« Sida, fidélité et adoption »

Apprendre à conjuguer fidélité, sida et adoption

 

Mercredi à la Marche du siècle: voici une jeune femme séro‑positive; elle a perdu son enfant mort du sida. Le tragique de sa situation, c’est d’abord ce secret solitaire qui la sépare des autres sans qu’ils le sachent. Elle craint, s’ils le savaient, qu’ils la mettent à part, jusque dans leur compassion soudaine, elle craint de ne pouvoir le supporter. Elle veut vivre comme les autres, elle sait que c’est vital pour elle, qu’elle ne doit pas s’identifier elle‑même comme condamnée. Mais son tragique va plus loin: c’est celui d’une génération interdite de génération.

Car l’alternative est terrible: soit mourir sans postérité, sans pouvoir au moins donner la vie, soit transmettre la vie en risquant d’y transmettre la mort mêlée. Et pour son conjoint, non séropositif, ou bien se résigner à attendre (attendre quoi?) sans rien construire, ou bien redoubler encore le drame, Dans une telle situation, qui oserait rejeter la demande en adoption d’un tel couple? S’ils désirent un enfant mais estiment sagement ne pas avoir le droit de l’attendre eux‑mêmes, qui osera les pousser plus loin dansle tragique? Sa question brûlante n’a pas été reprise dans la suite de l’émission comme si nul n’y était prêt.

En France, en effet, le débat autour du sida s’est trop cristallisé, pour ou contre, autour du préservatif. Le préservatif est un geste sage et nécessaire, même s’il introduit dans l’amour une défiance, un délai, une distance, qu’il n’est pas facile d’interpréter comme de l’amour courtois (c’est pourtant l’urgence, de montrer comment le préservatif peut se conjuguer avec la fidélité amoureuse et pas seulement avec la «p asse»). Mais en tant que geste préventif, et comme une fidélité sexuelle également mise en avant à titre préventif, préservatif et fidélité reposent sur le même principe moral que la préservation de soi. Ici et là, encore une fois, c’est sage et nécessaire, mais tout à fait insuffisant. Et focaliser le débat sur ce point est même dangereux.

En effet, c’est comme lorsqu’on met l’accent sur un futur éventuel « vaccin » contre le sida: on renforce chez ceux qui sont déjà atteints le sentiment d’un ghetto, et on risque de les rejeter dans les conduites les plus folles. or, le combat contre l’épidémie passe d’abord par eux, pour qu’ils gardent et reprennent confiance dans la vie et dans les autres. C’est d’abord cette confiance qu’il faut rétablir, et tout ce qui peut retenir et soutenir leur fidélité, c’est‑à‑dire leur capacité à reconstruire leur vie dans la durée avec les autres, voilà l’urgent.

Ainsi, dans le cas que le décrivais au au départ, leur refuser la possibilité d’adopter un enfant, cela voudrait dire à la face de cette jeune femme: «Vous êtes en sursis; vous ne pouvez pas avoir un rapport normal au temps et à la durée, ni donc aux autres, vous ne pouvez pas envisager l’avenir comme nous » Exalter la fidélité en ces termes, comme un cordon sanitaire, serait alors une plaisanterie obscène et révoltante. Comme si la mort ne pouvait pas tomber à l’improviste sur n’importe qui, comme si l’on interdisait d’avoir un enfant à tout couple dont l’un d’eux courrait le risque de développer une maladie léthale.

Je sais, l’adoption est une responsabilité délicate qui exige la réunion d’un certain nombre de conditions dans un contexte favorable. Et je sais que l’on cherche actuellement plutôt à renforcer ces conditions. C’est d’ailleurs ce qui se passe plus généralement dans les familles, où les grossesses ne sont acceptées que lorsque certaines conditions semblent à peu près assurées. Il est vrai que tout progrès dans la maîtrise des processus biologiques se traduit par la possibilité de choisir, et donc davantage d’angoisses et de précautions. Symétriquement l’adoption tend à être un processus social de plus en plus maîtrisé. mais tout cela n’est-il pas au détriment de la part inévitable d’incertitude, de non-maîtrise, d’imprévu, que comporte l’arrivée d’un enfant? N’est-on pas en train de développer une conception excessivement

« thérapeutique », tant de la grossesse et de la procréation, que de l’espèce « de greffe affective » qu’est l’adoption? Toute naissance n’est-elle pas, pour bonne part, une adoption? La filiation n’est-elle pas d’abord cet « acte civil » par lequel une génération fait de la place à une autre? Et n’est-ce pas là un des lieux principaux où se noue ce que nous appelons « fidélité »? Pour prendre un seul exemple, la société romaine avait donné à l’adoption une valeur moins « thérapeutique » et plus civile.

Mais l’argumentation développée plus haut à propos de ce qui peut retenir et soutenir la confiance et la fidélité des personnes touchées par la séropositivité ou par le sida, déborde le cadre de l’adoption. Je pense au logement. Que signifie l’éloge de la fidélité pour des personnes privées de foyer? Je pense à une circulaire de la Sécurité sociale, dont je ne sais si finalement elle fut ou non appliquée, prévoyant qu’une personne vivant avec une autre depuis un certain temps pouvait bénéficier de sa couverture sociale. Cela étendait un droit traditionnellement réservé au mariage

à d’autres catégories de couples et ce fut l’occasion d’une em poignade nauséabonde. Comme si la véritable question de la fidélité n’apparaissait justement pas, ainsi que le montre Shakespeare, quand une « Tempête » de la vie jette certains d’entre nous dans une île déserte, dans un « autre monde » loin de nos bras. Ceux qui n’ont pas connu la tempête peuvent-ils juger de leur fidélité? Comme si la fidélité et l’attachement étaient l’exclusivité des gens normalement mariés! Comme si les autres étaient rejetés dans l’opprobre des mœurs légères ou risquées! on s’étonne ensuite que les parents d’enfants séropositifs soient obligés de taire leur triste secret, à la crèche, à l’école, à leur famille même, de garder pour eux ce secret trop lourd! Il faut le dire, cette épidémie nous fait déraisonner et éveille en nous les vieux mythes de l’expiation. «Un tel malheur pourtant ne saurait payer aucune erreur, aucune faute.» Mais nous préférons encore religieusement que le malheur soit la punition d’une faute, ou bien sous une forme plus sécularisée qu’il en soit la conséquence (c’est la chasse actuelle aux « responsables »), plutôt que d’accepter sa dimension absurde, injuste et bête. on veut l’imputer, lui donner un sens, on refuse la nudité du malheur.

Depuis les médecins du sang contaminé jusqu’au dernier téléspectateur, ainsi, notre geste est de nous laver les mains. En distribuant les malades entre les victimes innocentes et celles qui « l’ont bien cherché », l’affaire que je viens d’évoquer a fait beaucoup de tort à la seule chose qui puisse enfin leur rendre un tout autre rapport au temps et aux autres: la solidarité. Entre ces morales individuelles de la préservation (pour ou contre le machin), et les efforts de la Santé publique qui doit mobiliser toute la recherche (là réside le principal espoir), il manque cette solidarité qui soudain permettrait vraiment d’en parler, de tisser la confiance au temps, de se défendre ensemble, de vouloir-vivre ensemble.

 Olivier Abel

Publié dans Libération, en page Rebonds – Le journal des idées
sam. et dim. 4 déc. 1994.