Quand on ne me le demande pas, comme disait l’autre, je sais bien ce qu’est le mal. Insoutenable, injustifiable, il est ce qui n’aurait pas dû être, ce face à quoi il faut tout faire pour qu’il ne soit pas, ce devant quoi nous sommes irrémédiablement impréparés et impuissants, et dont nous ne pouvons que demander à être délivrés comme des enfants qui n’avaient rien demandé de cela. Mais dès que je veux le penser et le dire, je ne sais plus, je l’ai sur le bout de la langue et cela m’échappe de toutes parts. L’expérience commune d’une session sur ce thème comporte cette difficulté partagée, dont l’expérience est probablement plus féconde que tout succès dialectique. Le mal est de fait une vraie question commune, mais grosse de tant d’autres, qu’il n’est jamais sûr que l’on parle de la même, et qu’on ne sait pas quelle question plus grosse encore elle cache ou dévoile.
Voici le mince Le Mal[1] de Paul Ricœur. Mais voici, en trois volumes de 1000 pages chacun, donc sans doute beaucoup plus grave et difficile, de Wilfred Monod, Le problème du Bien[2]! Si en effet nous devons renoncer, devant la seule grâce divine, à toute demande ou crainte de rétribution, si nous devons renoncer à donner à tout prix un sens au mal (comme on le verra dans la troisième partie), si nous devons accepter qu’il puisse y avoir une part de mal en excès sur toute méchanceté, une part de mal absurde, de malheur pur, il en est de même pour le bien, pour le bonheur, pour le plaisir même. Que ce dernier soit parfois pour rien, qu’il ne récompense aucun effort, aucun mérite; qu’il échappe à tout paiement, et qu’on ne puisse ni l’acheter ni le vendre; qu’il puisse exister sans qu’on le montre (ni ne le cache), sans qu’on y mêle la vanité de désirer (ou de craindre) l’envie des autres.
Et si c’était la première irruption du mal, que de refuser que le bien et le bon, le plaisir même, soient donnés pour rien, et de vouloir à tout prix les revêtir d’un sens, c’est à dire d’une valeur, d’un prix dans un échange? N’est-ce pas la tentation la plus maligne, que de réduire le bon à notre oeuvre morale, comme de réduire le mal à notre péché? Et n’en est-il pas ainsi en ce qui concerne le bien par excellence, d’être né, de vivre, d’être un être qui désire être? Inconsciemment, nous nous en faisons un mérite: « si on est là », nous disons-nous, « c’est bien parce que nous sommes les meilleurs, et parce que nous le méritons ». Celui qui doit se justifier d’être là, comme rescapé après un jeu de massacre (ce massacre des Innocents qu’est l’élimination des autres spermatozoïdes, de tant d’autres existences possibles, mais aussi ce combat qui continue dans la sélection sociale pour les meilleures places, et plus gravement le fait de devoir survivre à la disparition de ceux qui nous sont chers), développe une mentalité de « survivant », caractérisée par un mélange de culpabilité et de croyance en notre supériorité.
Mais si l’on tient, contre cette vision rétributrice du monde, que la création du monde par Dieu soit déjà une grâce; que toute apparition d’une existence, si fugace soit-elle, à la face du monde, soit déjà un grâce; et que ce fut apparemment un plaisir pour Dieu que cela soit, puisqu’il dit que cela était bon, et même très bon, il ne reste qu’à rendre grâce. Il ne reste qu’à répliquer au fait d’être venu au monde par un acte ou une parole d’initiative par laquelle,interprétant ce fait d’exister, nous répondions au plaisir de Dieu que cela soit d’abord et simplement par notre plaisir d’être. Mais ce plaisir ne saurait pas plus être rendu tel quel à Dieu que nous ne « rendons » des cadeaux exactement identiques à ceux qui nous en ont fait. La forme originaire du plaisir d’exister comme « rendre grâce » ou « action de grâce » se décline toujours-déjà dans une extrême et infinie diversité. Ce que nous appelions à l’instant « interpréter notre existence » suppose une capacité à différer ce plaisir: on peut analyser cette capacité dans le langage, l’imagination, la volonté, les échanges, par exemple, mais elle s’atteste en créant des différences, des corps différents, différemment retenus et adressés vers les autres corps au monde, bref des plaisirs différents. Sinon l’éthique aurait la simplicité de « se faire plaisir les uns les autres ». Faire plaisir: mais ce faisant je peux imposer à autrui, en voulant lui faire le bien que je voudrais qu’il me fasse, ma propre interprétation du plaisir. Et lui faire mal. Voilà une autre irruption possible du mal, par le bien. Tout au long de cette étude nous verrons bien des façons pour le mal de surgir, mais celle-ci est l’une des pires, des plus inattendues, qui fait de la déception même de l’amour, d’un désir de bonheur offert et non reçu, non partagé, la source d’un infini malheur.
Ce n’est pas pour autant une raison d’oublier tout à fait cette orientation originaire de l’éthique par le plaisir d’être. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un plaisir soumis (« la nature est comme elle est, il faut l’accepter avec ses souffrances »): le plaisir de Dieu veut le nôtre et le plus possible celui de toutes les créatures, et il faut donc augmenter ce plaisir, combattre par tous les moyens la douleur et le malheur. Est-ce à dire que l’on puisse éliminer toute douleur, toute souffrance, tout malheur? Je ne le crois pas du tout. D’abord parce que tout n’est pas possible en même temps, toutes les existences, tous les plaisirs. La vie est tragique et ne laisse pas éclore toutes les promesses, loin de là. Tout ce qu’on peut faire, mais il faut le faire de toutes nos forces, de toutes nos pensées, de tout notre coeur, c’est d’augmenter la « compossibilité » du monde, sa densité en singularités, en promesses réalisées. Et puis ce qui fait du malheur une figure du Mal, ce sans quoi nos douleurs ne seraient qu’un jeu sur nos limites, c’est sa dimension irréparable, le fait qu’il atteste l’irrémédiable, l’irréversible de nos existences. La grâce, parce que la Création et l’existence sont plus absurdes d’une certaine manière, plus gratuites encore que le malheur, est seule à la hauteur de cette souffrance dénudée que nous ne saurions imputer à aucun péché. Fut-il originel. Par ces deux bords, de partir du plaisir d’être autant que du manque à être tel ou tel, et de parvenir à la hauteur de cet irréparable sans chercher à y remédier, la simple et brève théologie ici proposée excède les versions « guérisseuses », thaumaturges ou thérapeutiques dans laquelle la théologie est aujourd’hui trop souvent enfermée, à vouloir copier la médecine ou la psychanalyse, ou faire de la loi/grâce le palliatif de la nature.
Un dernier point, dans cette présentation théologique du thème: le « rendre grâce » n’implique aucune soumission à la part de malheur rencontrée dans le monde. Si l’être au monde est une grâce qui nous est donnée, si ce monde est dit « bon » et plaisant à Dieu, c’est ce plaisir seul qu’il est entièrement loisible de rendre et de faire, et non de nous soumettre au malheur et à la souffrance, qu’ils soient naturels et inévitables, ou bien infligés par l’être humain à l’être humain, ou à tout être, directement ou indirectement.Or la modernité s’est déployée dans ce combat contre les malheurs et les manques naturels, mais n’a fait probablement qu’aggraver le second type de maux, en aggravant la puissance et la complexité des moyens qui permettent à l’homme de faire mal à l’homme; d’où la démoralisation actuelle. C’est à cette bifurcation qu’il nous faudra revenir, pour comprendre comment nous avons inversé la figure du mal supportable, comment nous supportons avec plus de fatalisme le mal agi (produit par l’homme) que le mal (naturellement) subi. Quel est ce destin du Christianisme occidental qui accepte que le mal soit « voulu par Dieu »: est-ce parce que, comme l’écrit Irénée, il fallait que l’homme connaisse le bien et le mal, pour être libre, pour faire ses propres expériences? Est-ce parce que, comme l’écrit Calvin, « s’ils ne grandissent jamais jusques à porter quelque légère viande, il est certain que jamais ils n’ont été nourris de bon lait »? Est-ce parce que, comme l’écrit Kant dans sa définition des Lumières, seul l’exercice de la liberté, avec les mauvaises expériences qui peuvent en résulter, permet de sortir l’homme de sa minorité? Comment alors ce discours de la responsabilité générale peut-il engendrer une telle insensibilité au mal que nous nous faisons subir les uns aux autres?
