On peut prendre le problème par deux biais, celui très étroit de la représentativité associative dans les institutions publiques qui cherchent des interlocuteurs crédibles, et celui beaucoup plus large de la redéfinition du politique dans la société française d’aujourd’hui. Car le problème de la représentation des communautés, religieuses, nationales ou des autres groupes sociaux difficiles à représenter (c’est le cas des immigrés), dans une société jacobine comme l’est la nôtre, pose tout le problème du politique, du rapport entre la volonté exprimée et la représentation exprimante. On parlera ici de l’urgence démocratique qu’il y a à faire place à un véritable travail de la représentation, puisque la légitimité politique d’un « régime » de société, son acceptabilité, dépendent du sentiment de légitimité et de l’acceptabilité de ses formes de représentation.
Disons plus encore: parlant de la représentation des « immigrés », il y va du travail de redéfinition conjointe du politique à la fois ici et là-bas, en France et en Turquie dans notre cas, car les formes du politique s’expérimentent sur ces situations-fontières, et réagissent l’une sur l’autre. Il s’agit du théâtre du politique le plus large, parce que l’acceptabilité des formes de représentation a pour envers, en cas de non-acceptance, la révolte qui s’estime légitime de ceux qui ne se reconnaissent pas dans le régime, et la contrainte exercée par ceux qui estiment détenir le monopole de la violence légitime (pour reprendre la définition de l’Etat par Max Weber).
La réflexion présentée ici partira d’une réflexion plus générale sur la représentation politique, avant de revenir à chaque fois sur cette question des formes de représentativité associative face aux autorités publiques, pour la prendre en exemple, et pour la prendre à témoin. J’ai personnellement rencontré ce genre de difficulté, lorsque j’ai été chargé par le Comité France-Turquie en 1994 d’organiser une « Journée d’étude sur l’immigration turque en France » (une publication des actes de cette journée, avec les débats et des propositions a eu lieu). Nous avions tenté de rassembler des acteurs qui ne se rencontrent jamais, de divers ministères et administrations, des milieux de l’éducation, des milieux consulaires officiels comme des divers milieux associatifs et des chercheurs; mais nous avons eu de la difficulté à faire représenter les deux fronts sur lesquels la conflictualité était la plus vive, les Kurdes et les islamistes, et une partie de la présente réflexion part de cette expérience.
Mais pas seulement, et il s’agit au fond de l’ensemble de la politique. Car c’est un problème aujourd’hui très général: ce n’est pas seulement la prétention des sondages d’opinion à dire « les français veulent que », c’est aussi la question de savoir qui représente les femmes, les enfants, les étrangers, mais aussi les chômeurs, les minorités culturelles ou religieuses, les victimes des massacres de jadis, etc.? Qui peut parler « à leur place »? Et parmi les exclus de la représentation, on doit compter tous ceux qui n’ont plus accès aux formes classiques de lutte et d’expression, mais qui n’ont pas d’autre forme d’accès au nouveau théâtre d’affrontement que sont les média. Tous ces « faibles en paroles », faut-il qu’ils aient des représentants, des « figures » médiatiques qui les incarnent? Ou bien faut-il dénoncer toute prétention de qui que ce soit à les « représenter »? Ou bien peuvent-ils (assemblés en corps électoral mais comment?) élire leurs représentants, mais alors ne donne-t-on pas dans le communautarisme? Quelles sont les différences légitimes qui donnent droit à une représentation spécifique, et pourquoi ces représentants devraient-ils se donner en miroir de l’unanimité du groupe représenté? Ou bien faut-il faire place au non-représentable, pointer les limites de la représentation?
D’où nous vient ce problème? C’est probablement « la faute à Rousseau », dans la mesure en effet où toute la philosophie politique moderne n’est, depuis 1764 (parution du Contrat Social), que notes en bas de pages de Rousseau affirmant à propos de la souveraineté que « la volonté ne se représente pas ». Personne ne peut vouloir à ma place, mais je peux me fixer de manière adulte et autonome des lois auxquelles je me soumets de moi-même. C’est l’émergence de la figure du « citoyen », participant sans cesse à une sorte de démocratie directe, immédiate. La volonté souveraine ne se représente pas, ou sinon elle s’aliène, et plus généralement le roi ne peut représenter la volonté de Dieu, le parlement ne peut représenter la volonté du peuple, comme probablement il n’y a pas d’Avant-garde qui puisse représenter une classe exploitée et messianique!
