Le philosophe Yves Michaud est professeur à Paris I, après avoir enseigné à l’Université de Montpellier puis de Rouen. Dans le sillage notamment de la philosophie analytique anglo-saxonne, mais aussi de l’école de Francfort, il a poursuivi une double-carrière de critique d’art (qui l’a conduit en 1986 à diriger les Cahiers du Musée National d’Art Moderne puis en 1989 l’Ecole des Beaux-Arts), et d’analyste de la violence et des formes de conflit[1].
OA: Votre démarche philosophique vise me semble-t-il d’abord à clarifier les termes dans lesquels se pose le problème de la violence.
YM: C’est ce que j’ai essayé de faire, et que j’essaye de faire aujourd’hui encore pour les notions de l’action, en m’attachant à montrer que les faits et les concepts ont des champs de pertinence limités et toujours relatifs à des contextes, à des conditions de production historiquement situés. Pour la violence j’ai d’abord été frappé de l’emploi abusif du terme, dans le sens d’un soupçon généralisé où tout devenait violence, et où cette notion risquait ainsi de perdre sa pertinence spécifique.
OA: Dans votre dernier petit ouvrage, vous insistez sur l’incapacité à distinguer le légitime et l’illégitime dans une société où le contrat social n’est plus qu’une interaction permanente et instable. Et vous montrez la difficulté à penser ensemble une demande de plus en plus forte de justice pour réguler ces interactions, et le rejet de toute norme morale supérieure ou fondatrice.
YM: C’est en effet mon diagnostic, assez sombre apparemment. En 1978, je voyais une société traversée de dissensus et de conflits ouverts; la guerre froide et l’opposition droite-gauche étaient encore très actives. Aujourd’hui, on a plutôt tendance à observer des absences d’accord, et à les penser en termes de pluralité des normes. Et jusqu’à un certain point on considère cela comme tolérable et supportable: un certain nombre de mécanismes de ségrégation et de dissimulation ont explosé, et laissent se cotôyer des mondes qui se tolèrent seulement parce que et tant qu’ils s’ignorent. C’est le cas par exemple entre des banlieues pauvres et des centres citadins riches. Et cela est supporté dans la mesure où l’on s’est habitué à cette pluralisation des normes. On retrouve le même phénomène à l’échelle planétaire avec la mondialisation, l’accélération des communications, le tourisme qui est un phénomène fondamental, et le déploiement du sentiment multiculturel des différences.
Ainsi, là où la violence était vécue en termes de conflits frontaux, elle est maintenant plutôt vécue comme forme de gestion des malentendus, des « non-entendre », qui surgissent aux frontières de régions sujettes à des normes incompatibles, mais qui coexistent par ailleurs massivement sans se soucier de leur non-compatibilité. Car les lieux d’intersection et de contact entre les cultures et les milieux conduisent à la remise en cause radicale des normes et des valeurs morales, érodées par l’uniformisation marchande des modes de vie, le tourisme, Disney, etc. D’où le sentiment de délégitimation permanente. Cependant, parce que nous voudrions mieux réguler les interactions instables, nous demandons au droit de remplacer la morale, avec des conventions purement pragmatiques qui feraient office de déclarations simplifiées des Droits de l’Homme. Mais cette conception d’un droit individualiste et pragmatique, assez occidentale, peut très bien être de plus en plus mise au défi par une approche plus communautaire, de type chinois ou confucéen, ou de type islamique, et ces divers foyers planétaires de normativité sont eux-mêmes en concurrence.
OA: Si j’ai bien compris le changement de paradigme, un peu dans la suite des analyses de Gellner et d’Elias, nos sociétés seraient de moins en moins violentes, la violence aurait cessé d’être au sommet de la société, parce que trop coûteuse, peu efficace, inapte à maîtriser la complexité des enjeux. La violence serait plutôt une symptôme de désadaptation à cette complexité. En outre elle est peu valorisée: nos sociétés sont peu disposées à supporter des pertes humaines dans un conflit militaire, alors que les ravages de la guerre économique lui sont assez indifférents. Mais la violence et la guerre même ne retrouvent-t-elles pas une autre fonction, qui serait justement ce prodigieux coup d’arrêt dans le processus de complexification: faire que tout soit enfin plus simple? Au moins dans l’imaginaire.