Ces quelques considérations anthopo-théologiques placées à la clé, j’adopterai la trilogie kantienne suivie par Ricoeur dans la dernière partie de l’ouvrage cité: penser, agir, sentir, face au mal. Et je distinguerai trois questions. Sur le mal, d’abord: peut-on exprimer le mal? Peut-on le penser? Comment le formuler? Comment le raconter? Si on le raconte, par où commencera-t-on[3] et ne va-t-on pas lui chercher une origine (« où est le coupable? »)? Si on le formule, quel sens lui donnera-t-on, et ne va-t-on pas lui donner une intention (« pourquoi le mal? »)? N’entrera-t-on pas de toutes façons dans une épuisante série de « et puis, et puis »? Quel intérêt y a-t-il à entrer dans une telle énumération empirique inextricable des diverses figures du malheur et de la méchanceté, plutôt que de trancher, d’arrêter la responsabilité pour rompre la série? A cette seule dernière question je vois une réponse positive: cela peut servir à ouvrir au maximum notre écoute, le champ des formulations admises, l’espace d’expression du différend quant au mal. Car ce qui fait du mal en plus, c’est que le mal soit éprouvé différemment: on ne voit pas toujours le mal au même endroit. Quant au mal, il y a du différend. C’est peut-être même une de ses principales caractéristiques. Le mal est nombreux, il est protéiforme, et sa conceptualisation ou sa figuration sous une seule définition ou représentation renverrait toutes les autres plaintes au silence, les forcerait au silence. Cela ferait du mal en plus. C’est peut-être une des origines du mal lui-même que ce désir de forcer le différend, de le surmonter. Ouvrir au maximum notre écoute, le champ des formulations admises, l’espace d’expression du différend quant au mal, cela exerce le dire et l’écouter quant à la pluralité du mal.
La deuxième question porte sur la responsabilité, sous la forme: peut-on agir contre le mal sans faire du mal? Et comment peut-on parler, c’est à dire ici juger, avec autorité, c’est à dire ici avec effet? Suivant la suggestion programmatique de Ricœur dans Le Mal, le mieux est de partir de la corrélation entre le mal agi et le mal subi, entre la face active et la face passive de l’existence humaine quant au mal. Et de montrer comment la justice morale et juridique tente d’établir une équation ou de rétablir un impossible équilibre, non pas tant entre le délit et la punition, qu’entre criminalité et victimité, entre responsabilité et vulnérabilité. Ces deux faces du sujet, celle de la responsabilité imputable et celle de la fragilité à protéger, il faut bien les tenir toujours ensemble, aussi difficile que cela paraisse. Aucun d’eux ne doit occulter l’autre, et ce sont d’ailleurs les deux faces de la réflexion éthique.
Une troisième question surgit alors, qui déplace le sujet de la responsabilité vers le pardon: peut-on sentir le mal? Le sentir vraiment, en l’absence de tout ressentiment, mais aussi de tout pressentiment? Le combat contre le mal peut-il laisser une situation où le mal est enfin senti tel quel, sans plus si l’on peut s’exprimer ainsi? Il semble en tout cas que le mal ne puisse être formulé ni combattu si son irréparable effet n’est pas admis, reconnu, et que serait le reconnaître sans pouvoir le sentir, en avoir la sensation, le sentiment? Or l’irréversibilité et la violence même du mal nous le rendent insensible, ou bien font que nous ne pouvons plus rien sentir d’autre que ce que nous avons déjà senti. C’est le ressentiment, qui nous rend incapables de sentir le mal qui vient, qui n’y voit que la trace du mal précédent. Sentir le mal, le sentir vraiment, sans anesthésie ni ressentiment, c’est la seule chose qui permette de ne pas le répéter, et de faire face au mal à venir.
Reprenons ces trois questions, de l’amont vers l’aval. Le lecteur ne s’étonnera pas que dans la première partie nous ne cherchions pas trop vite à distinguer le mal commis du mal subi, puisqu’il s’agit empiriquement d’exposer la plus grande diversité possible des registres d’expression et de pensabilité du mal. Dans la seconde par contre nous traiterons surtout de la responsabilité du mal commis, et dans la troisième nous reviendrons sur le mal subi et le sentiment interminable qui peut en rester.
Le mal
Dans cette question de notre capacité à exprimer le mal subi ou commis, nous sommes précédés par le millénaire travail des langues où l’expérience humaine s’est toujours déjà déposée. Nous disposons ainsi de trésors sémantiques, avec des ressources d’expressivité qui vont des formules anonymes jusqu’aux grandes expressions littéraires. Toutes paraissent désigner quelque chose qui excède le langage, quelque chose dont le dire ne suffit pas à le reconnaître, à le rétribuer, quelque chose dont l’imputation ne parvient pas à donner l’explication, quelque chose dont la plainte ne parvient pas à montrer l’étendue de l’irréparable, quelque chose dont le récit ne parvient pas à démêler les motifs et le sens.
Nous reviendrons pour finir sur cette épineuse question de l' »excès » du mal: excès par rapport à ce que l’on peut en dire, excès par rapport à l’action qui voudrait le réduire. Mais dans les formes de langage qui disent cet excès, le mal est de toute façon l' »inexplicable » que l’on raconte, l' »injustifiable » que l’on accuse, ou l' »insoutenable » dont on se plaint. Il n’est pas inutile d’insister un moment sur ces polarités fondamentales, du récit et de la plainte, du récit et de l’accusation, de l’accusation et de la plainte, parce qu’elles marquent certaines des variations les plus amples et les plus générales dans l’expression du mal.
L’accusation et la plainte
L’accusation déborde l’incrimination, l’imputation, en ce qu’elle se tourne vers le malheur comme mal commis mais injustifiable: c’est ce qui n’aurait pas dû être, et il faut désormais tout faire pour que cela ne soit pas. Et pourtant l’accusation se place immédiatement dans une attitude de controverse: si cela a été, c’est qu’il y a eu une cause, une origine, une raison, qu’il faut pouvoir désigner, reconnaître, et à laquelle on attribuera la chose. L’accusation porte dans ses flancs tous les discours sur l’origine du mal, et donc les conflits à son sujet, le procès de Dieu ou des hommes, les plaidoyers ou les théodicées. L’accusation rentre ainsi dans le débat de la justification, mais elle le fait sous l’aiguillon du sentiment que de toute façon le mal demeure injustifiable, et que la controverse est vaine. Elle veut savoir le pourquoi, elle sait qu’elle ne le saura pas, et pourtant elle tente inlassablement encore d’interroger, d’accuser, d’imputer l’injustifiable, de donner une raison (une cause, un sens) à ce qui excède toutes les raisons que l’on peut lui donner. C’est pourquoi ce qui nous paraît le plus rhétorique et argumentatif dans la délibération juridique me semble l’écho lointain de cette controverse originaire[4].
La plainte, pour sa part, se tourne vers le malheur comme mal subi mais insoutenable: c’est ce face à quoi nous sommes impuissants, incapables, ce face à quoi il n’y a plus personne. La plainte en ce sens déborde la jérémiade du « pourquoi moi », parce qu’elle exprime une telle impuissance, une telle « irresponsabilité », une telle incapacité, un tel épuisement face à l’insoutenable, que « je n’y suis plus pour personne » (même pour le malheur), « je n’en puis plus ». Or le malheur est justement ce à quoi on ne peut se soustraire comme on sortirait d’un cauchemar: au contraire, avec le malheur on éprouve l’irréparable, l’irréversibilité du temps. C’est peut-être le trait le plus singulier du mal que ce caractère irréparable. Face à cela, la plainte exprime l’impréparation, ce dont la prière simplement demande à ce que nous en soyons délivrés, probablement parce que l’enfant (impuissant, irresponsable, incapable) n’a rien demandé, ou qu’il ne sait pas ce qui lui est par là demandé. Et cette demande est déjà une forme de délivrance: elle transmute le temps irréversible dans une sorte de temps musical, et elle s’attache à une sorte de répétition élégiaque, comme un bercement. Tout ce qu’il y a de répétitif et de quasi liturgique dans le fonctionnement du droit me semble un écho lointain de cette plainte originaire.
Le mal raconté
Le récit, parce qu’il tente de tresser ensemble le mal commis et le mal subi, la face active et la face passive de l’expérience du mal, a toujours quelque chose à voir avec l’explication. Expliquer, c’est raconter, distinguer une suite ordonnée dans le chaos et dans l’absurde. Mais le récit déborde l’explication, par ce qu’il désigne d’inexplicable, de résistant à l’explication. L’explication deutéronomique par la rétribution fait place à la protestation de Job. L’explication pré-tragique par la fatalité fait place à l’héroïsme tragique. Ici encore il y a donc un excès du mal qui donne une tension spécifique à son expression narrative, entre ce que l’on peut expliquer et ce qui excède l’explication apportée. On verra que toutes les élaborations « mythologiques » tiennent à ce point que le mal n’est pas explicable, mais seulement racontable. Mais est-il complètement racontable? Le raconter, ne sera-ce pas lui donner un début quand il a toujours déjà débuté avant l’histoire que l’on raconte? Le raconter, ne sera-ce pas lui donner un sens (rétribution, fatalité, …) bref une intention alors que le mal échappe à toutes nos petites intentionnalités? N’y a-t-il pas, avec le mal, justement parce qu’il y va de versions irrémédiablement divergentes, justement parce qu’il y va de l’irréparable et sur quoi au fond rien ne peut « revenir », quelque chose d’inracontable? Sans doute. Mais c’est précisément cet inracontable qui provoque la narration, indéfiniment.
