Olivier Abel, après avoir enseigné la philosophie au Tchad et en Turquie, est professeur de philosophie éthique à la Faculté de théologie protestante de Paris, et président de la Commission d’éthique de la Fédération protestante de France. Membre du Conseil National du Sida, des comités de rédaction des revues Autres Temps et Esprit, il a publié entre autres La justification de l’Europe chez Labor et Fides, et Paul Ricoeur, la promesse et la règle chez Michalon.
En enfermant l’enfant dans la pédagogie, l’éducation, la psychologie et la médecine spécialisées, nos pays refusent de le voir comme celui dont la naissance annonce tragiquement la mort. Pourtant l’enfant est au coeur de la philosophie, de la politique, de la civilisation, car il est promis à succéder. Les propos qu’Olivier Abel a tenus au cours d’un entretien avec Quart Monde, livrés ci-dessous, résonnent comme des questions rarement posées…
Ce qui nous échappe
Les questions que vous soulevez autour de la situation de l’enfance sont des questions gigantesques et d’autant plus rarement mesurées que nous sommes dans des pays qui ne touchent pas du doigt ce qu’est une pression démographique. Il y a très peu d’enfants. Du coup, nos pays sont protégés des deux côtés, celui de la naissance et celui de la mort. Lorsque j’étais au Tchad et en Turquie, je sentais beaucoup plus directement cette pression démographique. Dans votre Mouvement ATD Quart Monde, peut-être touchez-vous ces deux bords, qui définissent vraiment les conditions de l’humanité entière. C’est pourquoi vous pouvez précéder ces questions, qui sont trop souvent pensées dans nos sociétés à travers une énorme épaisseur de coton, de précautions, et de discours divers sur la santé, la prévention, la procréation médicalement assistée, les chemins palliatifs qui accompagnent la mort, la psychologie, et bien sûr la pédagogie.
Quant à l’enfance, prendre les choses de manière seulement pédagogique, c’est pratiquer une sorte de dogmatique qui se cache dans l’attention accordée aux moyens, quels qu’ils soient (éducation, gestion, administration). En pédagogie, on sait déjà ce qui est bien, ce qui est vrai, ce qui est juste, il suffit seulement de trouver les moyens pour inculquer ces valeurs. On trouve souvent cette tendance chez les pédagogues de terrain eux-mêmes. Mais il fait d’abord l’échec de toute une classe politique qui se croit instruite de tout, qui croit qu’elle sait ce qui est bien, qui fait de tous les problèmes des problèmes de pédagogie: « comment le dire, comment arriver à en convaincre le public, comment amener les gens à faire librement ce qu’ils doivent faire pour que la situation soit la meilleure possible pour tout le monde ». Les techniques de manipulation sont de la pédagogie mais derrière ce mot gentil, il ne faut pas s’y tromper, il peut y avoir quelque chose de totalitaire.
Si l’on a en vue la capacité des enfants à s’autonomiser, à déployer leurs propres compétences, à être civilisateurs, on brise ce carcan pédagogique de la reproduction, et on permet de créer l’environnement qui donne lieu aux véritables talents de se déployer au lieu d’imposer un développement de talents correspondant à l’idée que l’on a déjà de ce qu’il faut, de ce dont on a besoin: « on a besoin de mathématiciens, alors, il faut en fabriquer ». Laisser faire cela, c’est laisser assassiner Mozart, des Mozarts que personne n’aura jamais connus. Et c’est ce qui nous échappe, quant on croit maîtriser pédagogiquement la transmission.
Fragilité et grandeur de l’enfance
La condition humaine que nous visons veut la responsabilité, la capacité, le déploiement des talents, mais il faut ajouter que cela ne peut être affirmé au détriment du fait qu’en même temps que cela, la condition humaine est aussi la fragilité, la vulnérabilité que les enfants sont les premiers à nous rappeler. L’enfant demande aussi à être protégé. On ne peut pas simplement lui dire qu’il faut qu’il soit autonome, capable, responsable. Il faut le protéger, et donc l’encadrer. Il faut lui donner sa chance. C’est et ce devrait être le rôle des institutions que de redonner sa chance à chacun, par l’école d’abord, par les services de santé et même éventuellement par la prison, d’une certaine manière.
Nous sommes ainsi placés entre deux discours qui ont tendance à s’opposer.
L’un dit: il faut protéger ces pauvres petits. Les protéger avec une institution forte, une loi forte, un père symbolique qui soit fort, Etat ou Eglise. Au détriment de la part d’autonomie nécessaire, de la part de responsabilité nécessaire, de crédit donné au talent de chacun. L’autre discours correspond davantage à la liberté du marché: les enfants sont des petits contractants, des adultes en miniature, qui sont libres de consentir ou de ne pas consentir. On va faire avec eux des contrats, ils sont déjà responsables.