Le problème posé par cette maxime au moment de la Révolution française est que si l’on n’organise pas, avec des médiations acceptées, une représentation légitime, il faudra bien incarner la volonté générale dans l’unité d’un individu: c’est Robespierre et la Terreur, d’après la fameuse lecture que Hegel en propose. Pour ce dernier, au contraire, la volonté souveraine ne se réalise pleinement qu’en acceptant d’être représentée, d’être « aliénée », de se diviser et de devenir ainsi discutable, de passer dans une figure non seulement légitime mais légale de sa représentation: la liberté se réalise par la médiation des lois. Mais peut-être que Hegel n’a pas assez distingué vouloir et pouvoir, division et représentation de la volonté générale et division et représentation des pouvoirs. Quand Rousseau remarquait que la volonté législatrice ne se représente et se délègue pas, il soulignait assitôt que le pouvoir exécutif pouvait être délégué, qu’il devait l’être, et qu’il était le commissaire de la volonté législatrice. Il admirait d’ailleurs beaucoup l’institution romaine du tribun de la plèbe, et le fait qu’il avait un simple droit de véto, c’est à dire une puissance législatrice seulement négative, car il ne pouvait représenter positivement le peuple.
Depuis lors les débats sur la « représentation » et sur la « représentativité » se sont compliqués, mais à l’intérieur du champ ouvert par cette question. Et la forme jacobine de la mentalité politique française, même si on peut dire qu’elle épouse en creux la forme monarchique qui la précédait (unité du corps social dans l’unité du corps du roi), se glisse parfaitement dans le rêve supposé « rousseausiste » d’une société unanime, où la volonté générale, dès lors qu’on lève le nez de ses intérêts particuliers, fasse consensus. A vrai dire il semble que cela n’ait à peu près marché, longtemps, que parce que (et dans la mesure où) des corps intermédiaires (églises, partis, syndicats et autres institutions traditionnelles et représentatives) faisaient lien entre l’Etat et les individus. Mais l’individualisation s’est accélérée, ces corps intermédiaires se sont effacés, l’Etat se retire peu à peu d’une partie du champ social qui était sous sa puissance tutélaire, et la question de la représentation, de la représentativité, donc de la légitimité, réapparaît dans toute sa force.
La thèse que je veux soutenir ici est en gros la suivante. Le politique, c’est à dire la légitimité proprement politique, est aujourd’hui écrasé, pris en tenaille, entre un plan technocratique et un plan démagogique, qui vont de pair. C’est un infernal partage des tâches qui élimine tout débat proprement politique. Le plan de l’administration et de la gestion technocratique, d’un côté, cherchera l’efficacité d’un consensus minimal sur le choix des moyens, éventuellement en dehors de tout débat sur les finalités. Dans notre cas, où il s’agit de la représentation des milieux de l’immigration turque, les instances publiques gestionnaires auront tendance à réduire les interlocuteurs et les associations à leur utilité dans un dispositif de services, à leur opérativité. On ne demandera surtout pas de réflexion politique sur les buts des services rendus et des opérations effectuées, et tout conflit, tout désaccord, sera éliminé comme un gaspillage inutile, un trouble. De l’autre côté, le plan de la rhétorique du corps social et de ses souffrances manipulera plutôt le désir social d’unanimité, éventuellement dans l’exclusion de la diversité des points de vue, et dans l’exclusion des autres. On mettra en avant ce dont la souffrance est un scandale unanime: les « petits », les enfants, les femmes, les minorités persécutées, et qui deviendra l’emblème représentatif du corps social, que l’on représente dès lors légitimement (les hommes adultes et célibataires étant généralement les moins « présentables » dans cette rhétorique). Mais là encore c’est l’unité jacobine qui l’emporte, et tout débat proprement politique, tout désaccord, doit être tu.