Tout au long de cette réflexion, nous proposerons plusieurs récits de l’origine du mal, qui seront autant de manières de commencer l’histoire du mal, ou d’en camper la scène, et d’élargir ainsi notre réceptivité à la diversité des formulations du mal. Dans les grands textes de la Genèse biblique ou des textes comparables des grandes traditions méditerranéennes et proche-orientales, on en trouve au moins quatre figures: 1) l’histoire d’un combat entre le Dieu du Bien-Ordre et le Dieu du Mal-Chaos, avec le problème subsidiaire que le Bien, pour l’emporter contre le Mal, doit lui faire plus de mal que le Mal ne lui en fait; 2) l’histoire d’une parole par laquelle le mal s’introduit comme mensonge, comme une parole assez particulière pour ruiner la confiance à la parole; 3) l’histoire d’une fabrication où le Démiurge rencontre les limites de son matériau, l’entropie, l’oubli des formes qui lui ont été données; 4) l’histoire de la génération, où le mal n’est pas seulement l’oubli du bien, la dégénérescence, mais la mémoire et l’héritage d’une dette antérieure.
Le débat théologique chez les Pères de l’Eglise
L’élaboration théologique retrouve le même écart entre ce que l’on parvient à intégrer et ce qui excède l’intégration narrative ou la rationalisation. Avec le mal, la question théologique se tourne à la fois vers Dieu et vers les humains.
Vers Dieu, en demandant si Dieu est pardonnable: s’il est tout puissant ne serait-il pas tout bêtement jaloux et méchant? Et si on pardonne à son impuissance, à sa faiblesse, à cause de sa toute bonté, est-ce encore un Dieu, à quoi bon s’y fier, et que devient-on à se fier à un tel Dieu? Voici deux nouvelles explications de l’origine du mal[5], et la brutalité de ces questions théologiques se trouve telle quelle dans les textes canoniques: ce sont des questions proprement fondamentales. La force même des grands textes canoniques, et surtout du canon biblique, est justement d’avoir refusé de trancher entre ces versions, comme de retrancher ce qui faisait scandale, et de les laisser ensemble à même les Ecritures. C’est d’ailleurs ce qui en fait un texte habitable dans le désastre du malheur, de la persécution et de l’exil.
Vers les humains la question théologique prend la même bifurcation entre l’accusation et la plainte. Chez Pélage par exemple la responsabilité du mal est toute entière présente à chaque acte de chacun, qui inaugure en ce sens à chaque fois l’histoire du mal. Pour Augustin au contraire le mal est toujours déjà là et nous précède avant que nous l’actualisions et le poursuivions à notre tour, et c’est ainsi qu’il fixe la doctrine du « péché originel ». On a pu reprocher au premier une conception presque « angélique » de l’action humaine, sans disproportion entre l’intention et l’acte, et où ce dernier développerait l’énergie proprement inhumaine d’une volonté irrévocable. On a pu reprocher au second d’avoir placé son péché originel là où la génération ne fait pas le plus mal! Reste la force de ce débat entre un mal toujours imputé, et l’excès du mal sur toute imputation.
Le débat philosophique au 18ème
Dans la querelle du malheur entre Bayle et Leibniz, à l’aube du 18ème siècle, culmine un des plus grands débats philosophiques sur le mal. Leibniz développe l’intelligence optimiste d’un monde qu’il considère comporter le maximum de perfections, et le minimum de maux inévitables; les deux vont d’ailleurs ensemble, car le monde présent comporte la densité maximale de « compossibilités », d’existences compatibles, et c’est cette densité en compossibilités qui fait la « bonté » du monde. Le mal n’est que la finitude qui rend incompossibles, incompatibles, la coexistence de deux possibilités qui s’entravent ou s’excluent. Comprendre cela, c’est déjà ôter l’excès de subjectivité qui nous fait prendre le malheur vu sous notre (petit) point de vue comme l’universel malheur. C’est aussi comprendre qu’il y a un mal brut, lié à l’existence finie des créatures du monde, et auquel il est vain et malheureux de rajouter le malheur que nous nous faisons en ne remettant pas le mal à sa place, minime au regard de la bonté de notre monde.
Pour Bayle, il y a un vécu subjectif du malheur qui suffit à ébranler toutes les rationalisations que l’on peut en faire. Le point de vue de l’intelligence divine sous lequel il n’est que des moindres maux nous échappe, et une minute de souffrance rend toute intégration rationnelle du mal vaine, sinon insoutenable. La rhétorique de Bayle est celle de l’excès, de l’incommensurable. La plupart des hommes sont plus méchants que malheureux, selon la figure classique de la prospérité des méchants, qu’il déchiffre jusque dans la figure biblique de David. Il écrit: « L’homme aime mieux se faire du mal pourvu qu’il en fasse à son ennemi, que se procurer un bien qui tournerait au profit de son ennemi »; et nous nous souviendrons de ce premier axiome de la « préférence pour le mal ». Mais aussi la plupart des hommes sont plus malheureux que méchants, selon la figure non moins classique du juste souffrant, soutenue par les propos de Job; cela signifierait que Dieu est méchant car il aurait pu (nous) faire autrement, et il vaut mieux ne pas chercher à comprendre le mal. Reste à agir contre lui sans prétendre pouvoir le réduire entièrement[6].
Le débat éthique aujourd’hui
A la fin du 18ème, Kant donne une superbe synthèse du problème avec sa « Doctrine du mal radical »[7].L’idée en est que l’homme comporte à la fois une disposition au bien et un penchant au mal. Ce penchant comporte plusieurs degrés. 1) Il y a la fragilité de la volonté, c’est à dire la faiblesse de la volonté humaine pour se conformer à la loi morale; cela fait penser à Paul écrivant dans une de ses épîtres qu’il est impuissant à faire ce qu’il approuve[8]. 2) Il y a ensuite l’impureté, c’est à dire la tendance à mêler des motifs immoraux à l’accomplissement du devoir: le souhait d’une bonne réputation, ou d’une récompense, ou bien la crainte d’une punition, etc.: on pratiquera ainsi la véracité pour ne pas éprouver l’anxiété du mensonge, ou comme dirait Nietzsche pour trouver un bon sommeil. 3) Il y a enfin la méchanceté proprement dite, qui consiste pour Kant à inverser l’ordre des maximes et à faire de la loi morale un moyen tourné à d’autres buts. Le mal est radical ici en ce qu’il corrompt la racine même de la bonne volonté, qu’il la détourne et la séduit: c’est sa malignité, où le mal est le « malin ».
Ricœur, relisant Kant, commente: le mal du mal naît sur la voie de la totalisation, de la prétention à faire la synthèse et le bilan entre le mal agi et le mal subi, entre le bien agi et le bien obtenu. Faites le bien et vous serez heureux. Cette prétention à tout rétribuer, à nous ériger en maîtres de la justice quant à la rétribution du bien et du mal, se trouve particulièrement dans les grandes synthèses religieuses et politiques. Elles sont une perversion du désir de totalisation que comporte toute espérance proprement politique ou religieuse[9]. Et Alain Badiou, très similairement ici, voit dans le mal la perversion d’un « processus de vérité »: quand ce processus, qui est d’abord un bien, fait place à un simulacre de vérité où la vérité n’est plus un désir mais une puissance à remplir tous les manques, alors la terreur est là, le désastre, le mal extrême[10].
Pour conclure, la polarité éthique aujourd’hui peut se résumer au malentendu suivant, où chacun entendra d’abord le pire où il veut. D’un côté, la maxime antique de faire à autrui ce que l’on voudrait qu’il nous fasse, en désirant lui faire ainsi du bien, peut justifier que nous lui imposions notre façon de sentir le bon et le bien, et ce faisant de lui faire mal. De l’autre côté, pour ne jamais faire mal à quiconque, et surtout pas en croyant faire le bien, la maxime très contemporaine de ne jamais chercher à faire de bien, de nous abstenir de toute bonne action, autorise un individualisme et une sorte de peur du bien commun tels que l’on laisse partout faire le pire.
Mais je ne voudrais pas terminer ce premier parcours parmi les formulations du mal en donnant le sentiment d’un parcours historique et progressif allant d’expressions archaïques comme la plainte, l’accusation, et la narration, jusqu’à des formulations éthiques, philosophiquement élaborées et récentes. Toutes ces expressions sont évidemment mêlées et comme toujours déjà contemporaines. Il s’agissait plutôt de jeter un réseau d’intrigues et de problématiques assez disparate pour attester la diversité des expressions du mal. Loin d’y voir un progrès dans la rationalisation, il faut y voir un parcours heuristique oscillant entre trois registres: 1) le timbre à chaque fois singulier de la plainte; 2) le tissage incessant des intrigues narratives; 3) la formulation de catégories problématiques et argumentatives. Ils sont toutefois indissociables, et les élaborations les plus argumentées, on l’a vu, sont le fait de l’accusation la plus primitive; les intrigues narratives ou dramatiques peuvent toujours être redéployées en problématiques, et réciproquement; ce qui fait sens dans une narration comme dans une argumentation reste comme accroché dans le timbre d’une voix que le mal touche ou exténue.
