J.M.Ferry, L’éthique reconstructive, Paris, Cerf (coll.Humanités),1996, 115p.,59FF.
Nous assistons, par exemple avec la reconnaissance réciproque des torts entre peuples, ou les nouvelles formes de l’insertion sociale, à des événements de l’éthique reconstructrice. Jean-Marc Ferry s’attache à ces événements, petits ou grands, parce qu’ils lui semblent ne se situer ni simplement sur le registre narratif d’une éthique téléologique, ni purement sur le registre argumentatif d’une éthique déontologique. A la fois mise en récit des expériences et justification raisonnable des réclamations, l’éthique reconstructive propose, par-delà une déconstruction qui a fluidifié toutes les normativités établies, et qui a montré la genèse des normes dans les conflits, de reconstruire le processus d’inter-compréhension là où celui-ci a été violenté et forcé.
La 1ère étude de ce petit livre (répondant à une exhortation de Ricoeur), intitulée « Qu’est-ce que la reconstruction? », est certainement la plus inédite. Loin de s’en tenir à la compréhension subjective des acteurs, la reconstruction voudrait prendre en compte le système des contraintes auxquels ils sont soumis ou qu’ils ont déclenchées: d’où une très passionnante relecture du destin selon Hegel. Face au tragique, la reconstruction se rapproche d’abord du pardon, cette capacité de renoncer à soi-même, à ses droits comme à ses torts, et de simplement souffrir que l’autre ait souffert de nous. Mais il est un point où l’amour manifeste sa limite, selon Ferry, c’est quand l’amour lui-même est trahi, refusé, et brisé: la souffrance ne peut alors se métamorphoser. C’est pourquoi il faut autre chose que l’immédiateté de l’amour, et que les procédures du droit, impuissant à réconcilier les adversaires comme à les punir quand les responsabilités sont trop collectives.
La force de la reconstruction est d’intervenir à ce moment-là, dans un contexte où l’on trouve à la fois des injustices irréparables, et de très « faibles forces messianiques » (Habermas), attachées simplement à ne pas laisser enterrer la mémoire de ce qui, chez les autres, n’a pas été entendu. Il faut prendre garde à ceux qui s’approprieent la gestion des lieux de mémoire, et faire en sorte que la mémoire brisée et discontinue des vaincus puisse toujours interrompre les liaisons de la continuité narrative et argumentative. C’est pourquoi l’identité reconstructive intervient après les identités narratives, interprétatives, et argumentatives, comme un quatrième registre d’identification ou régime de normativité. Autre chose en effet est d’écouter ce que l’on raconte, la mise en intrigue narrative d’événements; autre chose de comprendre ce que l’on explique, l’interprétation de la loi dans la situation; autre chose de contester une justification, l’argumentation rationnelle d’un droit; et autre chose de reconnaître une analyse, de chercher ensemble pourquoi il y a un conflit. L’éthique reconstructive se marque ainsi à la capacité à accueillir le récit ou l’argument des autres dans mon propre droit, dans ma propre histoire.
La seconde étude, qui porte sur « l’éthique du débat public », montre d’abord la montée du débat public, à partir des grandes guerres de religions qui ont déchiré l’Europe. Le problème proprement « théologico-politique » de la fondation et de la critique du politique avait pu se résoudre par l’apparition d’un public de « lecteurs » critiques, mais ce dernier n’a pas suffi à résoudre la lutte de classe, et les critiques de Marx comme Max Weber et tant d’autres ont montré l’étendue, la complexité, l’opacité, l’imprédictibilité, la profondeur de ce qu’on pourrait appeler la conflictualité sociale. L’éthique procédurale de la discussion apparaît en acceptant cette conflictualité, et en y cherchant la source même des normativités acceptables. J.M.Ferry commence par un excellent abrégé des travaux de J.Habermas et K.O.Appel (pp.86-91) et se pousuit sur les limites du débat: 1) S’agit-il d’une éthique cognitiviste ou conventionnaliste? 2) Où passent les convictions et le vécu non entièrement argumentables? 3) Que font ceux qui ne peuvent en aucune façon participer à la discussion (embryon, animaux, etc.)? L’importance de ce livre, au-delà de bien montrer la réception des travaux d’Habermas dans le monde francophone, est de manifester l’extrême acuité, en France, des questions touchant à l’histoire, à la mémoire et à l’oubli.
Olivier Abel
Publié dans Ethical theory and moral practice n°1.