« Fragilité de la Méditerranée ; François Sheer interrogé par Olivier Abel »

À l’occasion du centenaire de l’Association de Etudiants Protestants de Paris (AEPP, 46 Rue de Vaugirard, 75006 Paris), une certain nombre d’exposés et de débats avaient été organisés début Avril 1992, sur le sens éthique face à l’histoire, l’accueil des étrangers, ou des questions de géopolitique. Nous en avons réuni quelques–uns, autour du thème de la conférence inaugurale donnée au Sénat par Paul Ricœur. Voici quelques remarques introductives, qui ne cherchent pas à « ficeler » un dossier, mais à jeter les repères d’une problématique.

Responsabilité et fragilité

Sentiment : Que la peur puisse être un sentiment éthique, et non plus l’ombre physique de l’obligation morale, c’est ce que permet le passage d’une perception du monde où l’on avait « peur de » (les forces naturelles, les barbares, etc.), à une perception du monde où l’on a « peur pour » (peur pour les petits, les nouveaux–nés, les exclus, les générations futures, certaines espèces animales, certaines civilisations en péril, etc.). Peur pour ce qui est fragile.

Idée : La responsabilité éthique, dans un monde où la logique de puissance laisse sur sa marge les éliminés et les victimes de cette course, réside moins dans la maîtrise de soi (le rapport entre nos intentions et nos actes), que dans le souci du fragile, du périssable, du vulnérable (le rapport entre nos actes et « ce » qui peut en souffrir). Et ce qui souffre est parfois très lointain, dépourvu des moyens de nous parler, de se plaindre, de se révolter même.

Problème : Le vulnérable n’est pas forcément sujet parlant, conscient, agissant, majeur, maître de soi : « personnes incertaines » comme les embryons ou les humains lourdement handicapés ou abîmés, générations futures, ou passées (et passées aux oubliettes de l’histoire), populations lointaines qui n’ont pas accès au langage, aux médias, animaux, etc. Alors comment être « responsables » pour eux? Qui peut s’en faire le porte–parole ou s’en dire le représentant? De quelle manière donner droit à ce qui n’est pas sujet de droit?

Remarque : Le fragile, cela ne veut pas seulement dire les gentils petits individus écrasés par la méchante machine, mais aussi ce qui est menacé collectivement, anonymement : une langue ou une culture, une mer, un paysage, l’espace politique propre à une société, un tissu urbain. Chaque mensonge fragilise la parole. Et des institutions apparemment aussi solides que celles du politique ne tiennent que par la responsabilité des citoyens dans les compromis consentis pour vivre ensemble.

Courage : Deux types de tragiques peuvent déjà aider à repérer deux formes de fragilité, et donc de courage. On sait que l’engagement éthique est parfois écartelé entre plusieurs « biens » incompatibles : on est alors dans l’obligation de construire des compromis, qui sont par définition fragiles. On sait que la responsabilité éthique doit parfois faire face à l’irreversibilité du mal, à l’irréparable : il lui faut alors ensemble dire l’irréparable, mesurer une dette démesurée, et laisser être la parole qui ouvre le possible. Et ce mélange fragile entre la mémoire de la dette et la poétique du pardon est ce qui demande le plus de courage.

 

Fragilité de la Méditerranée

François Scheer interrogé par Olivier Abel

O.Abel : C’est par sa façade avec le monde atlantique que l’Europe s’est trouvée définie comme communauté économique, par sa façade avec les pays de l’Est qu’elle s’est trouvée définie comme communauté stratégique ; on dirait que c’est par sa façade avec les pays de la Méditerranée islamique qu’elle se trouve aujourd’hui en voie de redéfinition culturelle. Quand on prétend effacer les frontières, en fait on a plutôt le sentiment que certains murs sont tombés, mais que d’autres s’érigent à toute vitesse. Le mur identitaire, stratégique, économique, démographique, qui nous sépare de l’autre Méditerranée n’est–il pas une erreur, une source de danger ?

F.Scheer : Ce serait une grave erreur, car l’Europe et le Méditerranée ne font qu’un. La Mer Intérieure, appropriée par l’Angleterre, la France, l’Italie ou l’Espagne de manière impérialiste a été abandonnée à la VIème flotte américaine pour des raisons de « guerre froide ». Avec l’effritement du bloc de l’Est, elle devient un territoire à réoccuper non plus en termes de domination, mais en termes de partenariat. Et il est temps de comprendre à nouveau la communauté de destin qui nous lie aux pays méditerranéens et ce malgré l’incompréhension des pays du Nord de l’Europe.

Si l’Europe doit se construire, elle ne peut pas le faire en champ clos. Les frontières sont en effet très rarement « naturelles » et la Méditerranée n’est pas une frontière. L’important, dans l’application du principe d’intangibilité des frontières issues de la décolonisation, c’est de parvenir à créer un espace équilibré, de la même manière que les frontières l’ont fait en Europe. L’Europe serait plutôt un terme équilibrant dans cet ensemble.

Mais pour cela il faut qu’elle sorte du concept de « politique arabe », excluant par là Israël et la Turquie, et qu’elle se place résolument dans le cadre global d’une politique méditerranéenne. Il est vrai que nos partenaires américains ne nous aident pas dans cette tâche, mais la présence de 100 millions de maghrébins à nos portes à l’orée du XXIème siècle, leur forte croissance démographique, nous imposent de trouver rapidement des moyens permettant leur croissance économique, et donc de reconsidérer à cette fin l’espace méditerranéen.