La responsabilité
Le mal a été exprimé, blâmé, raconté, en partie expliqué ou imputé, et ce faisant il a aussi été pensé, scruté. On sait qu’il reste de l’inexprimable, de l’inscrutable. La question devient alors celle de l’action possible contre le mal, par un retournement pratique, typique de la démarche éthique ou juridique, qui coupe court à ce que la poursuite des causes aurait d’indéfini. Il ne s’agit plus d’avoir la sagacité de démêler les histoires en les écoutant et en les scrutant; il ne s’agit plus d’entendre et de laisser se formuler la plainte. Le problème pratique du jugement est plutôt ici de savoir comment parler et juger avec autorité, c’est à dire de manière crédible, c’est à dire avec effet. Le travail de la formulation du tort subi, ou même du tort commis, pourrait être interminable et laisser un irréductible reste si on le maintenait sur le plan descriptif du rapport à ce qui s’est passé et qui est fait, mais désormais absent, seulement déchiffrable sur des traces. Mais le sujet qui essaye de formuler le tort est pragmatiquement modifié par le contexte d’interlocution, d’une part parce qu’il est plaçé en position de parler devant l’autre (l’auteur du tort devant la victime, et réciproquement), donc en position de parole « juste », d’autre part parce que la présence d’un tiers vient briser l’excès de subjectivité, prouver au sujet qu’un autre regard sur lui est possible, et atteste ainsi que le monde ne s’arrête pas que la vie n’est pas finie[11]. L’expression du mal était rapportée à son passé. L’action contre le mal est une tâche tournée vers la situation actuelle: que faire maintenant? Ici encore le propos sera davantage un repérage des problèmes que le traitement systématique de l’un d’entre eux.
Mal agi, mal subi
Nous appuyant sur la démarche de Ricoeur dans Le Mal, nous partirons de la corrélation entre le mal agi et le mal subi, entre la face active et la face passive de l’existence humaine quant au mal, que nous ferons jouer à tous les niveaux. On peut, juste pour essayer, y voir deux figures très différentes du mal commis lui-même, comme action mauvaise, et comme souffrance infligée.
Faire le mal, c’est bien sûr transgresser une règle, une norme égale pour tous; le rappel de la loi ici nous place à équidistance des autres et de nous-mêmes, car la loi met en nous cette distance, que nous devrions traiter nous-mêmes comme n’importe quel autre, et ne pas nous justifier arbitrairement par ce qui est bon pour nous et qui motive notre action. Précisément la loi pointe les contradictions de l’action, les limites au-delà desquelles une action se ruine elle-même en se donnant une justification qu’elle refuse aux autres. Faire le mal, c’est alors commettre une faute, et d’abord envers soi-même, envers la cohérence de sa propre vie de sa propre histoire de son propre agir; c’est se tromper, se mentir à soi-même, se faire mentir, ruiner la possibilité et le sens de sa propre action[12].
Mais faire le mal, c’et aussi faire mal, faire souffrir autrui. On se trouve ici moins devant la lointaine loi que devant le proche visage d’autrui. Il ne s’agit plus de s’être plus ou moins intelligemment trompé, d’avoir manqué à sa propre cohérence ou non-contradiction devant la loi, mais d’avoir trahi cette promesse qu’est tout vis à vis, toute relation à quelqu’un d’autre[13]. Le mal, c’est cette incapacité à sentir que l’on peut faire souffrir. Pour moi le péché n’est rien d’autre[14]. Lorsque l’action, qui n’a de sens qu’à pouvoir être reprise et interprétée par les autres, réduit ceux-ci à n’être que les moyens de son succès (éventuellement les spectateurs de son ostentatoire bonté!), elle se pervertit elle-même non seulement par l’impureté de sa finalité, mais plus sûrement par le mal qu’elle leur fait[15].
Conformément à ces deux visages (actif et passif) des protagonistes du drame, on peut trouver dans la justice deux formes de l’action contre le mal. Vers le coupable, l’action de punir, qui rétablit la cohérence ou l’équivalence du « pâtir » avec l’agir. Vers la victime, l’action de réparer, qui atteste le désir de refaire à l’envers le chemin du mal pour le défaire, et qui délivre le sujet souffrant de son statut d’être instrumentalisé et jetable. Evidemment cela pose bien des questions, qui désignent diversement l’inséparabilité des deux faces de l’existence.
Peut-on isoler un coupable de la chaîne infernale de la victimisation-criminalisation? Mais sans établir cette coupure, sans trancher, comment restaurer un sujet responsable, dans toutes ses « capacités »? La justice ici tente d’établir ou de rétablir une équation, une relation, non pas tant entre le délit et la punition, qu’entre criminalité et victimité, entre responsabilité et vulnérabilité. Ces deux faces du sujet, celle de la responsabilité imputable et celle de la fragilité à protéger, il faut bien les tenir toujours ensemble, aussi difficile que cela paraisse. Aucun d’eux ne doit occulter l’autre. C’est surtout cette tâche qui oriente la présente section de notre réflexion.
De l’autre côté, peut-on réparer, et qu’est-ce que réparer? Si l’on réparait entièrement, y aurait-il encore des victimes? Et la caractéristique principale de la victimité n’est-elle pas justement que rien ne pourra jamais faire que ce qui a eu lieu n’a pas eu lieu. Certes on peut revenir sur une violence ou sur un tort: le repentir ou le remords de celui qui l’a commis peut être de la plus extrême importance pour la victime, comme une sorte de tentative de réparation de l’irréparable sans laquelle l’irréparable reste peut-être inacceptable. Mais rien, même cet équivalent fiduciaire général du temps qu’est l’argent, ne pourra inverser le cours du temps, remplacer le temps du mal par un temps sans mal; tout au plus cela pourra exprimer que l’on voudrait faire tout le « possible » pour réparer, l’argent représentant ici la case vide et indéfiniment polysémique du possible[16]. La reversibilité du temps du mal reste l’impossible. Nous garderons cette redoutable question pour l’horizon de la troisième et dernière section.
La responsabilité retenue
Agir contre le mal agi, c’est donc ici en premier lieu arrêter les responsabilités. Cela n’est pas facile, car cela suppose d’échapper à l’alternative terrible qui s’offre spontanément, et selon laquelle soit on est tous responsables (mais alors plus personne ne l’est vraiment[17]), soit on désigne le/les coupables absolus à la vindicte commune (on entre alors dans le mécanisme du bouc émissaire). Plutôt que de sombrer dans la logique amnésique du tout ou du rien qui efface tout (quite à recommencer pareil), ni dans la logique sacrificielle de l’exclusion thérapeutique qui refait le corps social[18], il s’agit donc de pouvoir retenir une gamme de responsabilités plus ou moins imputables à des acteurs plus ou moins individualisés[19]. On peut discerner deux modalités principales dans cette formation de la responsabilité face au mal.
Il y aura d’un côté un travail de l’imputation pour mettre la société en état de pouvoir raconter ce qui s’est passé (et donc de le rapporter à des acteurs singuliers). Et de l’autre côté des chicanes et des stratagèmes aptes à faire voir les responsabilités non imputables, celles qui procèdent d’un contexte plus vaste, d’une structure plus lourde. Le premier versant insistera directement sur un visage du sujet capable d’agir, de commencer et de recommencer quelque chose dans sa vie, et donc d’assumer une responsabilité. Le second verra plutôt ce que l’acte du sujet inculpé comporte de passif, de victimité antérieure, de fragilité à protéger.
Sur le versant où la justice comme institution, mais aussi comme sentiment, résiste à la logique de la responsabilité (et de l’irresponsabilité) généralisée, et insiste davantage sur une responsabilité imputable à un sujet actif et « capable »[20], l’acte de « retenir » une responsabilité vise à arrêter les responsabilités, à les désigner en dépit de leur inextricabilité, à ne pas les laisser courir dans tous les sens. Un sujet acteur apparaît ici sur la scène morale et juridique, capable de s’estimer responsable: responsable de la victimité et de la vulnérabilité de l’autre, bien sûr, mais aussi responsable de sa propre victimité; décidé à y faire face, à mettre un terme au scénario du drame et à ne pas en réarmer le mécanisme. C’est un sujet qui s’estime éthiquement comme sujet, c’est à dire qui estime avoir plus de devoirs encore que de droits. Un sujet qui assume d’avoir à être responsable de ce qui est plus fragile que lui, au-delà de toute réciprocité et de toute rétribution possible. C’est un sujet qui découvre en lui ces capacités (peut-être pour lui inédites), et toute la procédure consiste ici à lui rendre/permettre ces capacités (qui vont au-delà des capacités juridiques)[21]. Cette procédure va d’ailleurs au-delà de l’arrêt judiciaire, puisqu’il s’agit de rendre la sanction acceptable par le sujet, de faire crédit à son autonomie. D’un point de vue éthique, le sujet qui s’avance ici se découvre lui-même comme abandonné à sa responsabilité et sans pouvoir se retourner vers plus responsable, il se découvre obligé d’interpréter sa propre responsabilité (de la retenir comme on retient sa force, et d’en répondre) dans les contextes mêmes où rien ne le contraint, par pur respect d’institutions plus fragiles que lui-même.
