Dans son traité De la tolérance, Pierre Bayle écrivait, quelques mois après la révocation de l’Édit de Nantes: « Que dirait-on si le pape Adrien V qui aimait extrêmement le merlan, et qui avait même inspiré ce goût aux courtisans, de sorte que ce poisson assez méchant d’ailleurs enchérit sous ce pontificat à la grande risée de toutes les poissonnières, se fût avisé d’ordonner, non pas en tant que pape, mais comme souverain de l’État ecclésiastique, que désormais chacun eût à se conformer à son goût, à peine d’une grosse amende, de prison ou de logement de soldat? »
Il posait ainsi un vrai problème politique, car pour vivre-ensemble les humains désirent partager leurs bonheurs, et Kant n’hésite pas à dire qu’un homme abandonné sur une île déserte ne chercherait pas la beauté, puisqu’il ne pourrait pas en partager le plaisir, et que la civilité « n’accorde de valeur aux sensations que dans la mesure où elles peuvent être universellement communiquées ».
Mais la civilité suppose aussi d’accepter que l’on ne puisse forcer quelqu’un à avoir du plaisir, comme le fait « celui qui tire de sa poche un mouchoir parfumé régale tous ceux qui se trouvent autour et à côté de lui contre leur gré, et les oblige, s’ils veulent respirer, à jouir aussi de ce plaisir »! Kant écrit qu' »une obligation de jouir est une évidente absurdité ». Comme le dit encore Bayle: « autrement un roi pourrait justement punir ceux d’entre ses sujets qui n’auraient pas les yeux bleus, le nez aquilin, les cheveux blonds, qui ne trouveraient pas bonnes certaines viandes, qui n’aimeraient pas la chasse, la musique, etc »*. Entre totalitarisme et conformisme, c’est encore notre problème.
*Bayle, De la tolérance, (1686), Paris: Presses Pocket, 1992 (Agora), p.153 et 113. Kant, Critique de la faculté de juger, §41 et note 1 du §4.
Olivier Abel
Rédigé pour l’UstLille