O.Abel : Au fond, pour amortir le « choc », démographique, identitaire, etc., et le rendre significatif, il faudrait multiplier les surfaces de contact, il faudrait l’échelonner, le différencier. Si les frontières sont les cicatrices de conflits anciens, comment faire d’une frontière morte, mortifère, ensemble amnésique sur l’autre et lui faisant écran, une frontière vive, féconde, qui se souvienne des conflits passés et qui invente des différences acceptables ? Bref, dans la différence même, comment recréer une certaine « isonomie », une certaine parité, une possibilité d’échanges économiques, mais aussi politiques, mais aussi culturels au sens fort ? Comment favoriser l’apprentissage des langues ? Comment favoriser un autre tourisme ? Comment favoriser les mariages mixtes ? Comment faire pour ne pas tomber dans la spirale de l’incompréhension et de l’affrontement religieux ? Comment faire pour sortir ensemble de la logique de destruction écologique qui menace la Méditerranée, par quels grands projets ?

F.Scheer : Le problème est que ces pays attendent d’abord une aide au développement, sans atteinte au reste et notamment à leur démographie. Or celle–ci est une menace non seulement pour la Méditerranée, mais aussi pour l’Afrique noire. C’est l’un des problèmes–clés qui fait la vulnérabilité de tout équilibre et de tout projet méditerranéen.

D’autres menaces se profilent au Proche et Moyen–Orient, qui ne laisseront pas la Méditerranée indemne. Inutile de revenir sur le cas irakien. Mais l’Inde s’est dotée d’armes nucléaires et chimiques, le Pakistan a la même ambition, qui développe des rapports privilégiés avec la Turquie. L’Iran n’est pas de reste dans cette course aux armements de destruction massive. Et les intérêts de ces différents pays s’affrontent dans le Caucase et en Asie centrale. Or la Turquie fait partie de l’OTAN, de l’OCDE, elle est membre fondateur de la CSCE, et demande depuis longtemps à entrer dans la CE.

Il ne faut pas que ces menaces troublent les objectifs de la construction européenne : celle–ci ne se fera pas contre le Sud ni le Sud–Est, mais d’abord et seulement par la volonté commune de vivre ensemble. Il faut le redire : la fin du conflit Est–Ouest ne justifie pas l’apparition d’un conflit Nord–Sud. Une politique méditerranéenne est donc à définir. Le processus d’Helsinki a bien avancé mais n’a fait qu’effleurer la Méditerranée. Il faut dépasser le débat d’idées pour arriver à des applications concrètes. Le projet turc d' »aqueduc de la paix » mettant l’eau à la disposition de tout le Moyen–Orient en est un exemple. La coopération culturelle et scientifique entre l’Europe et Israël, bien que temporairement ralentie, en est une autre.

O.Abel : Si l’on peut dire que c’est par ses frontières qu’un « centre » se définit (je pense au « rivage des Syrtes » de Julien Gracq), et si la Méditerranée est ensemble au coeur de l’identité européenne et cette frontière innombrable sur laquelle elle se définira demain, comment traiter des pays et des populations qui sont et ne sont pas européens ? Peut–on inventer des appartenances floues ou ambiguës !? Et plus particulièrement pour nous, quel rôle croyez–vous que doivent jouer la petite communauté des « protestants latins » dans cette histoire ?

F.Scheer : Il faudra évidemment aborder de front le problème de l’Islam. Il reste occulté car exclu des chancelleries et difficile à traiter du fait de la nature même de l’Islam. Ne disposant pas de l’équivalent d’un Vatican, très éclaté, il mêle étroitement problèmes nationaux et questions religieuses, et ne possède pas un mais des « porteurs » de religieux: le Roi au Maroc, un parti en Algérie, etc.

Auprès de l’ensemble des pays méditerranéens, le poids de l’Europe face aux USA n’est peut–être pas encore suffisant, mais une politique peut s’étoffer à partir des bases existantes. Encore faut–il déterminer les bons interlocuteurs. Il y a en effet infiniment plus de liens entre européens qu’entre arabes, la guerre du Golfe n’ayant apporté qu’une unité factice et temporaire. Le Maghreb est sans doute plus uni. Une certaine coopération se développe dans les domaines économiques et militaires, le nationalisme est repoussé mais dans le même temps les peuples veulent exprimer et forger leur identité.

C’est pour cette dernière raison qu’ils craignent l’hégémonie américaine, et cela malgré leur rêve de dialogue avec la première puissance mondiale. Se tourneront–ils alors vers le protecteur d’antan, la Russie? Celle–ci n’ayant jamais été un Etat–Nation pourra–t–elle répondre à leurs attentes ? C’est peu vraisemblable. Reste l’Europe. Mais cette dernière devra résoudre l’ambiguïté de ses frontières, et pour la paix du continent admettre dans ses rangs des pays jusque là considérés comme non–européens. Je pense en premier lieu à la Turquie, indispensable jalon dans les pays d’Islam, tout comme le Maghreb, géographiquement hors du continent mais tellement consubstantiel à l’Europe. Le Maroc n’a–t–il pas fait acte de candidature à la Communauté européenne ?

Olivier Abel

Publié dans Autres Temps n°36, Dec.92.