Cette opposition des discours m’effraie. Elle accentue le côté pervers de chacun des deux. Du côté du primat de l’autonomie de l’enfant et de sa responsabilité, je me rappelle cette scène extraordinaire des Misérables où Victor Hugo dépeint Cosette portant ses seaux dans la nuit. Valjean l’accompagne chez les Thénardier et leur demande pourquoi ils l’envoient travailler. Les aubergistes répondent: “nous ne pouvons pas la payer à ne rien faire”. Une enfant de six ans qui ne vit qu’en proportion du travail qu’elle fournit, c’est impossible: il faut une protection contre cela. Mais penser uniquement à protéger les enfants, cela finit par créer des situations dans lesquelles ils ne sortiront jamais de l’enfance et du récit de leur enfance; cela fait des adultes irresponsables, et auxquels tout est dû, et qui n’ont jamais exercé véritablement leur liberté. Passer de la protection de l’enfance à une protection faite pour s’effacer devant l’enfant qui grandit est l’articulation la plus difficile à tenir et pourtant la plus vitale pour la civilisation.
En fait la civilisation tout entière, dans son rythme et dans son équilibre même, tient à l’articulation des deux. Une civilisation qui a rompu avec la logique de la tradition, qui tend à protéger la dissymétrie entre les grands et les enfants est une civilisation probablement blessée à mort: une civilisation réduite à un mouvement de production-consommation qui a brisé les cadres de la durée, de la parenté (paternité, maternité) et donc de la filiation, ceux qui autorisent l’enfant, le protègent et lui permettent de s’émanciper. Et d’autre part une civilisation qui ne serait que tradition, que maintien des êtres dans la sujétion et dans l’enfance, ne leur donnant pas la possibilité à leur tour d’inventer, de créer, serait elle aussi une civilisation blessée à mort, une civilisation stérilisée.
Donner aux enfants de quoi se distinguer
Le discours par rapport à l’enfance est donc un discours qui est significatif de l’orientation tout entière de notre société: dites-moi ce que vous faites de vos enfants, je vous dirai qui vous êtes. Pour Hannah Arendt, les êtres humains sont porteurs de la question “qui dites-vous que je suis?”, et c’est une chose que l’on ne peut pas se dire tout seul. Ce que nous sommes, on se le dit les uns aux autres, il y a besoin d’une pluralité et de l’espace public, qui est aussi le monde comme espace d’apparition dans l’espace public: “voilà qui je suis”. On essaie de se montrer. En Afrique, on entendait le tam tam au moment des fêtes, les gens venaient, il y avait une sorte de piste et les gens s’avançaient sur la piste à tour de rôle en faisant leur numéro de danse; ils se montraient les uns aux autres et c’était une métaphore extraordinaire de la vie toute entière.
Mais pour pouvoir essayer de se distinguer, de dire qui nous sommes, nous avons aussi besoin d’être précédés, et qu’on nous ait dit qui nous étions; nous avons besoin de la filiation, de la parenté et de la différence des générations. “On m’a dit qui j’étais” mais je suis un peu différent de ce qu’on m’a dit. Et je peux me distinguer seulement parce que l’on m’a dit quelque chose; si l’on ne me dit rien, je n’ai pas de quoi dire qui je suis.
Plus généralement, pour qu’il y ait expression, il faut qu’il y ait des yeux, des oreilles qui la relèvent, qui l’approuvent et l’interrogent. Or cet espace public d’apparition mutuel est écrasé entre la technocratie et la démagogie. Le lien social, ce n’est pas seulement « on a besoin les uns des autres », dans un rapport utilitariste, mais ce n’est pas non plus « on est tous un même corps social », éventuellement dans l’exclusion de l’autre, de ceux qui n’en sont pas. L’exclusion de l’autre, cela touche à l’enfance parce que l’enfant est l’étranger par excellence. Quand l’étranger arrive dans un quartier, on ne sait pas qui il va être pour nous. Un enfant, on ne sait pas ce qu’il peut devenir. La très grande charge d’incertitude sur le devenir de l’enfant ressemble beaucoup à la charge d’incertitude sur ce qu’est l’étranger dans l’immigration. Comme on ne laisse pas la place à l’enfant d’être un étranger (on croit que mon enfant c’est mon prolongement, c’est déjà moi), on ne laisse pas la place à l’étranger d’être un enfant, c’est-à-dire quelqu’un qui porte en lui la promesse de… on ne sait pas quoi, et c’est là la promesse, une capacité non entièrement formulée.
