Je ne serai ni très rigoureux ni très fidèle ; déjà par rapport au titre, je me suis demandé s’il ne fallait pas parler plutôt de vérité que de rigueur. Rigueur fait penser que finalement ce n’est qu’une question de méthode et que c’est la fidélité qui aurait le rapport vivant à la vérité. Peut-être que si on veut vraiment faire problème il faut trouver un terme de même valeur, aussi fort que le terme de fidélité, et c’est pourquoi j’ai choisi le mot vérité ; comme cela on a une tension forte.
Ensuite, j’ai senti en arrivant ce matin l’importance du contexte, de la pluralité des contextes. La théologie n’est pas comme le soleil de la pensée cartésienne qui brille indifféremment sur tous les objets. Justement non, la théologie se fait avec et se modifie en fonction de ces contextes, de ces expériences. Elle n’est pas elle-même la même ; elle n’est qu’avec, elle ne se fait qu’ensemble. Mais j’expliciterai quelques traits du contexte européen, et même du contexte français qui est le nôtre et où on est très marqués par la laïcité, par une séparation à laquelle les protestants français ont beaucoup contribué. Mais maintenant les protestants chez nous se sentent un peu écrasés entre un catholicisme qui est très représenté et d’autre côté une masse souvent anticléricale. Il y a donc des contextes spécifiques et je pense que l’enseignement est touché par cela aussi. Mais en même temps mon pari c’est que nous éprouvons quand même parfois les mêmes interrogations, et que nous sommes devant les mêmes interrogations, même si elles s’énoncent dans des contextes différents, dans des problématiques différentes, dans des langages différents. Nous sommes contemporains, parce que nous pouvons partager les mêmes questions, parce que finalement il y a des événements, comme les événements tous récents qui nous font réagir ensemble, même si nous réagissons diversement ; nous avons affaire à des questions communes.
Une dernière remarque préalable : il y a souvent une petite tendance à se défausser par rapport à la théologie aujourd’hui. Moi qui ne suis pas de formation théologique, j’ai souvent entendu autour de moi des proches, des théologiens, dire mais moi je ne suis pas théologien, je suis bibliste, ou je suis historien, ou je suis philosophe ; on va saucissonner la théologie en petites tranches, chacun en quelque sorte ayant sa petite compétence spéciale et personne n’étant théologien. Alors, où est la théologie ? qui est théologien ? Et j’ai envie de dire que nous sommes tous théologiens et qu’on apprend parfois beaucoup plus en théologie dans une conversation avec quelqu’un d’ »analphabète » qu’avec une théologie déjà constituée. Cela vous paraît une évidence mais c’est quelque chose qu’il faut redire car la théologie est justement une discipline qui, à la différence de bien des disciplines scientifiques, a intérêt à refaire cercle autour de ce que j’appelais à l’instant les questions communes, les vérités communes, les fidélités communes.
Il y a trois choses que je voudrais développer : la première, c’est l’idée que cet enseignement théologique placé entre la vérité, la rigueur académique et la fidélité ecclésiale est dans une situation délicate. La seconde c’est qu’il s’agit pourtant d’un rythme essentiel à l’enseignement de la théologie. Enfin nous pouvons voir qu’aujourd’hui nous avons affaire, ce sera la troisième chose, à un retournement du contexte, à un profond renversement de la situation.
1. Une situation délicate
La situation est délicate parce que la théologie a un problème de légitimation entre le discours religieux et le discours savant, entre la fidélité ecclésiale et la rigueur académique, entre le discours religieux qui appartient toujours, qui relève toujours d’une communauté ecclésiale régionale et particulière, mais dont les paroles portent sur la vie comme totalité, alors que de l’autre côté la communauté scientifique est planétaire mais ses discours portent sur des objets spécifiques, limités. Ce sont deux figures différentes : il y a d’un côté la figure de l’intellectuel et de l’autre côté la figure du chercheur.
La fonction de l’intellectuel est de tisser le langage d’une communauté particulière. Le langage de la communauté est un langage commun à une communauté, dans lequel il y a des images communes. La fonction des intellectuels est de former des images dont le régime psychologique et sociologique est le régime de l’appartenance, de l’attachement ; et cette langue commune est presque une langue privée. Seulement c’est une langue privée à plusieurs, c’est la langue de la même enfance, c’est la langue des mythes communs, des rites communs et quelque chose qui n’est pas si facile à transmettre aux autres. En tous cas, ce n’est pas une chose imposable ; nous ne connaissons pas de langue universelle, et surtout nous ne connaissons pas de langue comme culture, comme communauté qui soit immédiatement universelle, de plain-pied universelle.
