“Repenser la laïcité à partir de sa fragilité”

J’ai décidé d’entrer dans le problème de l’irrationnel par le biais de la laïcité, c’est à dire par le biais de l’articulation du politique et du religieux. Ce faisant je voudrais montrer deux choses: d’abord que le rationnel et l’irrationnel sont corrélatifs, qu’il ne faut pas s’étonner si une rationalité seulement instrumentale ne laisse derrière elle qu’un irrationnel magique et gadgétisé. Ensuite que pour le meilleur et pour le pire, la forme européenne de rationalité-irrationalité la plus classique se caractérise par le conflit, le désaccord fondateur. Mon idée est que cette forme se trouve si profondément inscrite dans notre culture religieuse et dans notre culture politique, qu’il vaut mieux la penser que la nier.

Précisément nous entrerons ici dans le thème de l’irrationnel par le biais du sentiment d’une fragilité de la laïcité, qui désigne moins le contenu d’une réponse que la forme même du problème de la rationalité politique et religieuse (la religion dans les limites de la raison dont parlait Kant), confrontées à l’irrationnel. La laïcité est fragile parce que c’est une institution, une petite chose périssable, vulnérable, placée sous notre commune sauvegarde, et qui pourrait très bien disparaître. La laïcité est fragile parce que c’est l’institution d’un compromis dont l’histoire nous précède, et que nous devons maintenir et réinterpréter à chaque génération. La laïcité est fragile parce que c’est une institution ou un contrat qui a un commencement, que nous pouvons recommencer ensemble, réinventer. Il faudrait, soit dit en passant, éduquer davantage des citoyens ayant le sens de l’institution, car ce n’est pas seulement un machin administratif, et la laïcité n’est pas naturelle, ni un acquis historique irréversible. En tous cas c’est une condition indépassable de notre vivre-ensemble aujourd’hui, de notre condition pluraliste.

Ce sont précisément les guerres de religion qui ont enseigné à toutes les religions européennes à renoncer simultanément à toute prétention hégémonique. Il serait bon de faire en sorte qu’il n’y ait pas besoin de guerre, sous quelque forme que ce soit, pour s’en ressouvenir. C’est pourquoi il faut ici faire place à l’irrationnel dans la mémoire du rationnel.

L’exemple de la rationalité protestante

Il n’est pas inutile de camper le lieu d’où je parle, car je suis un philosophe, mais qui tente ici de rendre intelligible la possibilité d’un point de vue protestant sur l’irrationnel. Je dis cela parce qu’avec les protestants on ne sait jamais si on a affaire à une minorité sectaire, à une variété de catholicisme plus libéral, ou à une forme de militantisme laïc foncièrement attachée à la séparation des églises et de l’État. Il peut servir d’illustration à notre propos général, qui est de montrer la dimension « polémique » de la rationalité comme de l’irrationalité européenne, de parler un peu de la manière dont le protestantisme est historiquement impliqué dans certaines formes de la « rationalité occidentale », pris dans cet « engagement rationaliste » dont parlait Bachelard. Nous verrons en même temps combien les cultures protestantes européennes (aux Amériques, c’est une autre paire de manches!) sont prises à contre-pied dans la crise de cette rationalité occidentale, que nous voudrions chercher à comprendre dans son intention plutôt que la condamner sans examen, et sans même envisager la profonde mystique qui l’anime.

Calvin était un lecteur assidu de Platon, de ce Platon qui dans le mythe du Politique montre le démiurge abandonner le monde à sa propre responsabilité. Et contre ceux qui disent qu’il faut nourrir le peuple de bon lait, il exige que l’humanité sorte de sa minorité envers Dieu, ce qui est le programme même des Lumières[2]. La seule autorité des Écritures a pour corollaire la lecture personnelle, et nul ne saurait s’arroger le monopole de l’interprétation légitime: le droit de questionner n’est plus Inquisition mais placé au centre, à équidistance de tous. L’autonomie, la responsabilité, sont les garants d’une rationalité majeure et émancipée. La Réforme propose pour cela un certain nombre de séparations, et ces gestes de séparations, loin d’être uniques, sont pour moi tout à fait exemplaires parmi d’autres de la forme européenne et moderne de rationalité: ces sont des gestes critiques.