YM: D’abord, mes thèses se réfèreraient plutôt à celles de Hannah Arendt, qui se méfie beaucoup de l’idée de « violence pure » telle qu’on peut la trouver chez Walter Benjamin, par exemple: pour elle, la violence est un instrument, une continuation de la politique par d’autres moyens, qui ne peut jamais être légitimée mais qui peut être raisonnable, même si ce n’est pas le meilleur instrument. Cela correspond en gros à l’âge hégelien et clausewitzien des conceptions de la violence et de la guerre: ce n’est pas le sommet, le meilleur instrument, mais il est inévitable, dans un mélange d’attraction et de soupçon, de répulsion, typique du siècle dernier. Il y avait eu, précedemment, des millénaires où la violence était l’instrument par excellence de la domination, de l’appropriation et de la répartition des richesses: pillage, esclavage, servage, pirates, colonies. Nous sommes entrés dans un autre temps, où la violence semble vraiment un mauvais instrument, un instrument archaïque. La guerre du Golfe n’a rien clarifié, avec au bilan d’un côté un feu d’artifice télévisuel et de l’autre 250000 morts pour rien. Cela ne veut pas dire que dans notre société complexe, ultradomestiquée, il n’y ait pas certains côtés tout à fait invivables et générateurs de violences sporadiques. Mais on ne peut plus vraiment croire, comme au siècle dernier, à une violence libératrice, à une violence pure qui puisse tout casser, casser le jeu. Car ces petits foyers de violence n’entrent pas en coalescence, ne font pas un incendie général. Parce qu’on n’y croit plus, et parce que les grandes puissances s’entendent à encapsuler les conflits de sorte à établir aussitôt un cordon sanitaire.
OA: Dans ce déplacement de paradigme, ne faudrait-il pas dire aussi que là où l’augmentation et la mondialisation des échanges nivelle les différences, la violence et la guerre ressurgissent comme recours pour refaire de la frontière, des différences. Et même pour refaire de quoi permettre que l’échange se poursuive.
YM: Mais cela refait de mauvaises différences, là où notre société devrait avoir les moyens de réinventer des formes d’identité et de relations interculturelles que je ne parviens pas à voir comme si nivellées que cela par le marché: les langues, les formes symboliques de l’échange, résistent très bien à la mondialisation. Et les cultures, les littératures (je pense par exemple à la littérature créole) ont développé des modalités d’existence, de vivacité, bien supérieures au vieux nationalismes d’antan. Par contre ce que je vois bien, c’est que le perfectionnement du système laisse en marge des individus archaïques, désadaptés, dont la violence principale et inédite réside justement dans l’auto-repression de la violence.
OA: Si la violence la plus présente est tournée contre soi, dans l’autodestruction, la seule réponse est-elle la médicalisation, les zônes sensibles placées sous surveillance, sous monitoring ou sédatifs? N’est-il pas dangereux de se résigner à cette approche purement thérapeutique de la violence qui s’installe aujourd’hui?
YM: La société nous impose d’être civilisés, comme l’a montré Elias, mais comme nous sommes tout de même des animaux relativement agressifs, la violence doit bien sortir quelque part. Et quand elle ne peut s’exprimer au dehors, il ne lui reste qu’à faire retour et se détruire elle-même. La domestication est une repression de soi. En ce sens les primitifs et les désadaptés ne sont pas à aller chercher très loin, mais en chacun de nous, ne serait-ce que par le fait de l’adolescence et du vieilissement. Nous passons notre temps à être plus ou moins inadaptés-réadaptés, et de manière parfois irréversible; le vieillissement est d’ailleurs un problème que les philosophes devraient prendre en considération plus sérieusement.
Comment traiter ce résidu de violence irrédiuctible et résurgent? Il y a certes la médicalisation, mais aussi notre auto-manipulation par les drogues. La drogue est d’ailleurs un des phénomènes majeurs de notre temps: comme si on se modifiait soi-même à l’intérieur pour s’adapter à des réalités invivables. Et les manipulations de soi vont du body-building au tourisme, de la musique techno au saut à élastique et aux sports de l’extrême, des sectes aux techniques de l’oubli.
OA: Dans le chapitre IV de votre La violence apprivoisée, vous parlez à la fois d’une nervosité du système, à oscillations rapides et à interactions instables, et de la nervosité des individus, qui ont de moins en moins de mémoire et de projet, et qui vivent entre la jouissance et la panique immédiates. Mais est-ce que cette panique, qui génère la violence, n’est pas aussi le résultat d’une télévision qui tend à cette immédiateté et ne montre pas les conséquences réelles des scènes de violence? Et si la reconstitution d’une mémoire mais aussi de normes communes, bref des repères d’une vie confiante, est si lente après les guerres civiles, toute cette « nervosité » n’est-elle pas le symptôme que nos sociétés sont affectées dans leur rapport à la durée?