D’un autre côté la fonction du chercheur, elle, c’est une fonction de découverte, de recherche d’expériences vérifiables, répétables, d’expériences critiques et en ce sens là, la fonction du chercheur est plutôt de défaire les catégories, de défaire le langage, pour essayer de trouver des vérités ou des réalités qui sont derrière ou ailleurs, mais cachées par ces catégories, par ces représentations déjà faites, déjà là. Il y a donc une fonction de déconstruction du langage commun, une fonction de reconstruction de concept ; le régime n’est plus un régime d’appartenance mais un régime de distance, de distanciation. La langue n’est plus une langue privée en quelque sorte, la langue privée d’une communauté ; c’est une langue technique, enseignable, universellement communicable.
Voilà donc deux types, deux régimes bien différents au départ entre lesquels la théologie est écartelée. On a donc un problème de légitimation qui prend des formes variables selon les départements de la théologie auxquels on peut l’appliquer : biblique, historique, systématique, théologie pratique (chez nous nous divisons le plus souvent la théologie entre ces grands départements là). Mais il y a toujours un problème de reconnaissance, un problème presque d’institution du discours, parce que nous sommes pris de manière bancale entre deux formes d’institutions, une institution par la communauté ecclésiale et une institution par la communauté scientifique. Or la théologie sera toujours trop critique, trop à distance, trop technique et défera trop le langage pour sa fonction ecclésiale. Ce n’est pas là ce qu’on demande à des intellectuels organiques ; on ne leur demande pas d’être critiques, d’être à distance, d’être techniques, de défaire le langage ; on leur demande de faire du langage. De l’autre côté la théologie est encore et toujours trop ancrée dans des traditions, dans des appartenances, dans des attachements, pas assez libre, pas assez émancipée, du point de vue de la communauté scientifique. Nous avons donc un double déficit de légitimité dans l’institution bancale de notre discours même.
Le déficit de reconnaissance scientifique est d’autant plus marqué que nous avons eu pendant deux siècles un fort conflit entre un savoir, une science issue à l’origine de la philosophie, mais qui peu à peu est descendue sur la terre pour prendre la place du pouvoir qui était autrefois le pouvoir des clercs, de l’église, de la religion. Ce savoir au début désintéressé a commencé à s’intéresser à la balistique et à la démographie et finalement il a pris le pouvoir et l’autorité, la fonction de la légitimité, de la légitimation. Et du coup, ce qui était autrefois un pouvoir de légitimation, le pouvoir des églises en Europe, a été détrôné. Il me semble important, dans l’arrière contexte de tout ce dont nous parlons, de voir que nous sommes représentants d’un pouvoir détrôné. Les théologiens, il y a cinq siècles, avaient un pouvoir immense ; ils ne l’ont plus du tout et c’est donc, du coup, plutôt du côté de la théologie qu’on peut rencontrer des gens qui croient librement, car c’est le propre de la vérité ; la vérité est ce à quoi on croit librement, sans y être forcé. « La vérité vous affranchira » dit l’évangile de Jean. C’est souvent du côté des théologiens qu’on rencontre une fonction critique, qu’on trouve de plus en plus rarement du côté du savoir académique et aussi pour des raisons politiques auxquelles je vais revenir tout à l’heure.
Et ainsi, nous sommes un peu comme Pénélope, la femme d’Ulysse : nous défaisons la nuit comme chercheurs ce que nous faisons le jour comme intellectuels. Nous passons notre temps à défaire ce que nous faisons ; nous sommes pris dans ce rythme, de tisser et de détisser le langage de notre communauté, ce qui fait que nous sommes traîtres des deux côtés, en même temps peut-être que nous sommes fidèles des deux côtés.