Pour Calvin, la religion n’est pas là pour confirmer ou contester la science, ce sont deux domaines séparés (la Genèse chante la gloire de Dieu, c’est un poème); la religion n’est pas là pour confirmer ou contester l’État, ce sont deux domaines séparés. La loi cérémoniale des religions et la loi judiciale des États ne sauraient coïncider; le double-commandement d’aimer Dieu totalement et d’aimer son prochain comme soi-même ne peuvent en effet que s’interpréter diversement et provisoirement, selon les climats et selon les époques. Calvin prépare également Galilée et Descartes par la transcendance (extériorité) absolue de Dieu par rapport au monde, la critique du finalisme et des superstitions, l’affirmation d’un ordre mécanique de la nature (qui annonce le désenchantement du monde).

Tout cela est au départ d’autant plus vécu comme une libération des anciennes entraves, que la Réforme est vécue comme une Renaissance évangélique: des auteurs comme Bernard Palissy, Ambroise Paré, Olivier de Serres parlent de la raison comme de l’émerveillement de voir le monde enfin simplement dans la lumière. Mais dans le même temps se glisse une nouvelle forme de déraison, d’aliénation, car l’âme peut se désagréger (c’est la folie), et le sens intime nous échappe: c’est le voile d’ignorance d’une « prédestination » impénétrable aux hommes (échappant ainsi au magistrat comme au clergé, mais augmentant du même coup l’inquiétude individuelle). L’intention de la Réforme se retourne ainsi dans des résultats inintentionnels: la prétention à une rationalité adulte est un postulat politique et économique peut-être intenable. Il y a des passions du pouvoir, des superstitions, de l’imaginaire; il y a un reste d’enfance et de vulnérabilité qui, lorsqu’il est refoulé, rend vraiment irresponsable et capable de n’importe quoi.

Fragilité du rationnel

La figure de la rationalité protestante est ainsi un bon exemple du phénomène plus général de la démoralisation contemporaine, où l’on voit les meilleures intentions (encore faut-il les comprendre pour pouvoir critiquer ou plutôt déconstruire la logique qui nous emporte) se retourner contre elles-mêmes. Le combat de la rationalité européenne moderne contre les malheurs naturels (maladies, famines…), depuis le 16ème siècle jusqu’à aujourd’hui, débouche dans une augmentation sans précédent des moyens d’infliger des malheurs artificiels. Autre exemple, nous voyons aujourd’hui comment le sobre usage des instruments, la critique des superstitions se retournent dans cette rationalité instrumentale dont nous parlions en commençant, qui écrase toutes les cultures mais renforce justement le magique, la gadgétisation du religieux. La rationalité instrumentale de la techno-science, multipliée par la logique de la croissance et du développement, comporte d’ailleurs son propre irrationnel, celui d’une « Gnose », d’une religion scientiste où le plus irrationnel rencontre le plus rationnel dans l’idée que ce monde est tôt ou tard foutu, et qu’il faut se préparer à l’exode extra-planétaire (génie génétique, cyberculture bionique, etc).

L’Occident en vient ainsi au fond à détester ce qu’il avait souhaité le plus, et pourquoi il avait tant sacrifié. C’est pourquoi la raison y est fragile, démoralisée. C’est ce que Marcel Gauchet montrait dans ses travaux sur l’individu « rationnel » du monde politique et économique moderne. Tout repose tellement sur sa responsabilité et son autonomie qu’il est psychiquement épuisé, près au conformisme (éventuellement au conformisme des démocraties préventives et assurantielles) ou au totalitarisme. Parce qu’elle est fragile, probablement, la raison se durcit. Nous assistons, tant au niveau de la recherche en sciences sociales qu’au niveau des traditions religieuses et des débats dominants, à la résurgence de prises de positions que l’on croyait disparues: nous régressons vers les chères bonnes vieilles ornières de l’opposition massive entre les rationalistes et les religieux, entre les progressistes et les traditionalistes, entre ce que Schopenhauer appelait le plat positivisme et un spiritualisme plus ou moins vitaliste. Autour des questions qui touchent à la laïcité notamment ce durcissement est sensible, mais on le sent partout.

