En hommage à Paul Ricœur
ces remarques marginales
à des textes de lui déjà anciens
La naissance méditée
Méditer la naissance n’est pas le pain quotidien des philosophes, ni peut-être des théologiens: la mort est plus pathétique, elle est la grande énigme. Pourtant la grande nef de cette énigme des mers ou des étoiles lointaines, n’est-elle pas toute contenue dans la petite berce du nouveau-né? Je veux développer d’abord quelques considérations simplement pensives sur la naissance, et je laisserai le lecteur trouver les considérations correspondantes pour la mort. D’abord, ma naissance ne correspond pour moi à aucune expérience, à aucun souvenir, ou bien à un souvenir que j’ai sur le bout de la langue mais dont je sais que je ne le saurai jamais. Il me restera inaccessible. C’est l’en-decà nécessaire de toute expérience, c’est la disponibilité à toute expérience possible; une disponibilité qui n’est pas elle-même à ma disposition. C’est une limite fuyante en-deçà de mes plus anciens souvenir, c’est l’Oublié où la vie, le mouvement, la douceur et la sensation, le désir, la pensée même me précèdent toujours déjà. J’y suis simplement passif.
C’est ainsi par la naissance que ma vie commence, et je m’y découvre déjà là, sans que cela ait été un acte ni un choix de ma part: je suis toujours déjà après ma naissance. Rien d’ailleurs ne me prouve que j’ai commencé d’exister un beau jour, et mon existence simplement surgit de cet effacement originaire. J’y perds ma trace. Et dans ce commencement de moi sans moi, le temps ne comptant plus pour moi, je touche comme immédiatement au commencement du monde, je m’y efface comme une aurore à l’envers dans la nuit.
La naissance cachée
Je disais que la méditation de la naissance n’est pas la faim quotidienne des philosophes et des théologiens: mais pas plus de n’importe quel humain. C’est, entre nous tous, la communauté la plus inavouable que celle d’être des êtres nés. Et soudain le doute m’assaille: et si l’angoisse de la mort, les figures dont nous l’entourons, les paroles et les récits par lesquelles nous l’enjambons, les techniques par lesquelles nous maîtrisons le temps mortel, et si tout cela n’était qu’une manière de nous cacher l’énigme plus radicale encore de la naissance? La naissance ne contient-elle pas et la mort et la vie? L’ouverture de vies possibles ne contient-elle pas la clôture du deuil, l’endettement infini d’être un survivant, le vertige d’un « pourquoi moi » apparemment absurde? Commencer n’implique-t-il pas qu’il y aura un temps pour continuer, et un temps pour finir?
Cela est d’autant plus sensible que nous vivons un temps d’acharnement bio-technique autour de la naissance. L’effet de ce que nous appelons la procréatique n’est-il pas d’éliminer la naissance? Les traditionalistes anti-avortement ne sont-ils pas, eux aussi, complices de cet estompement, où l’on ne distingue pas entre l’oeuf, l’embryon, le foetus, et ce processus continu où la vie s’individualise depuis la fécondation jusqu’à la mort? Mais la naissance n’est-elle pas la discontinuité principale?
Avec l’imagerie médicale, les parents ont très tôt une image de leur enfant qui leur donne un sexe, éventuellement déjà un prénom. Mais l’impossibilité d’avoir une image, jusqu’à la naissance, d’un être qui était pourtant si proche déjà, si connu et cependant inconnu, jouait un peu come l’interdiction de se faire une image de Dieu: c’était une réserve qui interdisait d’identifier trop tôt cet être, qui donnait aux parents le temps de réaliser, pour le restant de leur jours, qu’ils ne « savent » pas qui est cet enfant, qu’il n’est pas la réalisation de leur projet mais quelque chose d’autre, et venu d’ailleurs.
En nous cachant la naissance, nous faisons tout pour nous libérer de nos corps, ou pour libérer nos corps de leur condition corporelle d’être nés et mortels. C’est le rêve impossible et terrifiant qui anime nos vieux mythes et nos neuves techniques. Nous naîtrions sans racines dans des traditions, des figures et des langues immémoriales. Nous naîtrions sans condition sociale. Cette condition corporelle, culturelle et sociale, d’être né dans ce corps-là, dans cette langue-là, dans ce milieu-là, c’est ce qu’une société dominée par un principe de loterie généralisée (capital, emplois, croyances, hérédité, etc.) voudrait relativiser et remettre à zéro. Comme si nos lotos télévisés ou boursiers, l’universel marché, pouvaient rattraper l’épouvante statistique que ce spermatozoïde-ci tombant sur cet ovule-là, dans l’infinie conjugaison des généalogies possibles, soit moi (et non pas les autres « innocents », massacrés, sacrifiés, gaspillés dès le départ). Pourquoi nous, contemporains sur cette petite planète perdue?