Cette situation est d’autant plus délicate que cet affaissement, cet effondrement, ou cet effritement du langage commun ont pris des proportions gigantesques. C’est-à-dire que la fonction de l’intellectuel est devenue une fonction très difficile aujourd’hui. C’est valable pour nous théologiens, et théologiens protestants, mais c’est valable pour les catholiques aussi ; c’est aussi valable en général pour les marxistes, c’est valable d’ailleurs pour tous les discours ; il y a un problème d’affaissement, d’effritement, d’effondrement du langage commun, du vocabulaire commun. On dit toujours « il n’y a plus de grand débat théologique structurant », etc. Mais c’est une question de langage. C’est d’autant plus grave que la théologie a affaire avec le langage, a affaire avec les catégories du langage. Ma petite fille à six ans disait « quand j’avais quatre ans, quand j’était petite, j’avais raison, je croyais que Dieu n’existait pas et que c’est nous qui avons donné un nom aux choses. Et ce serait tellement mieux s’il n’y avait pas de langage parce que ça fait chier. » C’était une manière très brutale de dire que la théologie, Dieu, c’est lié au langage ; c’est comme ça qu’elle l’avait perçu.
Ce problème d’effondrement du langage est très délicat, et c’est donc un problème de démolition. Je ferai quelques allusions à ce qui vient de se passer à New York et aux Etats Unis et qui touche à ce problème de démolition. Nous savons très bien construire, mais nous savons très mal démolir, or la réalité humaine demande à démolir autant qu’à construire. Il y a un temps pour démolir et un temps pour construire. Si nous ne démolissons pas, ça va se démolir ou ça va être démoli brutalement. Il faut savoir démolir. Le langage, c’est pareil, c’est-à-dire il faut savoir comment faire pour démolir quelque chose sans que ça détruise tout et tout en reconstruisant par derrière quelque chose qui va permettre de vivre, de vivre ensemble. C’est un problème que je trouve très central, que je rencontre à beaucoup d’égards et que je voulais placer ici à la clé de notre réflexion.
J’ajouterai, pour revenir à nos Facultés, que cette situation est d’autant plus délicate que cet écartèlement entre ces deux grands types de régime traverse aussi notre public, nos étudiants ; nous avons des étudiants qui ont des attentes différentes, qui ont des visées différentes. Ce serait tellement simple si on avait un public estudiantin homogène. Eh non, ils demandent tous des choses assez différentes et se distribuent dans cet écart là, sans parler des autres. On peut même aller jusqu’à dire que cette situation est d’autant plus délicate que cet écartèlement est intime aux théologiens eux-mêmes, qu’ils le portent en eux. Et j’en viens à mon deuxième moment, qu’il s’agit là d’un rythme essentiel.
2. Un rythme essentiel
Cet écart correspond en effet à un rythme profond de la théologie. Un rythme psychologique ou psychique, mais aussi un double régime sociologique. Norbert Elias a écrit un petit livre sur le concept d’engagement et de distanciation : rapport entre la distance et l’appartenance. C’est quelque chose que je trouve déjà dans le Traité de la liberté chrétienne de Luther, ce rapport entre la distance et l’appartenance. Ce jeu, ce trouble entre le dedans et le dehors, à la fois être complètement dedans et être complètement dehors, est quelque chose que j’ai beaucoup examiné chez Pierre Bayle, très marqué par ce trouble de ne pas savoir si on est dedans ou dehors. Un peu avant la révocation de l’Edit de Nantes il a quitté le protestantisme ; il est devenu catholique puis après il s’est reconverti au protestantisme, mais il a gardé un trouble : est-ce qu’on peut appartenir complètement à une confession, sans aucune distance ? Or ce trouble on le rencontre dans toute lecture, et c’est pourquoi c’est quelque chose de très important pour la théologie protestante : un lecteur est à la fois tout à sa lecture et en même temps il lève le nez vers le monde. Il sort du monde, oublie le monde en lisant, mais il ne l’oublie pas complètement, car bientôt il relève le nez ; tout ce qu’il a lu il le reporte alors sur le monde, il rouvre un monde autre, autrement, modifié par ce qu’il il a lu. Ce jeu me paraît très important pour la théologie.
On pourrait étayer ce jeu par l’oscillation entre le concept et l’image. Or l’équivoque entre le concept et l’image me semble indécidable, c’est-à-dire qu’il y aura toujours du concept dans l’image et toujours de l’image dans le concept. On ne connaît pas de concept pur. On ne connaît pas non plus d’image pure. Ce sont comme deux limites du discours. Le fait que la théologie soit un rythme entre ces deux limites montre l’ampleur de la théologie, le fait qu’elle tient très largement écarté l’ensemble des interrogations et des recherches simplement humaines.