Or au plan proprement politique, disons-le brutalement, la représentation ne peut être fondée que sur la représentation de désaccords, de désaccords acceptés, institués, réglés, et dans lesquels les acteurs se reconnaissent. Ce plan politique doit être reconquis contre la gestion purement administrative ou procédurale des intérêts et des services, mais contre aussi la projection onirique de l’unanimité d’un corps social menacé. Car ni l’une ni l’autre de ces attitudes ne tisse de véritables « obligations politiques réciproques » entre les acteurs. D’un côté on réduit les obligations à des motifs utilitaristes, et l’on ne pourra par exemple alors plus demander à l’immigré de ne pas considérer la société qui l’accueille comme un pur espace d’intérêts économiques à utiliser au maximum, mais aussi comme un espace social, politique, culturel, auquel il se dispose à participer. De l’autre on réduit les obligations à celles d’une communauté d’émotion, où l’on va par exemple s’identifier à une équipe de foot, ou dénoncer et exclure un ennemi commun. Tout cela pour refuser de représenter les décaccords eux-mêmes, la diversité des points de vue en présence.
Il faut dire que la forme classique de la représentation politique n’aide pas à poser le problème, mais tend plutôt à le liquider. Longtemps en effet le système électoral des démocraties représentatives est apparu le moins pire. Il responsabilisait et faisait participer les citoyens aux décisions politiques, tout en maintenant une distance critique nécessaire à la résistance aux abus du pouvoir. En d’autres termes, il engageait pour une certaine durée, mais de façon toujours révisable et non-irreversible. Mais si bref que soit la durée d’un mandat, il est toujours assez long pour permettre la corruption, et jamais assez long pour mettre en oeuvre des actions durables, pourtant urgentes, mais qui supposeraient l’électeur capable de lever son nez de ses intérêts immédiats. Donnant sa « voix » unique, l’électeur peut-il comprendre combien ses propres intérêts varient selon leur échéance temporelle, ou selon l’échelle du choix (local, régional, national, fédéral, planétaire)? Quand il donne sa voix à des partis qui se présentent sous les mêmes étiquettes à tous les échelons, et qui n’exposent pas les contradictions qui les travaillent, comment peut-il apprendre à porter en lui-même le conflit des voix qui constitue pourtant sa citoyenneté elle-même? Comment faire pour que la voix donnée suffise à ce que l’électeur se sente responsable, impliqué dans la décision, tout en lui donnant « en même temps » (et pas seulement comme opposant ou dissident) l’obligation d’une réserve critique?
C’est pour toutes ces raisons que l’invention à plusieurs voix de nouvelles formes de représentativité des associations d’immigrés dans les instances où elles sont requises par les autorités publiques est une véritable urgence démocratique, en même temps qu’un laboratoire où s’expérimentent les formes du lien politique de demain. Pour ajouter un mot sur ces formes de représentativité, je dirai qu’il faut probablement les mettre au pluriel pour multiplier les théâtres d’expression des désaccords, plutôt que les obliger à de formuler dans des termes nationalistes ou de luttes de classes qui souvent ne leur correspondent plus. Je dirai qu’il faut développer une culture des désaccords, qui les honore plutôt que les nier, et qui sait les réinscrire dans une histoire durable, où nul n’a le monopole de la narration légitime ni de l’identité, parce que ceux-ci peuvent eux-mêmes être discutés. Il faut chercher les désaccords vraiment représentatifs, sans croire qu’on les connait déjà, car souvent un conflit ou un désaccord n’est que le symptôme d’un conflit ou d’un désaccord plus profond mais qui n’a pas trouvé d’autre langage pour s’exposer, se raconter, se mettre en scène. Et cela prend du temps, et du « temps à plusieurs ». Pour trouver les désaccords vraiment représentatifs, ceux dans lesquels tout le monde se reconnaîtrait, pour trouver les désaccords optimaux sur lesquels on puisse refonder le politique, il faudra bien se mettre au travail, et accepter de ne pas savoir ce que l’on cherche, de ne pas savoir ce que l’on représente, de ne pas savoir ce qui peut nous représenter.
Olivier Abel
Publié dans L’observateur de l’immigration de Turquie en France (Cfait)
Gözlem, Janvier 1999.