Nos rationalités se durcissent d’autant plus qu’elles ont le sentiment d’avoir affaire à une réalité trop complexe et qui les débordent. Ce complexe d’infériorité se trahit par l’invasion du mot « complexe », et par la façon dont les théories les plus intelligentes se mettent en boucle, en situation de ne pouvoir être démenties. Mieux: nos rationalités se durcissent d’autant plus qu’elles dénient la corrélation dont nous avons déjà parlé, où chaque type de rationalité est corrélatif d’une irrationalité de même niveau[3], qui lui est homogène. « L’irrationalisme de la réalité ne reste massif que si nous l’abordons avec une rationalité mal rythmée » écrivait Bachelard dans un texte intitulé « Le surrationalisme »[4], dont il estimait que « quand ce surrationalisme aura trouvé sa doctrine, il pourra être mis en rapport avec le surréalisme, car la sensibilité et la raison seront rendues, l’une et l’autre, ensemble, à leur fluidité » (ib.p.7). On entend ici le jour du concept balancer la nuit de l’image. C’est cette idée de rythme qu’il faut retenir, si nous cherchons à penser une rationalité ouverte, une action de la raison, pour garder le vocabulaire bachelardien, où la raison soit capable de finesse et de singularité. La catégorie de pratique chez Bourdieu était ainsi partie pour rompre avec le rythme trop simple du sujet et de l’objet, comme celle de style chez Granger pour rompre avec l’opposition de la singularité et de la structure. On pouvait penser (du côté de la métaphore) à des singularisations de structures, sinon à des théories du singulier; et on pouvait penser (du côté de la technique) à des structurations de singularités, sinon à des actions sur les généralités. Dans tous les cas il me semble que le moment est très mal venu pour abandonner ce terrain et retourner dans les tranchées de 14 ou d’avant.

Cela suppose de penser le pluralisme de la raison elle-même, dont on trouve de superbes exemples chez des auteurs par ailleurs aussi différents que Aristote, Kant, ou Wittgenstein: chez l’un la rationalité même est « politique » dans sa forme, elle est débat raisonnable; chez l’autre il y a diversité de configuration entre la raison qui cherche la connaissance, celle qui règle l’action, et celle qui fait place aux motifs d’espérer; chez le dernier c’est la force même de la règle qui oriente un jeu de langage que de faire place à la possibilité d’autres régimes, et c’est ce qui autorise la communication. C’est avec ce genre de rythmes surrationalistes (ou simplement raisonnables) que je reviens maintenant à la question de l’irrationalité politique et religieuse.

L’effondrement de la rationalité politique

La laïcité est fragile. Son problème est de parvenir à articuler une rationalité politique et une rationalité religieuse (avec leurs irrationnels spécifiques) sans les confondre, mais aussi sans subordonner l’une à l’autre (l’instrumentalisation d’une rationalité est par elle-même génératrice d’irrationnel). Cela suppose de ne pas céder à l’illusion que si on avait tous le même Dieu on serait réconciliés, mais de ne pas céder davantage à l’illusion qu’une fois débarrassé des dieux on serait réconciliés. Ce que cette illusion, sous son double visage, comporte de plus puéril, c’est de croire à la possibilité de débarrasser le politique de toute conflictualité, de tout désaccord, de toute contradiction.

Si la laïcité réside dans cette rationalité rythmée dont nous venons de parler, le problème aujourd’hui est de trouver une formule plausible, une équation qui réponde à la fois à ceux qui redoutent l’intégrisme religieux et à ceux qui redoutent l’amnésie, l’inculture. Les uns demandent plus de faire place à l' »urbanité », à une raison critique capable de briser la menace du totalitarisme fasciste, l’incarcération ethno-religieuse dans l’inéchangeable, dans le crime ou la bénédiction d’être né ceci ou cela. Les autres demandent de laisser place à l' »identité », à une raison herméneutique ou anamnésique capable de briser la menace d’un totalitarisme du « Développement » (qu’il soit stalinien ou capitaliste) qui suppose l’humain entièrement malléable, productible et échangeable, sans racine. Ces deux exigences légitimes écartèlent la raison laïque.