La naissance racontée
Ma naissance est vertigineusement absurde. Mes parents ne « m »‘ont pas voulu. Pourquoi cette combinaison probable est-elle moi? Comment puis-je dire: « ceci est mon corps »? Avant qu’un père puisse dire à son fils, dans la suite des générations: « Pourquoi m’a-tu abandonné? », lui-même comme fils se demande: « Pourquoi m’a-t-on choisi? » Car il n’y a pas de naissance sans cette coïncidence entre deux désirs de parents, pour lesquels leur enfant c’est eux, et ce n’est pas eux. C’est eux, car ils l’accueillent et l’adoptent à leur image, il leur ressemble. Mais ce n’est pas eux, il est autre et tout autre que ce qu’ils peuvent imaginer. Ce sentiment que leur existence continue dans cette existence autre, tout en s’y brisant, est vécu différemment dans la maternité et dans la paternité.
Je ne parlerai pas de la maternité, que je ne connais pas; mais je crois imaginer, dans l’accouchement même, qu’on y touche immédiatement à la naissance et à la mort, à la joie et à la souffrance les plus extrêmes, évanouissantes, de vivre dans le même temps ces deux existences qui se séparent et qui restent conjointes, possibles dans le même monde.
La paternité, le peu que j’en sais, c’est la modification profonde de mon rapport au temps. Le temps qui me reste de vivre est désormais « en plus ». Je puis désormais m’attacher aux singularités qui sont ma préférence, mon oeuvre, et qui mourront tôt ou tard avec moi. Je puis dans le même temps m’effacer avec allégresse devant les générations suivantes. Et cela correspond à cet être qui vient de naître. Car une naissance, c’est à la fois un être singulier et subjectif qui commence, et une filiation qui continue.
Quel qu’il soit, l’écart interminable entre ces diverses versions de la filiation est ce qui fait que toute naissance est racontée, raccordée au récit des générations antérieures, et reprise un jour par l’enfant comme son intrigue propre, ce à quoi il aura à répondre, toute sa vie, en la réinterprétant, en la réinventant.
La naissance interprétée
Ma naissance n’est pas mon acte, mais c’est quelque chose dont je puis faire acte, dont je puis rendre grâce. Car ce qui fait que ceci est mon corps, que ce corps-ci est moi, c’est qu’il a été nommé, accueilli par des gestes qui lui ont fait place, interprété dans ses diverses ressemblances à ses parents, bref convoqué à la parole, à l’agir et à l’image. C’est pourquoi il peut se révéler à son tour parlant, agissant, imaginant, traçant ainsi des figures possibles qui sont autant d’interprétations de soi, du fait d’exister. Le corps n’est sujet que parce que, au fait d’être venu au monde, il réplique par un acte ou une parole d’initiative par laquelle il interprète cette existence, son existence.
Dans cette optique la grâce de Dieu n’est pas seulement ce qui répond au péché: plus radicalement elle est ce qui répond au néant, comme un commencement absolu. Le fait que Dieu ait créé ce monde est déjà une grâce. Toute apparition d’une existence, si fugace soit-elle, à la face du monde, est déjà un grâce. Et ce fut apparemment un plaisir pour Dieu que cela -ces corps- soit, puisqu’il dit que cela était bon. Notre réponse à ce plaisir de Dieu que cela soit, c’est d’abord et simplement notre plaisir d’être. Mais ce plaisir ne saurait pas plus être rendu tel quel à Dieu que nous ne « rendons » des cadeaux exactement identiques à ceux qui nous en ont fait.
La forme originaire du plaisir d’exister comme« rendre grâce » ou « action de grâce » se décline toujours-déjà dans une extrême et infinie diversité, diversité des formes de mémoire, des récits de soi, des actes et des fragilités par lesquels nous nous singularisons. Chacun d’eux a sa manière unique de se perdre dans l’estuaire de la grâce. Et chacun de nous touche sa limite la plus intime, sa mort et sa vie à lui, en touchant sa naissance, en rendant grâce d’être né, de porter en soi cette blessure d’enfance comme une exquise faiblesse. De quoi ébranler le jeu du monde.
Olivier Abel
Publié dans Réforme n°2641, 25 Novembre 1995.