Enfin on pourrait affirmer que ce rythme est aussi celui entre la tradition et la critique. C’est quelque chose qu’on voit traverser toute l’herméneutique, toutes les lectures de la Bible. Le double fait qu’il y ait toujours en même temps toujours des pré compréhensions, que l’on doive accepter qu’on ait toujours des présuppositions, et en même temps que l’on cherche une distance critique, que l’on éprouve l’épaisseur de la différence de contextes (les textes bibliques sont éloignés, dans des contextes historiques, archéologiques, linguistiques très différents). Il ne faut pas croire trop vite que nous nous comprenons, qu’on a trouvé une problématique commune qui permette de traverser la distance facilement ; cela demande des précautions. Il ne faut donc pas baisser les bras par rapport au travail du comparatisme mais cela demande une construction infiniment prudente. En tous cas ce double mouvement de la tradition et de la critique semble très caractéristique de l’âge protestant de l’histoire des mentalités. Le protestantisme est à la fois ancré dans une tradition et résolument moderne et critique. Il est les deux en même temps. Et si nous perdons cette équation-là, finalement nous nous perdons nous-mêmes. Pour nous européens, cela prend différentes formes dans différentes cultures ; mais nous perdons le cœur de ce qui est la strate protestante dans la culture européenne. Et à mon avis ce noyau-là n’est pas épuisé. Il y a des promesses qu’il n’a pas encore tenues, et d’autant plus que cette équation nous manque. Nous sommes d’un côté profondément réactionnaires et conservateurs, ou bien complètement livrés à la modernité instrumentale, sans aucune résistance, et les deux plus intimement, plus gravement que nous ne le pensons.
Ceci dit, je voudrais m’attarder sur une autre figure de ce rythme, celle entre le sommeil et l’éveil qui me semble très importante. L’éveil est ici l’éveil critique, la conscientisation ; cela signifie la rationalité, la recherche d’arguments critiques capables de prendre en compte la réalité et de faire prendre en compte la réalité aux autres. Mais c’est aussi une recherche de crédibilité, qui suppose un travail critique, de recoupement des expériences, des témoignages, des points de vue, qui suppose d’échanger les points de vue. C’est cela aussi la rigueur scientifique. Face à la question scientifique, nous sommes tous égaux. Il faut que les destinataires puissent à leur tour devenir des destinateurs. Il n’y a pas d’un côté celui qui parle et qui enseigne et de l’autre celui qui est enseigné et restera toujours enseigné. Celui qui est enseigné – si tant est qu’il soit vraiment enseigné – à son tour prendra la parole. La science, c’est cette liberté, et cette équidistance au savoir comme faculté d’interroger ; c’est le principe de base. La dimension de l’éveil est liée à cette figure de l’échange des points de vue, de la recherche de l’explicitation des présupposés. Comment reconnaître ses propres présupposés ? Il y a un discours de l’émancipation, mais qui suppose l’acceptation de la pluralité des points de vue, de la pluralité des ordres des discours et la pluralité des ordres de vérité. Dans le théologique il y a des vérités d’ordre exégétique, des vérités d’ordre historique, des vérités d’ordre systématique, des vérités d’ordre confessant, pragmatique. Il y a des régimes de vérité qui doivent accepter de ne pas être ramenés à un seul, et ne peuvent pas être écrasés sous une seule figure.
Mais de l’autre côté, il y a une part de sommeil, de mythe, un noyau éthique et mythique propre à chaque culture, comme une part d’enfance vis à vis de laquelle on a beau être très émancipé, quelque part on restera encore et toujours des enfants. Des enfants qui demandent « qui dites-vous que je suis ? » « qui suis-je ? » « pourquoi est-ce que je suis là ? » « qu’est-ce que je fais ici ? », et cette enfance fait qu’il y a dans notre langage des choses qui ne sont pas entièrement explicitables. Il reste de l’implicite. Il y a un endroit où la parole me tient au corps et je ne peux pas en changer, je ne peux pas l’axiomatiser. Je ne peux pas entièrement axiomatiser la théologie. Il y a toujours un contexte qui limite la parole, qui limite ce que je dis, ce que je veux dire et ce je peux dire. Je dirais même que d’une certaine manière il nous faut trouver le rythme entre l’éveil et le repos parce que nous avons une tendance à accentuer un peu trop le pôle de conscience ; et il ne peut sans doute pas y avoir de militance, de tension, de conscience s’il n’y a pas de repos, et d’acceptation qu’il y a de l’inéchangeable. J’insiste sur ce côté inéchangeable comme quelque chose que j’ai en moi, que je ne peux entièrement expliciter, ni échanger, parce qu’il me semble que c’est cela qui pointe dans les événements récents. Le World Trade Center était vraiment le symbole de ce qu’on puisse tout échanger. Eh bien non : il y a des choses qu’on ne peut pas échanger. Et parce qu’aujourd’hui tout s’échange, ce n’est pas un hasard si c’est du côté des religions qu’on va reporter ce qui ne s’échange pas, ce qui a du mal à s’échanger —pour le meilleur, parfois, mais aussi pour le pire. Il y a donc là un sujet qui semble aujourd’hui très crucial.
