L’éthique que nous cherchons est cette discipline de l’imagination (se mettre à la place des autres) par laquelle nous cherchons à comprendre ce que les humains cherchent ensemble, en différant les uns des autres. Je voudrais ici partager avec les lecteurs deux ou trois méthodes ou gestes qui élargissent notre sens de la responsabilité, pour autant que celui-ci soit au coeur de toute éhique.
On nous a appris à équilibrer l’éthique de responsabilité par l’éthique de conviction. Dans cette première polarité la responsabilité veut un monde assez durable pour permettre le remplacement des générations. C’est Max Weber qui avant la guerre et devant une assemblée de jeunes pacifistes, a proposé cette opposition, pour leur rappeler que les convictions évangéliques et l’espérance d’un monde sans conflit ne devait pas leur faire oublier leur responsabilité, en attendant, de faire en sorte que les conflits soient le moins mortels possible, négociés dans un cadre institué par le droit et le débat politique. Plus récemment, des auteurs (Hans Jonas) inquiets des conséquences de nos choix techniques et de nos modes de vie pour les générations futures, ont rappelé l’importance d’un principe de responsabilité, contre une espérance de lendemains qui chantent ayant trop longtemps servi au saccage de la planète. Contre le désir de faire tout ce qu’on veut savoir et de vouloir tout ce qu’on peut faire.
Une deuxième grande polarité de l’éthique contemporaine, est que si l’on est responsable, c’est parce qu’on est fort, capable, et que l’on est responsable de tout ce qui, devant nous, est fragile, vulnérable, périssable. Ce souci de la fragilité est important dans une société où l’on fait semblant qu’il n’y ait que des individus forts, adultes, majeurs, vaccinés et consentants, capables de passer librement des contrats et de tenir leurs promesses. Mais une telle morale est lourde à porter pour ceux que l’excès de responsabilité fait sombrer dans la dépression. Et elle ne tient pas compte des petits, des enfants, par exemple, qui ne sont pas assez grands pour qu’on laisse la drogue à leur consentement, ou le choix de qui sera leur père! Toutefois il ne faudrait pas oublier pour autant l’éducation à la responsabilité, à l’autonomie, au courage de prendre sur soi et d’assumer ce dont on est capable, et de ne pas vouloir toujours être assuré et rassuré par des pouvoirs tutélaires. Il nous faudra inventer un équilibre, entre la face passive et fragile de la victimité humaine, et la face active et capable de la responsabilité, qui sont indissociables.
Une dernière méthode, consiste à équilibrer l’éthique de responsabilité par une éthique d’interrogativité. Être responsable, c’est oser répondre, et assumer sa réponse. C’est de ne pas demander sa réponse à quelqu’un de plus autorisé, c’est se sentir autorisé à répondre, même (et surtout) là où nous n’avons pas de réponse toute faite. Ce n’est pas évident parce qu’être responsable c’est être cohérent. Ne pas refuser à l’autre une justification que l’on vient de se donner. Ne pas lui faire ce qu’on ne voudrait pas qu’on nous fasse. Or cela n’est possible que si l’on vient se placer, avec ses réponses, devant une interrogation plus radicale, plus vaste, qui excède toutes les réponses qu’on peut lui proposer. On ne doit pas se noyer dans la gestion des réponses sans jamais revenir aux simples questions auxquelles il s’agit de répondre. Or les mâitres de la question sont les maîtres de la problématique, comme on l’a longtemps vu avec le Front National qui posait le problème de l’identité nationale dans la mondialisation. C’est pourquoi il faut revenir à la question, et parfois déplacer la question, ce qui est plus difficile que de déplacer les montagnes. N’était-ce pas la pratique quotidienne de Jésus, cette interrogation qui ébranle notre responsabilité?
Olivier Abel
Publié dans La voix protestante, Avril 2000