Dessin de Plantu : dans un coin en bas, une table avec trois convives, la fourchette à la main. L’un d’eux est retourné vers derrière, où l’on voit des têtes, des milliers de têtes, une foule compacte qui se perd dans le noir ; et il s’exclame : « Ah j’oubliais!! Il y a toujours ce problème à régler! » C’était il y a une dizaine d’années, dans le Monde. Je l’ai gardé quelque temps à mon mur, et le comique était d’autant plus fort que mon regard s’y heurtait par mégarde, au milieu des pensées les plus diverses. C’était vrai que j’oubliais!! Et qu’il y avait toujours ce problème à régler! Et le sourire était d’autant plus fort qu’il s’arrêtait vite.
Car sur un tel sujet, le sourire s’arrête vite. En tous cas, le moraliste a la responsabilité de toujours vérifier (dans la mesure du possible) que ses maximes ne conduisent pas, entre autres, à des catastrophes démographiques. Mais mon propos n’est pas particulièrement d’épingler la doctrine morale catholique (quoique je ne comprenne pas bien ce que veut une Mère Thérésa, qui se prodigue dans des contrées misérables et surpeuplées tout en affichant cette doctrine).
Mon propos est plutôt de rappeler que ce « problème » est le plus gros, celui qui aggrave tous les autres, et qu’il ne faut pas l' »oublier ». Car laisser faire la progression démographique actuelle sans y mesurer tous nos choix, c’est signer d’une main tranquille, cynique ou résignée, l’arrêt de mort pour la moitié ou plus de l’humanité. La plupart d’entre nous s’y sont–ils résignés?
Cet arrêt de mort peut l’être par la guerre, car les « polémologues » qui étudient les phénomènes guerriers, en amont de toutes les mauvaises et bonnes raisons de faire les guerres, ont montré la corrélation étroite qu’il y a entre les guerres et les courbes démographiques. Pour eux, les guerres ne se manifestent pas simplement comme des migrations de conquêtes, mais finalement toujours comme de grandes migrations dans l’au–delà (qu’on me pardonne cet euphémisme). Des suicides collectifs.
Car la pression démographique (quantitative) entre en résonance avec des moeurs (qualitatives) pour donner différentes formes de migrations dans l’au–delà. Certaines populations seront très agressives, mais d’autres seront très dépressives : les jeunes du sous–continent indien, par carence alimentaire et par résignation religieuse, n’attaqueront probablement jamais les pays riches!
Dans les espaces urbains de populations concentrées (n’oublions pas non plus que pour 35 villes de plus de 7 Millions d’habitants dans le monde, il n’y en a que 7 qui se situent dans les pays développés), ces suicides collectifs peuvent prendre plusieurs autres formes : la drogue et les épidémies, la sexualité sans fécondité, et quelques autres de nos problèmes « moraux », en sont peut–être l’illustration.
Mais il ne s’agit pas de supprimer les villes, qui sont dans la situation de démographie humaine actuelle une nécessité écologique. « Simplement », pour les mêmes raisons il faudrait bouleverser les habitudes de consommation dans les villes du Nord riche, et revenir de 7 à 2 Tonnes équivalent pétrole par habitant et par an. Pour les mêmes raisons il faudrait que les populations du Sud pauvre reviennent à des bases économiques différentes, plus « vivrières ». Car une telle économie aurait tout de suite des répercussions sur les comportements démographiques.
Quant à nous, c’est la rencontre sur les mêmes lignes entre un déséquilibre démographique et des inégalités sociales et économiques qui nous menace le plus. A l’heure des nationalismes et des purifications ethniques, mais aussi des migrations incontrôlables (celles qui désertifient les zônes rurales des pays pauvres, et celles tout aussi ravageuses du tourisme planétaire), les bons sentiments pas plus que les nouvelles murailles ne changeront rien.
Les haines collectives se déchaînent chaque fois que la pression démographique rassemble sur des territoires trop proches des populations qui ne sont pas égales en fait, ou bien qui ne se considèrent pas comme égales en dignité. Ce qu’il faut, pratiquement, c’est une relative égalité, et une distribution territoriale suffisamment espacée.
Le plus grave, c’est qu’avec la démographie, c’est le temps aussi qui s’accélère, comme si la densité démographique déterminait une sorte de « masse chronologique » en augmentation constante : le temps passe plus vite dans les grandes concentrations urbaines que dans les lieux d’habitat dispersé. La densité démographique augmente l’irréversibilité de tous les processus. Et on se surprend à souhaiter que Dieu interrompe les conséquences d’une bénédiction qui a dû lui échapper il y très longtemps.
Olivier Abel
Publié dans La voix protestante Sept. 1993.