Le rythme de la civilisation
La transmission est essentielle à la vie des cultures, et donc le temps. Or nos unités de mesure (audimat, Bourse, projet politique ou économique) ne sont pas faites pour être dans un rapport au temps comme altérité, comme imprévisibilité ou irréversibilité, mais plutôt des mesures de sa gestion et de sa maîtrise. Mais la transmission, c’est l’acceptation de la non-maîtrise: j’accepte de transmettre des choses que je ne voudrais pas transmettre et de ne pas transmettre celles que je voudrais transmettre. Ce que la technique ne peut bien sûr pas supporter. Tout le problème de notre culture est là: comment accepter cette rupture par rapport à notre volonté de maîtrise. C’est l’expérience de la paternité, par exemple. Je parlais de l’enfant comme étranger, qui n’est pas du tout moi, je n’en suis pas maître et pourtant, il faut que je transmette quelque chose pour qu’il puisse s’émanciper. En même temps, je sais que cette transmission va vers cette non-maîtrise. L’avez-vous remarqué? Beaucoup de nos grands mythes fondateurs commencent par un enfant abandonné, d’Œdipe à Moïse, des enfants qui ne savent pas qui ils sont et qui cherchent qui ils sont. Il faudrait arriver à redonner aux enfants abandonnés le sentiment qu’ils sont les orphelins de Dieu, mais que leur situation est celle de tout le monde, qu’un enfant est toujours d’une certaine manière un orphelin des « dieux ».
Un sociologue allemand, Karl Manheim, a imaginé dans les générations la possibilité d’autres systèmes biologiques qui seraient aussi d’autres systèmes de culture. Par exemple, si une génération naissait en même temps à une époque, et mourait en même temps dans sa totalité, puis qu’une autre génération naisse et meure de même, et ainsi de suite, notre culture serait pas fort différente. Ou bien, si nous étions immortels, tous contemporains en bloc, ou bien avec juste des naissances et jamais de décès, ce serait encore autre chose… Notre forme biologique est forcément la cellule mélodique sur laquelle s’organise notre culture. C’est cette forme qui est notre capacité de nous reproduire, de nous ressembler, mais aussi et du même mouvement de nous distinguer, de nous différencier. Et c’est cette cellule mélodique que nous allons interpréter différemment (comme des musiciens interpréteraient une partition). Toutes les cultures interprètent différemment cette mélodie mais c’est toujours la même cellule mélodique de la mort et de la naissance, du remplacement des générations, un par un . Pareille particularité n’est pas suffisamment méditée par rapport à ce qu’est la transmission.
L’accumulation technique refuse la mort, la rupture, le deuil alors que justement la naissance, l’accouchement, en même temps épreuves de la mort, sont des expériences de la discontinuité fondamentale de la transmission des individus les uns aux autres. D’où la place accordée par Hannah Arendt à la naissance, par exemple, en prenant l’image de Jésus, ou bien l’image de Dionysos, chez Nietzsche. Dionysos, c’est le dieu-enfant, c’est l’enfant qui apporte la civilisation, la musique, le chant en apportant le sentiment que nous ne sommes pas que des individus détachés les uns des autres. Il y a une participation à quelque chose où les frontières entre les moi s’effacent, puisque je ne peux paraître dans la vie avec allégresse que si j’ai accepté, d’avance, de m’effacer avec allégresse devant le suivant, comme mes prédécesseurs se sont effacés devant moi.
L’espace fait aux enfants
Nos paroles, nos actions s’effacent, mais ce qui demeure, c’est l’habitat, le lieu de la transmission. Il est absurde de laisser l’habitat au marché, car il est constitutif du sujet, celui-ci ne pouvant apparaître comme un sujet qu’à partir d’un habitat, pas seulement dans l’instantanéité mais aussi dans la durée. Cette transmission dont nous parlions suppose quelque chose comme un habitat, qui nous protège du caractère éphémère de nos actions et de nos paroles. Il y a là bien plus qu’un droit social, il y a un droit civique et politique fondamental et plus radicalement, un droit ontologique, un droit existentiel et un droit de naissance: nous n’existons, et nous ne pouvons naître, que quelque part. Nous ne pouvons paraître au monde que si nous pouvons nous retirer du monde. Il faut, pour pouvoir être disponible aux échanges dans le monde, avoir une réserve, une part d’indisponible à l’échange. L’habitat est ce qui n’est pas si facilement échangeable pour chacun de nous. Je ne parle pas forcément des objets ni des murs, mais aussi d’une sorte d’enveloppe de mon corps inéchangeable, qu’on ne peut pas m’arracher sans m’arracher la peau, sans m’arracher ma subjectivité même. C’est très important par rapport au moi.