Sur le versant où la justice résiste à la logique du bouc émissaire, et insiste davantage sur le pôle institutionnel des responsabilités tutélaires (celles liées aux options politiques et économiques les plus lourdes par exemple), l’acte de « retenir » la responsabilité consisterait plutôt à considérer la limite de la responsabilité du sujet inculpé, qui ne saurait être responsable ni de tout, ni même totalement de la moindre chose ni de lui-même. La responsabilité n’est pas infinie[22], et elle se découvre toujours précédée par quelque irresponsabilité. Les coupables sont toujours déjà victimes de blessures plus anciennes et parfois immémoriales. Les sujets ainsi considérés y trouvent d’ailleurs une limite salutaire, que la Loi leur donne certes, mais justement en reconnaissant leur irresponsabilité et même leur incapacité. L’institution, la loi, la justice, ont ici pour première fonction de désubjectiviser, de compliquer l’imputation, de mettre un écran dans les circuits de la rétribution. En établissant ce « voile séparateur »[23], cette distance fondatrice, la justice donne corps, visage et voix aux responsabilités collectives, historiques et politiques. Mais dans le même temps, plutôt que de déresponsabiliser face au mal, le discours éthique de la justice cherche au contraire à retenir le sentiment et la capacité de responsabilité là où elles se sont enfuies. C’est la seconde fonction du réseau tutélaire des institutions, règles, lois et langages au travers desquels la justice se propose. Elles aident les sujets à formuler ce qu’ils ont subi ou ce qu’ils ont commis (laissé commettre et laissé subir, etc.). L’institution au sens large est ici comme un filet qui retient la plus faible responsabilité et tente de la relever.
On voit la circularité nécessaire entre ces deux démarches, qui n’ont de sens qu’à se combiner étroitement. Nous ne les avons séparées que pour faire voir leur geste spécifique, qui s’accorde assez bien pour chacune d’entre elle à la dualité observée dans la première section, selon que l’on rapporte le mal à l’autonomie relative d’un sujet actif et « capable »[24], ou que l’on considère l’excès du mal subi et son antériorité[25]. Par ailleurs la restauration d’un sujet capable de reprendre ses droits en reprenant ses devoirs, comme celle d’une institution ayant autorité pour relever et prendre sur elle les « charges » qui pèsent sur les plus faibles, passe des deux côtés par une réappropriation narrative de l’histoire passée qui donne à chacun une identité acceptable. Mais encore une fois, il ne faudrait pas trop privilégier le seul registre narratif, et négliger le fait que le gémissement et l’imprécation, comme l’échange d’arguments et de justifications, sont nécessaires à ce travail.
Sur cette dualité du mal agi et du mal subi, la loi morale voudrait sans cesse rétablir l’équation, la symétrie, la rétribution équivalente: la sanction qui permet la réhabilitation, et la réparation qui fait accepter l’irréversible. Le combat de la justice contre le mal si l’on reste dans cette dramaturgie[26], n’affronte pourtant cette dissymétrie première qu’en laissant derrrière elle d’autres dissymétries, dont elle doit reconnaître l’existence, et qui rendront nécessaire la troisième méditation, sur l’aval de la justice, qu’elle soit entendue comme institution ou comme éthique.
Peut-on agir contre le mal sans faire du mal?
La responsabilité morale et juridique ne suffit pas à réduire le mal, non seulement parce qu’il est inexprimable et inscrutable, mais pratiquement, parce qu’il faut faire du mal pour arrêter le mal[27]. On n’y échappe pas facilement, et Ricoeur a parlé de « la tentation terrible de la bonté »[28]. La justice est violente de plusieurs manières: elle ne peut exercer son autorité qu’adossée à un pouvoir de contrainte dont elle a le monopole de l’usage légitime. Son autorité n’a de sens que si elle peut faire appliquer la sanction pénale, qui est une façon ou une autre de faire mal, de rétribuer le mal commis par un mal subi. Or cette application de la peine, parce qu' »on déteste ceux à qui on a fait du mal » (La Rochefoucauld), ne va pas sans produire du mal supplémentaire, une sorte d’humeur mauvaise[29], qui n’est pas le seul fait de la violence de l’Etat (ou de l’irrationalité de la « peine » qui expie au sens le plus mythique mais ne répare rien[30]), mais qui est également typique de la conscience morale, de la conscience responsable-et-responsabilisatrice, qui paye et répare, mais voudrait aussi faire payer et réparer aux autres.
Ce dilemme s’appuie et en quelque sorte s’écartèle sur de vénérables et immémoriales considérations religieuses, qui agravent l’alternative considérée plus haut, et attestent les dissymétries irréductibles. J’en proposerai ici, à titre exploratoire, quatre figures, qui sont aussi des figures de la responsabilité aux prises avec un mal qui la déborde.
La part religieuse qui anime la recherche de coupables à l’état pur, isolables, c’est cette tendance humaine à préférer que le mal subi soit la punition d’une faute plutôt qu’un mal absurde qui ne « rétribue » rien (c’est le deuxième axiome de ce que j’appelle « la préférence pour le mal »). Ainsi le mal a-t-il au moins un sens; et parce qu’il se soumet à la logique de l’échange, une prise sur lui est possible. Certes cette vision pénale du monde s’est civilisée, sécularisée, elle est comme sortie de l’âge religieux et magique de la « peine » et de la souillure: on voit dans tout mal subi non plus tant la punition que la conséquence (élaborée en termes de causalité scientifique, par des experts) d’une faute. Mais le mécanisme religieux et archaïque de l’imputation de tout malheur à un/des coupables est en place. A tel point que l’on ne sait pas si la justice (l’institution judiciaire) pourrait fonctionner, ni ce qu’elle serait, si on la privait de ce ressort. Il fonctionne chaque jour dans nos sociétés séculières, et d’autant plus que la part religieuse du scénario est occultée. Tout est rétribution, tout doit être rétribuable.
Depuis l’aube des temps nous rencontrons pourtant les expressions d’un lançinant sentiment d’excès du mal subi sur tout mal commis. Et c’est non moins une posture religieuse fondamentale que cette révolte contre la vision pénale d’un mal-rétribution qui viendrait parfaitement compenser un mal-à rétribuer. Si Job renonce à donner un sens au mal qu’il subit, s’il force ses « amis » à ne pas renchérir sur son malheur en lui donnant le sens d’une punition[31], et à accepter la possibilité d’un malheur simplement absurde, c’est en développant le sentiment d’une incommensurabilité de la justice divine avec une justice humaine qui ne cherche que la symétrie. Si le scandale d’un Dieu méchant et qu’il faudrait pardonner se mue ici dans le sentiment que le malheur est absurde et aléatoire, qu’il est malchance, la justice humaine doit faire face à ce malheur brut, pour le partager et pour le combattre, sans prétendre y mêler une quelconque justice divine qui nous échappe de toutes façons.
Mais ce sentiment d’un excès du mal indique aussi les grandes dissymétries de la vie humaine elle-même, qui font de la justice une scène instable, une tragédie: la dissymétrie des rapports entre les femmes et les hommes, la dissymétrie des rapports entre les générations. Et cette dernière est non moins fondamentale que le principe de rétribution équitable pour une justice qui doit instituer le sujet en lui donnant cette autre limite, qui est celle de la filiation, irréductible à celle de la distribution des biens et des charges selon la loi de la réciprocité. D’ailleurs l’amour pour mes enfants, sous la figure de la responsabilité de ce qui est fragile (sur laquelle Ricoeur, commentant Hans Jonas, a beaucoup insisté), s’établit bien dans une sorte d’obligation de justice (laisser un monde tel que la vie après moi soit possible) sans réciprocité assignable. Il y a plus: si la règle d’or revient à ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’on nous fasse, avec la génération, le tragique consiste en ce qu’il faudrait ne pas faire à autrui ce qu’on nous a fait et que nous ne voudrions pas qu’il nous ait été fait, et que nous ne savons même pas. La justice et la morale ici travaillent à contresens de l’ordinaire: elles ne doivent pas rétribuer, restaurer la symétrie et la réciprocité sous la loi de l’équivalence, mais au contraire interdire la fausse symétrie, la pseudo-rétribution, la reproduction du mal. Elles rappellent la différence des générations. Tout cela constitue un troisième point cardinal de l’ancrage religieux de la responsabilité.