On peut même dire que nous assistons à un effondrement de la rationalité politique sous le présupposé d’une politique débarrassée de toute conflictualité. Deux candidats se présentent alors pour occuper la place du politique, et qui sont deux figures de l’irrationalité politique[5]. Le premier réduit le politique à la gestion technocratique et instrumentale: c’est la figure de l' »expert », pour lequel les choix portent sur le management des moyens et des résultats (le débat sur les finalités de l’agir est éliminé comme idéologique). Le second réduit le politique à la manipulation démagogique et corporatiste du désir d’unanimité du « corps social » dans l’exclusion de tout ce qui le fait souffrir: c’est la figure du « chef » (qui élimine comme « intello » et abstrait tout débat sur la complexité des interactions). « Échangez! » nous commandent les uns. « Isolez-vous! » nous intiment les autres.

Voici donc aujourd’hui le politique écrasé entre ces deux figures d’une barbarie « apolitique », deux figures d’ailleurs complémentaires et complices dans leur élimination de l’espace proprement politique du débat, c’est à dire du conflit organisé, institué, honoré. Barbarie qui couvre d’ailleurs, remarquons le au passage, le spectre entier du totalitarisme, c’est à dire à la fois la conception d’une humanité sans mémoire et sans immémorial, malléable à merci par la technique, et la conception bouchère d’une humanité incarcérée dans sa condition ethnique, le crime d’être né (nous retrouvons les deux terreurs évoquées plus haut et qui bordent notre siècle). Face à cela, ce qui nous est demandé, c’est une éthique du politique qui consiste à honorer le différend, à honorer les désaccords, le fait d’être partagé. Le politique n’est ni le monde objectif et scientifique décrit par des experts, ni l’unanimité nationale dans l’exclusion des étrangers à l’unanimité. L’éthique du politique demande de travailler les désaccords les plus représentatifs, de chercher non pas à les liquider mais à les installer dans la durée des institutions. Selon la belle image de Bayle, ce qui garantit la tolérance civile, ce n’est pas la solidité d’un pilier central, mais le vide central vers lequel tendent toutes les pierres de la voûte, de tout leur poids, de toute leur conviction, de toute leur force, mais s’entrempêchant et ayant simultanément renoncé chacune à prétendre être le seul pilier: il y a ainsi une pluralité co-fondatrice, un consensus par recoupement de différends acceptés.

L’effondrement de la religion ouverte

Cette équation est d’autant plus difficile à trouver que le rationalisme laïciste, dans sa dénégation du religieux, a épousé en creux la forme de la religion refoulée. C’est ce que je dirais volontiers du laïcisme kémaliste de l’État turc, ou du jacobinisme français, tellement marqué par le catholicisme monarchique, par son désir d’unanimité ou par la grogne générale quand on manque à cette unanimité. Quand on observe ce genre de phénomène, on comprend que les athées de notre société sont le plus souvent des athées du catholicisme, plus rarement des athées du protestantisme ou du judaïsme, ces différents types d’athéisme souvent ne se comprenant pas entre eux, mais sans jamais comprendre pourquoi. D’autant plus prisonniers de leur culture d’origine qu’ils la nient, et qu’ils sont alors les esclaves d’une inculture. C’est cette inculture religieuse, par l’incapacité critique dans laquelle elle nous plonge, qui laisse le champ libre à un religieux plus diffus, plus « touristique » aussi, mais plus sauvage parfois, plus magique et panique. Comment faire pour que la séparation fondamentale entre les religions et l’État n’établisse pas automatiquement l’ignorance des lettres à l’égard de la littérature « biblique », celle de la philosophie pour sa propre mémoire théologique, ou celle des sciences sociales pour les arts et convictions proprement religieuses.