YM: Le problème est que, hormis la sagesse qui n’est praticable que sous certaines conditions élitaires, et d’abord que chacun ferme sa télévision, le poids du fonctionnement social va plutôt en direction du « temps réel », qui est une notion d’une importance décisive, que l’on retrouve partout et peu étudiée. Encore avec une chaîne nationale comme à l’époque de l’ORTF, on pouvait imaginer la constitution d’un imaginaire commun: mais avec l’explosion des chaînes, des satellites et du numérique, ce sont les repères communs dans le temps, dans la réalité qui sont ébranlés. Cela se sent bien sur un point: les experts de chaque domaine ne connaissent que les repères de leur domaine et sont des ignorants pour le reste, de même que le premier imbécile venu est probablement un expert en quelque chose!
OA: Mais qu’est ce qui permettrait l’apaisement de cette nervosité de l’instantanéité, et qui ferait l’inscription dans une durée non manipulable: l’institution? l’habitat? des croyances non manipulables?
YM: Oui, mais aussi les langues, le droit, et la prise en compte des nouvelles conditions de l’identité, où les identités nationales sont relativisées entre les identifications plus régionales et celles plus supranationales. L’alternative entre l’immigration et la mondialisation étant en train de se résoudre par le succès de la mondialisation, l’immigration n’est plus le vrai problème, mais il faut résolument traiter ceux qui surgissent dans le sillage de la mondialisation: de nouvelles migrations apparaissent d’ailleurs, plus redoutables peut-être que les précédentes, comme les migrations touristiques qui affectent peu ou prou chaque année 500 millions d’êtres humains.
OA: Les formes de violence et de conflit sont donc en train de changer, et nous avons accepté qu’une société sans contradiction et sans conflit est une société imaginaire ou totalitaire…
YM: C’est Claude Lefort qui avait raison: une société humaine est irréductiblement une société divisée, pas forcément entre riches et pauvres, mas aussi entre jeunes et vieux, hommes et femmes, handicapés et bien-portants.
OA: …mais si on ne peut plus penser en termes de violence juste ou injuste, n’est-ce pas aussi parce que l’on s’aperçoit qu’il y a des conflits vertueux et des mauvais conflits? A quoi alors reconnaîtrons-nous les conflits utiles ou bons des conflits nuisibles?
YM: Un conflit est bon, peut-être tout conflit est bon, dès lors qu’il fait apparaître une réalité, une vérité. Mais il n’a pas besoin d’être violent pour cela. Une sentence judiciaire, un examen, sont des formes de traitement de désaccords qu’il faut réhabiliter comme l’acceptation qu’il y ait des épreuves reconnues, des « moments de vérité »: tout le monde veut être au bénéfice du contrôle continu! Plus généralement les conflits sont positifs et bons quand ils sont l’occasion de découvrir l’existence irréductible des autres. On y découvre qu’on est obligé de s’accorder pour vivre. En ce sens il ne faut pas seulement considérer que les conflits divisent: les conflits sont aussi à l’origine d’entités supérieures, d’accords.
OA: Il y a donc une vertu des conflits.
YM: Oui, et nos sociétés ont souvent trop peur des conflits, elles les diffèrent au maximum, les dissimulent, les humanisent. C’est le point de ma méfiance contre les ingérences humanitaires; trop d’exemples en Afrique notamment maintenant montrent que le désir de pacifier à tout prix finit par augmenter les violences. Il y a des bons conflits par contre, où des minorités font reconnaître leur existence, comme les indiens d’Amérique centrale, et le conflit du Chiapas jusqu’à présent a révélé de nouvelles possibilités.
OA: Est-ce qu’il vous semble manquer des formes de conflit à la hauteur de la complexité actuelle de nos sociétés?
YM: En tous cas les conflits sociaux sont à la fois privatisés par certaines catégories et enfermés dans des rituels qui les rendent factices, comme celui de faire entrer dans les négociations le paiement des journées de grèves. Je ne vois malheureusement plus de vrais conflits sociaux aujourd’hui. Par contre les batailles judiciaires menées par certaines associations, par exemple pour mettre l’Etat en face de ses devoirs en matière de santé et de sécurité publique (le sang contaminé, certains accidents dans des lycées techniques ou l’effondrement du stade de Furiani) ont servi à montrer des dysfonctionnements dans la haute fonction publique et dans les administrations, plus utilement que bien des conflits de rues.
Il ressort de tout cela une conception modeste et pratique d’une démocratie qui ne peut être qu’un « assez bon » régime, parce qu’elle doit faire avec des acteurs et des citoyens pas toujours éclairés, sujets au consumérisme, à la télévision et à la démagogie. Le citoyen de Locke, qui lit la Bible, fait raisonnablement ses affaires, et saurait défendre avec un fusil sa liberté, est un être trop rare pour que l’on puisse fonder pratiquement sur ce type-idéal la démocratie contemporaine. Il faut le plus possible laisser les gens faire leur expériences, c’est à dire leurs erreurs, eux-mêmes.
Olivier Abel
Publié dans Autres Temps n°53.
Note :