La part religieuse qui anime le sentiment d’une responsabilité généralisée et infinie, que rien ne peut retenir, tient à une autre figure du sentiment religieux: celle d’un endettement infini et impayable envers tous les autres, les proches et les lointains, les prédécesseurs et les successeurs. A l’issue de la dernière guerre, des auteurs comme Bonhoeffer et Lévinas ont insisté sur cette responsabilité infinie, quasi métaphysique, qui est d’abord celle des « survivants », et qui en fait les « otages » des autres, de tous ceux qui ne sont pas là. Mais ces penseurs de notre temps sont ici de fidèles témoins d’une vision très ancienne du péché comme dette « insue », qui précède et surplombe toute responsabilité imputable. Et ce sentiment partagé reste comme l’âme de la justice et de la morale, si celle-ci doit demeurer une quête infinie, qui désire tout « rappeler ».
Le pardon
Parce que rien ne peut faire que ce qui s’est passé n’ait pas été, et que le mal en ce sens est irréductible à l’action comme il est irréductible à la formulation, il y a un point où la loi morale et juridique destinées à retenir la responsabilité doivent au contraire se retirer sur la pointe des pieds en se souciant davantage de ce qu’elles laissent derrière elles. Le sentiment amer de l’injustice, de la plainte non reconnue, non entendue, pouvant se transformer en actes de violence plus ou moins sourde, et aveugle, contre n’importe qui et contre soi-même, et donc en injustice supplémentaire, c’est sur ce qui reste de « sentiment du mal éprouvé » qu’il faut s’arrêter. L’idée ici n’est pas que le traitement du mal demande un effacement, la cicatrisation « thérapeutique » de tout sentiment d’avoir éprouvé le malheur (le mal comme épreuve autant pour le criminel que pour la victime). Mais l’idée n’est pas non plus que le traitement du mal puisse trouver son accomplissement en chargeant la victime ou le criminel[32] de la tâche « morale » de donner un sens à ce malheur, de trouver et de prouver dans sa vie à quoi ce malheur était bon. De ceci ou de cela ne peut sortir qu’une sorte d’anesthésie quant au malheur, une inquiétante dénégation, une manière d’amputer sa vie pour ne pas sentir le mal, pour ne pas souffrir, ne pas avoir fait souffrir, ne pas avoir souffert, et ne pas sentir que d’autres ont souffert. Et la force de ce mécanisme négationiste quant au mal vient de son caractère impératif: c’est pour le bien de tous qu’il faut nier le mal, le minimiser jusqu’à la corde si je puis dire, et donner en exemple le déni de malheur.
La question centrale ici est donc: peut-on sentir le mal? Peut-on sentir le mal que l’on a fait souffrir à autrui? Sentir simplement le mal souffert par autrui, tout à fait en-dehors de nous? N’est-ce pas cette incapacité à « sentir » cela, cette impuissance à toute compassion, qui caractérise de proche en proche l’indifférentisme érigé en morale jusqu’à l’endurcissement criminel du sadique? D’un autre côté, le mal que nous éprouvons nous-mêmes, pouvons-nous le sentir vraiment, en l’absence de tout ressentiment, mais aussi de tout pressentiment (s’il est vrai que le ressentiment nous dispose au mal à venir, nous y prépare, éventuellement même nous prépare à attaquer pour avoir quelque chance de nous défendre)? L’acte de l’imputation morale peut-il néanmoins laisser une situation où le mal est senti tel quel, et sans plus? Sans en rajouter? Nous l’avons dit: le mal ne peut être formulé ni combattu si son irréparable effet n’est pas admis, reconnu: mais que serait le reconnaître sans pouvoir le sentir, sans en avoir la sensation, le sentiment?
Or c’est justement la pointe du problème: l’irréversibilité et la violence même du mal nous le rendent insensible, ou bien font que nous ne pouvons plus rien sentir d’autre que ce que nous avons déjà senti. C’est en ce sens que le ressentiment nous rend incapables de sentir tout autre malheur que le nôtre, et c’est pourquoi il nous rend incapables de sentir le mal qui vient et d’y voir autre chose que la trace du mal précédent. Sentir le mal, le sentir vraiment, sans anesthésie ni ressentiment, c’est la seule chose qui permette de ne pas le répéter, et de faire face au mal à venir, sans chercher à le « pressentir », à lui donner d’avance un visage. Le lecteur pardonnera le côté un peu stationnaire de cette méditation, comme si nous passions et repassions la pensée sur le même point. Mais tournons notre regard ailleurs et voyons ce qui se passe lorsqu’on ne parvient pas à « sentir » ainsi le mal, « sans plus ».
L’épreuve du différend
Avec la douleur d’abord, avec la souffrance subie, un excès de subjectivité nous submerge. De même que dans une douleur corporelle la partie douloureuse prend une importance démesurée, car au premier abord on sent toujours là où ça fait mal plus que le reste et il est difficile de « neutraliser » la douleur, de la remettre dans le champ du sensible et du sentiment, de même avec toute souffrance le « moi » enfle. Toutes les ouvertures du sujet sont peu à peu obturées par la souffrance, le moi devient le centre d’un monde dont la rumeur nous vient étouffée, et c’est ainsi que le mal éprouvé peut être l’occasion de la méchanceté: la souffrance rend égocentrique. Si on ne parvient pas à rompre ce processus, l’incapacité à sortir d’un point de vue bloqué et enfermé dans la subjectivité souffrante, le sentiment que le monde extérieur est absurde, imprévisible, aléatoire, arbitraire et méchant, l’incommunication, jointe au fait qu’apparemment les humains préfèrent échanger des violences plutôt que ne rien échanger, engendrera du malheur en plus (troisième axiome de la « préférence pour le mal »).
Le mal éprouvé est une tentation vertigineuse, au sens fort c’est l' »occasion » de cette chute dans la spirale de la méchanceté douloureuse, qui n’est pas du tout encore une cruauté avérée; simple égocentrisme, cette « méchanceté » n’est d’ailleurs pas précisément tournée contre d’autres, et le sujet douloureux peut en venir à souhaiter se détruire lui-même, comme pour briser l’encerclement, le traquenard. Il ne faut d’ailleurs jamais oublier que le suicide suit la morale comme son ombre, pour en souligner l’échec: échec à protéger la fragilité d’un sujet contre les suites du mal subi, ou à restaurer un sujet responsable, assumant son identité avec le coupable, tout en libérant une autre identité, antérieure et ultérieure.
Car là est le problème: comment dire l’identité sans la bloquer? Comment faire pour décentrer le sujet douloureux de lui-même? Comment faire pour que la souffrance soit à l’inverse ce qui creuse en lui la possibilité d’autres points de vue: de points de vue d’autres que soi, de points de vue d’autres « soi » possibles, et que le moi actuel occulte? C’est ici que l’épreuve même du différend irrémédiable entre deux narrations, entre deux mémoires (ou immémoires!) incommunicables, peut conduire le sujet qui avait cherché à exprimer le tort subi de sorte que la formulation en soit acceptable par celui qui l’a commis (ou celui qui cherche à exprimer le tort commis de sorte que la formulation en soit acceptable par celui qui l’a subi), à accepter de construire une sorte de compromis qui rompt avec la poursuite de son monologue. C’est là un effet pragmatique que l’on peut attendre de tout contexte d’interlocution où la formulation se fait devant autrui, soit parce que le sujet est plaçé en position de parler devant son « protagoniste » donc en position de parole « juste », soit parce qu’un point de vue tiers vient briser l’excès de subjectivité, prouver au sujet qu’un autre regard sur lui est possible. Or c’est justement la raison pour laquelle Hannah Arendt écrit que l’on ne peut pas se pardonner à soi-même: parce qu’on est incapable de dévoiler en soi un autre « qui? » possible, incapable de se percevoir soi-même autrement, sans que le regard d’un autre soit intervenu pour débloquer mon identité, décentrer ma subjectivité. On touche ici à la question du pardon, où le fait de croiser des narrations dans une reconnaissance mutuelle, loin de nous bloquer dans un rôle, refait place pour un « qui dites-vous que je suis? » qui ouvre le récit de soi à la pluralité des points de vue narratifs.
Il y a pourtant une différence irréductible[33], c’est que la justice et la morale arrêtent la dispute en arrêtant, partageant et imputant les responsabilités, bref en distribuant des rôles. Alors que l’on accepte de pardonner véritablement au moment où l’on cesse de chercher à savoir quels seront les rôles tenus par les uns et les autres dans la scène: au fond il n’y a plus de pardonnant ni de pardonné. Mais sommes-nous si loin de la loi morale, là où celle-ci, au-delà de l’imputation, cherche à désidentifier le sujet bloqué dans la figure du mal, à libérer une identité antérieure et ultérieure? D’un autre côté le pardon est-il si éloigné du procès, s’il reconstruit un mixte entre plusieurs langages, plusieurs univers de justification, et les oblige à cohabiter? Parce qu’elle accepte le différend et part de l’écart entre deux droits, entre deux récits de justification dont on ne sait pas s’ils sont compatibles, la sagesse du pardon consiste en effet à accepter qu’il n’y a pas de dernier mot, pas de langage complètement commun, et à tisser entre deux histoires ou deux mémoires incommensurables une sorte d’intrigue qui est celle de leur compromis, de leur cohabitation. Elle seule permet de former un récit assez vaste, assez polycentrique, pour porter en lui la pluralité des mémoires et les amener au point où elles doivent composer.
