Ce n’est pas une ironie facile, trop facile en des temps où l’« apolitisation » généralisée pèse comme une nouvelle barbarie aux portes de notre Histoire. Mais ce n’est pas davantage une exhortation morale supplémentaire : la morale n’est-elle pas devenue cette couverture que l’on tire à soi, l’indignation dans laquelle on drape ses indignités ?
Mais l’effondrement du langage proprement politique a pour conséquence le sentiment peut-être fallacieux que le pays n’est pas gouverné : or, on peut, comme le fait joliment l’épître de Jacques (Jc 3, 4-5), comparer la minuscule langue qui gouverne le corps au tout petit gouvernail des grands vaisseaux.
Tant que les conditions d’un crédit fait à la parole proprement politique n’auront pas été rassemblées, le corps social entier sera à la dérive ; et tout le monde y perdra. La droite en effet n’a rien à perdre à accepter des règles du langage de la responsabilité politique, puisqu’elle n’est pas assurée de rester indéfiniment au pouvoir. Et la gauche n’a rien à perdre à accepter des règles du langage de la contestation politique, puisqu’elle n’est pas assurée de rester indéfiniment dans l’opposition.
Du côté du débat politique, le danger est la démagogie, par laquelle on peut amalgamer des contestations contradictoires et les ramasser électoralement sans avoir opéré le travail proprement politique de formulation des conflits qui traversent la société, ni a fortiori de formulation des compromis qui peuvent seuls la rassembler.
En terme de langage, on peut tout critiquer, mais dans la limite suivante : on doit s’en tenir à un minimum de cohérence, de sorte que l’on n’émette pas d’argument critique que l’on a refusé ou que l’on refusera à l’adversaire en pareil cas.
Le non-respect de cette règle est un des facteurs les plus importants du sentiment que tout va mal en France. En effet, les diverses oppositions et factions ont électoralement intérêt à porter la critique au-delà du raisonnable.
Je crois la France malade de cette incohérence des débats publics, c’est-à-dire de cette impuissance à distinguer les questions auxquelles on prétend répondre, et à discuter de leur ordre de priorité : faut-il faire passer avant tout la sécurité dans un monde dangereux ? La justice sociale dans une société où la croissance est durablement ralentie ? La recomposition d’une identité culturelle entre une Europe et une Méditerranée incertaines ? La vulnérabilité écologique de l’habitat humain dans une planète en perte d’équilibre ? Le langage de la contestation politique doit être d’abord celui du questionnement, de la comparaison passionnée des possibles, et non celui des fausses promesses.
Du côté de la responsabilité politique, le danger est celui de la technocratie qui prétendrait gérer des contraintes objectives, en dehors de toute idéologie et de tout débat sur les finalités du gouvernement, mais donc sans discussion possible.
Le seul problème serait pédagogique : celui de bien communiquer au public les objectifs à atteindre. Comme si le bien public était l’objet de décisions scientifiques ! Comme s’il n’était pas un compromis fragile, reposant sur des institutions qui règlent son caractère à la fois durable et provisoire, entre des opinions différentes qui veulent quand même vivre ensemble. Mais ce compromis de gouvernement une fois passé, comme on tient une promesse, la parole publique engagée, le gouvernement doit en construire la cohérence, et en être responsable.
Le non-respect de cette règle donne le sentiment que le gouvernement, dans chaque action entreprise, s’entrave immédiatement lui-même. Qu’il n’a pas de parole. C’est probablement parce que les partis sont le plus souvent partagés jusqu’au sommet entre plusieurs avis, et ce n’est pas une affaire de lobbying : au contraire, cette complexité des avis est tout à l’honneur du monde politique, et il faut l’exposer et l’assumer. Mais gouverner un pays exige de tenir les promesses réciproques que l’on s’est faites, et les citoyens en sont aussi responsables.
Il y a donc une éthique de la responsabilité politique comme il y a une éthique de l’interrogation politique, et elle se fonde sur le respect pour la parole. Car en deçà de toutes nos institutions comme de tous nos discours, il y a cette institution plus fondamentale qui est celle du langage. Loin de son dévoiement démagogique et technocratique, qu’elle se situe en dehors du pouvoir pour le critiquer ou lui proposer autre chose, ou qu’elle se situe à l’intérieur de celui-ci pour l’assumer, il faut une parole qui respecte la parole. Une parole qui donne confiance à la parole politique.
Publié dans La Croix du 30/01/1997
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)