Et des deux côtés, je dirai qu’il y a des faiblesses. La faiblesse d’un point de vue qui valoriserait purement la part de rêve, de mythe ou d’enfance, la part de sommeil, serait de croire ou de faire croire qu’en religion on a toujours à faire à des enfants. Il faudrait donc un Pape qui maintienne toujours les autres en état d’enfance. Il faudrait des pédagogues qui eux savent où est la vérité : l’idée que tout est pédagogique, que tout est une question de méthode et de communication, repose sur un présupposé complètement dogmatique. Il y a bien un moment où les enfants deviennent grands, et où la vérité n’est plus un problème pédagogique. S’il y a vraiment émancipation, il n’y a plus de pédagogie, et la vraie pédagogie est destinée à permettre l’émancipation, sans quoi ce n’est plus une pédagogie. La bonne pédagogie est une pédagogie qui se supprime comme pédagogie. Calvin écrivait « on dit qu’il faut nourrir le peuple de bon lait, mais jusqu’à quand le nourrira-t-on de lait s’il n’en vient à supporter quelque vin et viande ? » C’est la perspective d’émancipation, mais en même temps l’émancipation peut prendre la forme d’un discours impératif, qui oblige à rompre avec toute enfance, avec tout attachement. On pourrait dire alors qu’il faut s’émanciper. Ce grand discours de l’émancipation, qui reprend les traces de l’histoire du salut, est d’ailleurs facilement un peu évolutionniste. Mais du coup il y a ceux qui sont devant, en avant, dans le développement ou le progrès, et c’est le discours colonialiste —et c’est aussi le refus de toute part d’enfance.
Si on bloque ce rythme-là on aura une alternance stérile entre l’objectivité et la subjectivité. On aura notamment des conflits de frontières et d’articulations entre les disciplines théologiques, par exemple entre le biblique et l’éthique. Je suis professeur de morale et c’est un débat qu’on a eu ces dernières décennies et qui touche là encore aujourd’hui au cœur du théologico-politique. C’est que la théologie aujourd’hui est souvent écrasée entre la Bible (utilisée comme slogan, ou le Coran) et le journal. Or la théologie devrait faire office d’interprétant pour compliquer un peu les rapports entre Bible et éthique. D’ailleurs le débrayage total selon lequel la Bible n’aurait aucune portée éthique et politique, et l’éthique serait sans aucune référence biblique, est vraiment naïf : dans notre culture ces liens existent vraiment et il vaut mieux les assumer. Et de l’autre côté l’embrayage univoque de versets utilisés comme slogans par certains fondamentalismes est vraiment dangereux. Mais je dirais qu’entre les deux, il manque aujourd’hui une théologie dogmatique qui aurait une double fonction. D’une part elle élaborerait une grille critique et différenciée qui serait à la hauteur de la pluralité des genres bibliques, des situations éthiques et politiques, et qui permettrait de déchiffrer les présupposés éthiques des lectures bibliques, mais aussi les présupposés bibliques des codes éthiques et moraux de nos cultures. Et d’autre part elle endosserait une fonction moins critique que poétique, la faculté de prendre les textes bibliques en les débrayant par rapport à nos contextes, pour ouvrir dedans d’autres configurations de lectures possibles, bouleverser l’imaginaire et les attentes, et qui permettrait en quelque sorte de réembrayer, de recontextualiser ces textes en ayant bouleversé les présuppositions mêmes. C’est ce qui est en train de se passer sur un exemple frappant : l’imaginaire biblique a été globalement un imaginaire de la croissance, depuis la lecture de la Genèse jusqu’à la logique de la surabondance. Et justement c’est cette logique de la croissance qui est aujourd’hui atteinte en plein cœur et peut-être que nous sommes en train de découvrir qu’il y a une autre lecture que la logique de la croissance et de l’accumulation. Il a fallu rouvrir la Bible autrement pour modifier l’imaginaire et voir tout ce que cela a changé dans nos manières d’agir, de sentir, d’habiter, etc.