L’épreuve de l’irréparable
Ce qui se passe, lorsqu’on ne parvient pas à « sentir » le mal « sans plus », ce n’est pas seulement l’excès de subjectivité, c’est le risque de répéter sur autrui le tort que l’on a subi, soit parce que l’on se sent coupable du mal ressenti et qu’on le retourne contre soi, soit par la tendance à répéter ce que l’on a subi (ou à en rajouter sur ce que l’on a commis). La psychanalyste Mary Balmary remarque ainsi ce processus horrible par lequel l’incapacité à formuler les offenses subies peut se transformer en culpabilité et en tendance à commettre les mêmes actes : « bien souvent, nous ne pouvons savoir ce qui nous est arrivé qu’au moment où nous nous apprêtons à le refaire »[34]. La loi ici apparaît comme ce devant quoi le sujet est placé dans l’obligation (mais aussi la possibilité) de formuler le mal, de nommer le tort, non plus tant pour le punir ou le réparer que pour en être libéré. Mais cette délivrance du mal, qui est certes passé mais dont rien ne peut faire qu’il ne se soit pas passé, pose un redoutable problème, qui tient au fait que le malheur même du mal, sa qualité propre, réside dans l’irréversibilité des actes et des blessures. Ce qui est touché ici, c’est moins l’échange entre des mémoires diverses et qui se découvrent incompatibles, inéchangeables, que l’échange en chacun des protagonistes entre la mémoire et l’oubli. On peut formuler ainsi le problème: « peut–on oublier l’irréparable? mais peut–on se remémorer l’irréparable? »
Face à la physique de l’entropie, mais aussi à une justice de la rétribution-prescription, où tout s’efface, le problème est qu’on ne peut pas oublier l’irréparable. Le temps de l’irréparable n’est–il pas ce temps latent, immobile, où tout est là, les plus vieilles cicatrices toujours prêtes à se rouvrir comme au 1er jour? On a cru oublier, mais simplement on était « amnésique », tant le traumatisme avait été profond. Ainsi, tant que l’on n’a pas rompu avec l’oubli, avec la loi du silence, du refoulement des plaintes et des colères, le passé oublié est toujours présent, il se répète, il se reproduira encore. L’horreur n’est pas finie parce qu’elle est « oubliée », elle se poursuivra infiniment tant qu’une parole n’aura pas rompu avec l’oubli et accepté de faire mémoire. Car c’est en reconnaissant ce qui s’est passé que l’on rompt avec la continuation du passé dans le présent.
Ici le pardon réapparaît. Car loin de couvrir cet oubli de sa bénédiction, le pardon rompt avec lui. Il rompt avec le monde ordinaire où tout s’oublie sans jamais être payé ni pardonné. Il rouvre la mémoire, il « rappelle » la dette, non plus celle qui était rétribuable, mais la dette intraitable envers ceux dont nous avons tout reçu, ceux auxquels nous avons tout pris, ceux auxquels nous laisserons tout cela. Et non seulement il rappelle la dette envers ceux qui sont écrasés, mais il rappelle ces dettes que sont les promesses du passé non tenues, les possibles sacrifiés. Par là il rouvre dans le présent d’autres possibilités, il y montre d’autres avenirs possibles du passé. Le pardon refuse toute perspective sacrificielle, il rappelle tous les laissés–pour–compte de l’histoire et du système, il désigne une dette impayable.
Mais ce qui redouble le problème, c’est qu’on ne peut probablement pas plus se remémorer l’irréparable qu’on ne peut l’oublier. Faut–il d’ailleurs entretenir une dette infinie comme on ressasse un ressentiment, une cicatrice incicatrisable et qui n’a plus rien à voir avec la blessure? Il faut donc rompre avec la dette comme on a rompu avec l’oubli, parce qu’il y a un point à partir duquel la dette n’est plus qu’une obsession, comme l’oubli n’était qu’amnésie. La dette alors fait que l’on réagit à tout comme s’il s’agissait toujours de la même chose, que tout réactive. Elle rend incapable de réagir à autre chose ; elle rend incapable d’agir, simplement, à nouveau. Dans la logique de dette apparaît une mémoire malade, incapable d’oublier ni d’effacer, et donc incapable de se souvenir d’autre chose. Loin d’exiger de ne jamais oublier que l’on a (été) pardonné, loin d’éterniser le ressentiment du pardon donné ou reçu, loin d’aiguiser sans cesse le sentiment d’une dette interminable,le pardon rompt avec elle. Il rompt avec le monde ordinaire où la même interminable scène se répète sans issue et sans fin. En désignant l’irréparable, l’intraitable, ce qu’on ne peut pas raconter entièrement, le pardon (conformément à son étymologie probable) accepte qu’il y a de la perte, des dettes qui ne sont plus des dettes, des possibles qui ne sont plus possibles. Il fait ce travail de deuil sans lequel il n’y a pas de travail d’enfantement ou de résurrection possible d’un autre présent.
Et c’est cette double–rupture, avec l’oubli et avec la dette, qui fait du pardon quelque chose de plus difficile qu’un pur oubli ou qu’un ressentiment déguisé. Car il touche à l’impossible partage en l’humain de l’agent et du patient, du coupable et de la victime, et par là il touche au redoublement de la victimisation par la criminalisation, de l’irréversibilité subie par l’irréversibilité agie. Car les humains préfèrent surenchérir à l’irréversible, en rajouter, plutôt que d’accepter l’irréversible (quatrième axiome de la « préférence pour le mal »). A cet égard ce n’est pas seulement le méchant qui s’enfonce dans le crime, soit par son entêtement (une manière d’être cohérent avec son tort, de le justifier), soit par surenchère (un crime plus grand seul peut effacer la trace d’un premier crime, et on voudrait la disparition de ceux à qui on a fait du mal). C’est le juste lui–même qui peut devenir méchant à force de s’enfoncer dans son droit, cherchant un responsable ou un coupable à tout prix. Parce qu’il ne pourra pas supporter l’idée que son malheur soit en quoi que ce soit le fait d’une suite de hasards absurdes, mais plutôt le résultat voulu d’une intention méchante, il surenchérira sur le mal.
Entre les deux écueils de l’amnésie et du ressentiment la voie du pardon est étroite, puisque c’est une parole assez extraordinaire pour discerner l’oubli vital de l’amnésie facile, pour transformer cette amnésie douloureuse en mémoire vivante, et pour effacer la mémoire malade et obsédée du ressentiment. Surprenante parole par laquelle soudain mon passé, de membre mort qu’il était, m’est rendu, et par laquelle tout entier à nouveau j’appartiens au présent! Travail du deuil, le pardon accepte le passé comme passé, révolu; délivré de ce passé, j’accepte d’autres passés que le mien, j’accepte les souvenirs des autres. Travail d’enfantement, le pardon rouvre dans le présent le sentiment que tout, même le passé, est là, que tout est lavé, que d’autres avenirs du passé sont possibles que la répétition infernale, que l’on peut à nouveau promettre, tenir une promesse sans être captif du sortilège de l’irréversible.
Le mal totalitaire et l’enfant
A chaque paragraphe nous avons différé le moment de parler de cette figure dominante, écrasante, du mal en notre siècle, qui est le totalitarisme. Nous aurions pu en parler à peu près partout. Mais c’est au point où culmine la libération du mal que les racines du totalitarisme sont les plus profondes. Si en effet la faculté de pardonner peut seule nous délivrer de l’irréversible, c’est parce que, comme l’écrit Hannah Arendt, « le miracle qui sauve le monde, le domaine des affaires humaines, de la ruine normale, naturelle, c’est finalement le fait de la natalité, dans lequel s’enracine ontologiquement la faculté d’agir. En d’autre termes : c’est la naissance d’humains nouveaux, le fait qu’ils commencent à nouveau, l’action dont ils sont capables par droit de naissance »[35].
Or c’est peut–être ici le point culminant du paradoxe, parce que la génération, c’est en même temps le deuil et la dette envers les morts, et la naissance et la place laissée aux enfants qui vont grandir. Et la dette envers les morts ne saurait justifier une histoire qui ne fait pas place aux vivants; et la naissance des enfants ne saurait justifier une histoire fondée sur l’amnésie. Autrement dit le fait d’être né tel ou tel ne saurait endetter au point que l’existence seule, la survivance, soit un crime. Cette conception bouchère de la filiation (selon l’expression de Pierre Legendre) n’est pas le seul fait du nazisme: c’est la tentation de tous les nationalismes (politiques ou religieux)[36].