C’est donc notre inculture que nous devons travailler si nous ne voulons pas sombrer dans le choc des incultures religieuses. Car il y a toujours en nous un « noyau » dogmatique, comme de sommeil, ou de rêve, ou de mythe, que nous traînons de l’enfance, ou de tout ce qui dans nos vies a touché à l’enfance (mais n’est-ce déjà ce qui faisait la largeur philosophique de Platon?) Nous ne connaissons d’ailleurs pas de discussion qui ne comporte une part d’indiscutable comme sa condition de possibilité. L’argument peut ici être entendu comme celui de la peur des apprentis-sorciers: parce qu' »on ne sait pas » ce qui se passerait si on touchait à ces « dogmes », à ces boîtes noires qui symbolisent et autorisent l’identité des sujets comme l’institution du vivre-ensemble. Mais il peut aussi être entendu comme celui de la responsabilité entreprenante, qui part du fait que de toutes façons on y touche sans cesse, et qu’il vaut mieux faire de ces dogmes des interrogations transcendantales à la discussion, plutôt que les nier comme des crétinismes inutiles.

Et puis dans la conversation des cultures que nous souhaitons, l’élargissement surgira en creusant le rhizome de ce que nos propres « noyaux » comportent de plus vif et de plus singulier. Car les textes bibliques participent de l’intérieur à toutes les cultures encore actuelles du Proche-Orient, et la culture grecque consonne aussi avec les cultures africaines. Il ne s’agit rien de moins que de tout cela, et c’est urgent. La théologie apparaît alors comme une discipline et une expérience de décloisonnement, oui, d’élargissement: non seulement de déchiffrement de l’imaginaire commun mais de recréation capable de le bouleverser.

Tout cela n’est pas sans conséquence politique, on l’imagine. Et pour une raison fondamentale: cette relégation du religieux hors de l’espace du débat public a donné au religieux lui-même la figure d’un lieu de sérénité et de silence, aux marges du monde, qui n’en est qu’une dimension très marginale, au moins dans les traditions du christianisme européen. La religion a ainsi pris une tournure de compassion immédiate pour les victimes et les laissés pour compte du présent, mais en dehors de toute conflictualité, de tout désaccord, comme en dehors de toute espérance, de toute utopie, de toute promesse. Or ce faisant le religieux s’affaisse. Car les grandes religions toujours sont nées sur de grandes frontières, sur des noeuds de conflictualité. Il y a très longtemps, c’est à cela qui servit la formation du Canon biblique, cette boîte noire où l’on trouve inscrites ensemble les traditions dont le conflit même est apparu à nos anciens comme fondateur. Tout se passe en effet comme si l’on avait à chaque fois canonisé ensemble les régimes de langage et de communauté entre lesquels le conflit était devenu mortel: le canon est alors ce geste vital par lequel une communauté, au bord du déchirement irrémédiable, place dans la même boîte noire les versions antagonistes, et ouvre ainsi un espace de cohabitation plus dense, plus tendu, qui oblige les rescapés (les vivants) au passage, au compromis, à réinterpréter autrement chacune des traditions, les promesses fondatrices, les différends eux-mêmes, et jusqu’à l’irréversible de ce qui a été souffert.

Pour un nouveau tractatus politico-religieux

Quand on pense religion, généralement, on pense guerre de religion. On a raison. La guerre de religion est la forme par excellence de la guerre civile. Et c’est là une forme de guerre qui n’est pas un archaïsme de l’histoire, mais la forme la plus générale de la guerre de demain, cette machine à refaire les différences que notre marché et notre rationalité instrumentale planétaire a trop vite voulu exploiter, sans comprendre que sans elles nos sociétés s’effondrent.

Mais on a tort de ne pas comprendre que c’est aussi le coeur des dogmes religieux, des textes canoniques, et de la rationalité-irrationalité religieuse propre à notre histoire méditerranéenne puis européenne, que d’installer le désaccord dans la durée. Que de faire en sorte que nul ne puisse l’emporter dans le « conflit des interprétations ». Et que c’est le noyau mythique, l’irrationnel si l’on veut, propre à la rationalité occidentale. On peut ne pas apprécier cette importance accordée au différend, au désaccord, au conflit, dans nos cultures. Ce n’est pas une raison pour projeter sur les autres cultures les rêves millénaristes ou les trêves contemplatives de nos moyens-âges. Car l’effondrement religieux que nous venons de décrire n’est pas sans rapport avec l’effondrement politique et institutionnel que nous déplorons. L’espace politique perd alors le sens du deuil collectif, un rapport à la mémoire de l’irréparable qui nous fasse sortir autant de l’amnésie que de la perpétuelle commémoration identitaire. Il perd également le sens du conflit fondateur, un rapport au désaccord qui autorise son expression, une représentation des désaccords où tous puissent se reconnaître, y compris les absents, les non-représentables, ceux qui ne peuvent pas formuler leur plainte. Il perd enfin le sens de la promesse, un rapport à ce que nous voulons vivre ensemble sur le mode du voeu, d’une parole capable de faire voir la possibilité d’un horizon d’attentes partagé. Sans cela, que reste-t-il à l’espace politique, à sa rationalité?