Tout cela touche à l’enfance. L’espace donné à l’enfant dans l’enfance est un espace fondamental pour le restant de sa vie, pour ses sorties comme pour ses retraites. Pour ses retraites, car l’enfance est toujours liée à des coins de rêveries, boudeuses ou heureuses, des coins où l’enfant sait qu’il peut toujours se replier. Pour ses sorties c’est à dire pour des tentatives de soi: l’espace d’enfance est celui où il aura tenté pour la première fois de se montrer, de s’essayer, d’essayer des moi possibles, et cela c’est l’espace des jeux, qui suppose des formes spatiales suffisamment équivoques pour être réinterprétées par les enfants pour différents jeux, de sorte qu’un jeu ne soit pas le seul possible, auxquels tous les enfants seraient obligés de jouer (ce qui est le contraire d’un jeu). Mais cet espace de jeu est d’abord celui que l’enfant crée autour de lui, en le détournant, ce qui invite à réfléchir au jeu comme activité métapolitique, capable de détourner l’état économique, les objets, les espaces pour en faire autre chose, capable d’abolir des règles pour en fixer de nouvelles. Capable de créer librement des règles. Ce jeu peut être dangereux, bien sûr, car l’enfant tient ainsi dans ses mains quelque chose dont on ne sait pas ce qu’il va faire, quelque chose qui peut faire sauter le monde.
Ce qui est triste, peu à peu, c’est de voir l’enfant se résigner à règles déjà données et arrêter de jouer. Or quelqu’un qui n’a plus de quoi jouer est quelqu’un qui a fini le développement de son intelligence. Les artistes sont des enfants, à soixante ans, ils ont la capacité de jouer encore. Il ne s’agit pas de maintenir les gens en état d’enfance, au contraire. Les gens incapables de jouer n’ont généralement pas eu d’enfance; ils sont emberlificotés dans le récit de leur enfance ratée, comme c’est le cas aujourd’hui; ce sont des petits sujets rois et qui dès le début étaient des adultes en miniature qui n’ont pas eu d’enfance.
Pour revenir à l’espace des jeux d’enfance, j’ai habité dans mon adolescence à la « Butte rouge » en face de bidonvilles, mon père était pasteur. Les terrains vagues, les poubelles, les escaliers étaient habités par une marmaille d’enfants qui en faisaient leur terrain de jeu, alors qu’il n’y avait aucun équipement. De plus, avec la route qui passait devant, des enfants se faisaient souvent renverser par des voitures et il nous arrivait de mettre exprès les poubelles en travers de la route pour obliger les gens à ralentir. Il ne faut donc pas dire: il n’y a pas de terrain de jeu, il faut d’abord voir comment les objets sont détournés par le désir de jeu des enfants, discerner l’espace à peu près invisible qu’ils se donnent et par lequel ils déforment le monde des grands.
Janus Korzack , me semble-t-il, disait que l’on passe son temps à payer des pots cassés de quelque chose dont on n’a pas encore mesuré quelles étaient les causes. Je pense à la vie dans les tours, tout ce qui juxtapose les habitats sans différence, non seulement l’habitat indifférent, mais indifférent les uns aux autres. Dans une rue, il y a une articulation des façades. S’il n’y a plus cette obligation d’articulation des façades, avec les tours comme avec la juxtaposition des pavillons, il n’y a plus de différence. L’espace, la morphologie devient la métaphore des comportements. C’est très grave cette indifférence réciproque, car on n’habite pas tout seul. On habite par d’autres et pour d’autres. Par d’autres, qui sont nos parents et nos prédécesseurs mais aussi nos voisins, nos contemporains proches et lointains; pour d’autres, qui sont nos voisins, amis, et invités, et nos amours (et comment avoir une vie affective sans habitat durable), mais aussi pour avoir un enfant. C’est la raison pour laquelle je suis si sévère avec la précarité de l’habitat, plus encore qu’avec la précarité des emplois, car le rapport à la durée est cassé et dès lors, il n’y a plus d’espace pour le remplacement des générations. L’enfant est civilisateur, je le répète, parce qu’il est promis à succéder, à prendre notre place. Et nous devons tout faire pour faire place à cette possibilité.
Olivier Abel
Publié dans Quart-Monde n°167 Juillet 98