Mais autrement dit aussi, ce qui complique la résistance à cela, c’est la tentation, non moins propre au capitalisme qu’aux systèmes totalitaires « classiques », de fabriquer en masse des individus enfin détachés de toute dette, mais considérés comme à peu près superflus, et que l’on puisse dès lors modeler à partir de zéro, dans la seule mesure d’ailleurs où il sont utilisables[37]. C’est ce piège diabolique qui fait la force du totalitarisme, comme la panique qui saisit l’humanité dans le vertige de cette double-tentation qui par des versants inverses renvoie vers le même mal.
[2] Paris: Félix Alcan, 1934.
[3] La morphologie des contes a montré qu’ils débutent par le récit d’un mal, d’un manque, et qu’ils consistent à le réparer.
[4] Dans l’épisode où Abraham dispute à Dieu le salut de Sodome, pour 50, 45, 40, 35 et jusqu’à 5 justes dans la ville, cette figure du sorite apparaît comme une figure argumentative forte, une intrigue typique de controverse.
[5] Dieu puissant et méchant, Dieu bon et impuissant: il manque le troisième cas, un Dieu trop bête, trop idiot (même si tout puissant et tout bon).
[6] Dans l’article « mal » de l’Encyclopédie du protestantisme (Genève: Labor et Fides 1995) j’insiste davantage sur ce débat, qui me semble fondamental par l’écart même qu’il propose.
[7] C’est la première partie de La religion dans les limites de la simple raison (Paris: Vrin, 1974). On y observe le renversement qui nous conduira à la seconde partie: le mal est ce qui n’aurait pas dû être, et il faut simplement tout faire pour qu’il ne soit pas. Chacune des quatre parties de La religion commence d’ailleurs par une expression de combat, d’encouragement à l’action combattante.
[8] Aujourd’hui le problème est plutôt que nous sommes impuissants à approuver ce que nous faisons.
[9] Paul Ricoeur, « La liberté selon l’espérance » in Le conflit des interprétations, Paris: Seuil, 1969.
[10] Alain Badiou, L’éthique, essai sur la conscience du mal, Paris: Hatier, 1993. La force de cet essai est de ne pas céder au vertige du mal qui frappe notre époque, et de repartir du mal comme perversion d’un bien.
[11] « Si le monde est la totalité de ce qui est le cas, le faire ne se laisse pas inclure dans cette totalité. En d’autres termes encore, le faire fait que la réalité n’est pas totalisable » Paul Ricoeur, Du texte à l’action, Paris: Seuil, 1986, p.270.
[12] Dans la dialectique de la rétribution, destinée à restaurer la cohérence perdue, celui qui tue doit accepter d’être tué. Le problème est souvent que le geste criminel est souvent aussi bien un geste suicidaire, et cette dialectique ne suffit pas à retenir le geste. Il vaut mieux dire en l’occurence que celui qui est tué ne l’acceptait pas, n’était pas prêt à mettre sa vie ni celle de son antagoniste en jeu.
[13] Ce vis-à-vis, cette promesse, ici encore, ne marquent pas uniquement la relation entre celui qui commet le mal et celui qui le subit: il faut d’abord les penser plus obliquement comme ce qui caractérise la relation de l’autre (la victime) avec n’importe quel autre; c’est sur cette promesse qui ne le regarde pas que le violent a levé la main.
[14] Nous y reviendrons, mais je veux ici simplement bien le distinguer de la faute observée plus haut et qui confine à l’erreur, à la contradiction.
[15] Cet effet de souffrance infligée pervertit l’action de toutes façons: 1) soit qu’elle assume a postériori cet effet comme ayant été son intention (l’acte modifie l’intention par une sorte d' »effet chorégraphique » que j’ai examiné ailleurs, et selon lequel, comme dit La Rochefoucauld: « on déteste ceux à qui on a fait du mal »); 2) soit qu’elle entre dans la dénégation incessante de ses propres effets au nom de la pureté (sentimentale ou théorique) de ses intentions, qui l’insensibilise aux souffrances d’autrui.
[16] La tendance juridique (dont on sait qu’elle est très puissante aux USA) à confondre réparation et réparation financière, a pour effet de porter les différents acteurs « solvables » (les seuls alors qui comptent juridiquement) à prendre des assurances, mais seulement pour les risques imputables. Les acteurs (médecins, élus politiques, etc.) cherchent d’ailleurs à éviter de prendre des risques imputables (ce qui dans l’exemple des activités citées en ruine l’exercice même). Par contre bien des risques majeurs (l’ensemble des effets néfastes liés à une civilisation de la voiture par exemple), dès qu’ils ne sont pas imputables, restent hors-débat, hors-procès, dans l’irresponsabilité commune.
[17] C’est ce que Hannah Arendt montre comme le stratagème des nazis pour noyer à la fin de la guerre leurs responsabilités exactes dans la responsabilité générale.
[18] On retrouvera ces deux figures dans la troisième section, mais elles ne sont pas sans rapport, la première avec l’utopie, la seconde avec l’idéologie, selon les fonctions sociales que Karl Mannheim attribue à ces termes.
[19] La justice, est ici aux prises avec la tendance médatique à confondre l’erreur cognitive, technique ou stratégique, la faute morale, la responsabilité politique ou professionnelle, l’inculpation pénale, le péché religieux ou métaphysique (je distribue arbitrairement les registres). Mais la responsabilité politique devant l’Histoire, la responsabilité juridique devant la Justice, la responsabilité morale devant l’Ami, pour prendre ces exemples empruntés à Karl Jaspers, ne doivent pas être confondues. Pour élucider cette cofusion, il est toujours bon de se souvenir que ‘lon est « responsable devant… », et de distinguer ces différentes postures de responsabilité (et même leur éventuel conflit). Je ne reprends pas ici l’analyse déjà proposée dans Autres Temps n°37 (1993), et dans Esprit n°1994/11.
[20] Dans le texte cité ci-dessus, c’est ce que j’appelais le pôle subjectif de la responsabilité, par différence d’avec un pôle institutionnel de la responsabilité.
[21] Ricoeur a remarquablement argumenté cette sanction-réhabilitation des capacités du sujet, dans Le Juste (Paris: Esprit, 1995) p.197-206.
[22] La responsabilité morale ou religieuse peut être infinie, la responsabilité juridique est toujours limitée.
[23] Dont on peut dire, en reprenant le mot de Kojève pour la fonction juridique du « tiers », qu’il est proprement « anthropogène ».
[24] Capable, c’est à dire pouvant agir, initier quelque chose (ce qui est bon); mais aussi on sait « de quoi les gens sont capables ».
[25] Face à cette « antériorité » du mal, on comprend que l’autorité (religieuse, morale ou juridique) tienne en quelque sorte aussi à sa propre antériorité.
[26] On ne sait pas à vrai dire si l’on peut en sortir, puisque cette dramaturgie remonte à « la nuit des temps » (le combat archaïque de l’ordre contre le chaos) et anime encore les figures des Lumières (chez Kant par exemple voir note n°7).
[27] C’est le problème du manichéisme, que ce désir d’un Bien à ce point opposé au Mal qu’il serait incapable de lui faire du mal, qu’il ne peut le vaincre en étant plus fort que lui (cf Borgès « Deutsches Requiem » in L’Aleph), mais au contraire par de toutes autres « armes ».
[28] Histoire et Vérité, Paris Seuil 1964, p. 258.
[29] Ce mal rajouté par l’excés du mauvais sentiment sur la légalité des actes, déborde en gestes illégitimes, sinon illégaux: violence des contrôles policiers, violence de l’incarcération, tutoiement, mise à nu, violences internes à la prison qui ne sont pas soumises à l’institution judiciaire, etc. D’autre part le pouvoir de contrainte, sous quelque figure qu’il se présente, fût-ce la forme de l’Etat moderne le plus démocratique, ne s’est jamais fondé sans quelque violence première et qui s’est perpétuée.
[30] Paul Ricoeur, Le conflit des interprétations, Paris Seuil 1969, p.349.
[31] Avec cette terrible et superstitieuse force qui fait qu’on s’écarte alors de ceux qui sont tombés dans le malheur, et qu’on les en accuse.
[32] De plusieurs façons nous avons brouillé cette opposition, dont les termes ne sont pas que des qualificatifs d’individus, mais aussi des traits de l’entière condition humaine.
[33] Il y en a beaucoup d’autres encore, dont celle-ci qui me paraît remarquable: la justice demande la rétribution, et pour cela la remémoration du tort, mais pour obtenir en fin de compte la prescription, l’effacement; le pardon ne se préoccupe pas de réciprocité, et veut l’apaisement, la libération de la spirale malheureuse, mais sans rien oublier de ce qui a eu lieu.
[34] Marie Balmary, Le sacrifice interdit, Paris: Grasset, 1986, p.64-65.
[35] Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, Paris Calman-Lévy 1961 et 1983 pour la coll.Agora (p.314) ; avec une Préface de Ricoeur.
[36] Toute justice humaine rencontre cette pénible question dès lors qu’elle n’apparaît elle-même qu’à l’ombre d’un Etat national.
[37] L’institution judiciaire et carcérale ne saurait échapper à cette tentation.
Olivier Abel