Et puis la créativité des cultures est au prix de cette meilleure articulation du politique et du religieux, entendu ici encore dans un sens très large du noyau cultuel, éthico-mythique, de nos cultures (les boites noires dont nous parlions plus haut). En quoi ne sommes-nous pas condamnés au face à face entre l’engoncement de chacun dans sa différence et le consensus ramené à quelques règles générales? Qu’est ce qui nous permettra d’échapper à la juxtaposition de communautarismes intraduisibles, comme à la procéduralisation d’un dialogue soumis à des règles universalisables? N’est-ce pas le fait qu’en rouvrant leur noyau, nos cultures non seulement trouveront des ressources pour se comprendre les unes les autres, se rapprocheront de ce qu’elles ont de plus vivant: mais qu’elles y puiseront des matériaux pour des créations inédites, pour des différences inédites!

Kant parlait, dans La religion dans les limites de la simple raison, sur la pluralité des langues et des religions comme une entrave à la fusion prématurée et funeste des États. On pourrait ajouter la pluralité politique et linguistique comme obstacle à la fusion religieuse, etc. Kant remarque d’ailleurs que lorsque une religion nourrit la prétention orgueilleuse de devenir universelle, un principe de dissolution et de différenciation interne apparaît[6]. C’est sur ce processus que j’ai voulu appeler l’attention, comme étant le coeur de ce qu’il a de plus irrationnel dans notre culture, et qui est aussi le coeur de notre rationalité. Et si cette pluralité acceptée et honorée pouvait enfin donner l’institution d’une « machine » à nous ralentir un peu, dans un monde instrumentalisé par la vitesse, nous ne nous en porterions tous pas plus mal.

Olivier Abel

Notes :

[1] Paru dans L’irrationnel, menace ou nécessité, Xe  Forum Le Monde Le Mans, Paris: Le Seuil, 1999.

[2] « Jusques à quand abreuveront-il leurs enfants d’un même lait? Car s’ils ne grandissent jamais jusques à supporter quelque légère viande, il est certain que jamais ils n’ont été nourris de bon lait » Calvin, Institution de la religion chrétienne, Paris Les Belles Lettres 1961, tome 4, p.145.

[3] Par exemple la rationalité mécanique suppose le postulat d’une cause première, et pour toute rationalité on pourrait ainsi distinguer, à la suite de G.G.Granger et en dépliant autrement les choses, quatre types d’irrationnels: 1) l’irrationnel des postulats, des évidences indémontrables et en quelque sorte « hors question », sur lequel elle s’adosse et qui lui est homogène; 2) l’irrationnel des obstacles que cette rationalité rencontre et qu’elle ne parvient pas à intégrer, dont elle ne parvient pas à rendre compte, qui obligeront à construire une rationalité plus intrégratrice; 3) l’irrationnel des obstacles qu’elle ne peut s’empêcher d’intégrer alors qu’elle n’en a pas les moyens, et qu’elle amalgame dans une synthèse obscure ou occulte; 4) l’irrationnel des hypothèses en quelque sorte heuristiques, provisoires, qui sont comme la limite ou le cadre d’une théorie, le temps de « faire voir » ce que l’on veut montrer.

[4] G.Bachelard, L’engagement rationaliste, Paris: PUF, 1972, p.11.

[5] O.Abel, « Rationalité et irrationalité en politique », in Le Monde Diplomatique, Mars 1986.

[6] E.Kant, La religion dans les limites de la simple raison, Paris: Vrin, 1965, p.163 (III-1-§VII).

 

Publié dans L’irrationnel, menace ou nécessité,
Xe Forum Le Monde Le Mans, Paris: Le Seuil, 1999.