La cène
Chaque fois que nous buvons du vin et mangeons du pain, nous marquons notre appartenance à cette vieille culture méditerranéenne, à la filiation de Cham, qui ne chercha pas à cacher son père Noé étendu nu, ivre de vin, sous sa tente. Or Jésus est celui dont le premier acte public fut de transformer l’eau en vin, et dont le dernier fut de briser, par le partage du vin, le prestige du sang. Le vin, dira-t-on, mais c’est aussi Dionysos? Et c’est aussi Mithra, dont la liturgie du repas partagé avait envahi les caves de l’Empire romain tardif. Certes, et le mélange intime, dans le même noyau cultuel de nos cultures, de plusieurs traditions, de plusieurs interprétations, me semble indépassable.
Mais cette scène d’un repas convivial entre amis ne saurait être ramenée à de banales agapes. Kierkegaard se moquait de la banalité des liturgies et des prédications chrétiennes qui commentent ces derniers gestes et paroles de Jésus, en observant qu’on ne comprenait alors plus pourquoi il a été crucifié: on ne crucifie pas quelqu’un pour de banales remarques.
Le plus difficile, même avec des amis, c’est surtout de partager le bonheur. Cette difficulté, qui est celle de la civilité même, tient au fait que cette communication de bonheur n’est pas immédiatement universelle, n’est pas imposable à autrui, et se propage en quelque sorte de proche en proche dans un milieu. C’est tout le problème de l’évangile comme déclaration de bonheur: une joie n’est complète qu’à être partagée. Et ce partage entre les humains augmente notre monde. Mais en cherchant à partager on peut échouer, et ce désir déçu peut tourner au conflit, à la haîne, à l’envie ou à la vanité. Souvent le plus grand malheur résulte du plus grand désir de bonheur. C’est bien encore notre problème politique.
Olivier Abel
Publié dans »Il partage le bonheur »
in Pour vous qui suis-je? Jésus sous le regard de nos contemporains,
Paris: éd. de l’Atelier, 2000, p.61.