a pas toujours été comme cela. On pourrait même compter un jour à nouveau… Il faut donc quand même faire attention à ces mobilisations du politique de la mémoire qui sont aussi une manière de soulager notre ténuité, notre fragilité présente.
Et je terminerai en disant que le pardon n’est pas seulement un travail. Non pas que le travail ne soit pas important : travail de la mémoire, pour rompre avec l’oubli, avec l’amnésie ; travail du deuil pour rompre avec le ressentiment, qui est une sorte de mémoire malade… Tout cela est très important bien sûr. Mais il faut aussi qu’à un moment, le pardon ne soit pas que le fruit du travail. Au-delà du travail, des bonnes cases cochées, des bonnes conditions réunies…, il y a nécessairement quelque chose qui nous échappe, quelque chose qui arrive. Et je dirai tant mieux que tout ne soit pas notre oeuvre.
Olivier Abel