C’est à dire que la théologie n’est pas réductible à la seule alternative entre la fonction d’intellectuel et la fonction de chercheur. Il y a aussi une fonction poétique, je dirais de fidélité créatrice. Justement, on peut démolir en créant autre chose. C’est cela la fonction poétique. On peut découvrir en inventant et en ce sens-là aussi la théologie tisse le langage de la communauté. Elle devrait tisser le langage de la communauté. Cela suppose une certaine répétition bien sûr. C’est alors que l’on revient à la tache proprement intellectuelle acceptant qu’il faut répéter le même langage plusieurs fois pour que la communauté commence à l’entendre. Quelque chose qui au début paraissait abstrait, quand on l’a répété 30 fois commence à devenir concret. La fonction d’intellectuel c’est une fonction de répétition.
On pourrait même ajouter une quatrième fonction de vitupération critique de la théologie vis-à-vis d’une science ou d’une rigueur académique qui a complètement replié l’interrogation ; l’interrogation scientifique est aujourd’hui en berne. Pourquoi les savants sont-ils par ailleurs si souvent, religieux au mauvais sens du terme, superstitieux, crédules ? Pourquoi les universitaires ne portent-ils plus rien de la recherche de l’universel, et deviennent-ils simplement des experts ? Pourquoi cette réduction de la figure des universitaires à la figure de l’expert ? Et comment les théologiens, et la théologie, peuvent-ils critiquer le « nouveau » rapport entre le savoir et le pouvoir qui est porté par cette classe des nouveaux clercs ?
J’ajouterai que tout cela est soutenu par des chances, des nouvelles chances qu’il nous faut savoir saisir pour la théologie. D’abord, nous avons derrière nous un langage commun, des références communes, des références bibliques communes notamment qui nous donne un espace d’expériences dans lequel nous pouvons puiser. Ensuite on a une liberté de manœuvre parce qu’on n’est plus lié au pouvoir par un lien intime ; et puis on est justement des facultés un peu bancales, ce qui nous donne des libertés par rapport aux universités, mais aussi par rapport au marché, une relative liberté. Il y a une hétéromorphie, une diversité des jeux de langage ; il y a beaucoup de dissensus à l’intérieur de la théologie, et c’est une discipline très composite, moins solide que d’autres mais qui supporte davantage le dissentiment. Enfin il est probable que l’industrialisation de la communication et l’informatisation favorise les petites unités comme les notres.
3. Un retournement de contexte
Je ferme cette parenthèse et j’en viens à mon troisième moment qui sera en même temps ma conclusion. Il y a aujourd’hui en effet un retournement du contexte, et cette situation délicate que je décrivais au départ est aujourd’hui profondément bouleversée par la mondialisation, l’industrialisation des communications et de l’information, et par la modification des formes mêmes du savoir. Les attentats du 11 septembre en sont un dramatique symptôme supplémentaire. La théologie est prise aussi bien que le politique dans cette double montée aux extrêmes: nous avons d’un côté universalisation, mondialisation, uniformisation, technocratie, les experts, et de l’autre côté balkanisation, irrédentisme, nationalisme, je dirais monolinguisme (chacun est dans sa langue), démagogie et figure du chef. Nous sommes pris entre la figure de l’expert et la figure du chef, l’espace politique est écrasé. Et la théologie est victime du même écrasement ou du même écartèlement.
Le premier processus de mondialisation, ou d’uniformisation – je le prends là négativement – abrité ou non derrière l’universalité de la démocratie ou des droits de l’homme, marque en fait la fin du discours de la modernité comme recherche d’universalité. Les sciences aujourd’hui ne recherchent pas l’universel ; elles recherchent la performance, la performativité, l’efficacité. En ce sens-là la rationalité, ce qu’on a appelé à plusieurs reprises la rationalité occidentale, est la rationalité instrumentale. Mais il y a d’autres figures de la rationalité, y compris de la rationalité occidentale : Kant, ce n’est pas du tout la rationalité instrumentale ! D’ailleurs il n’y a pas que la rationalité qui soit touchée, ce sont aussi les irrationnels. On a toujours un irrationnel de même type que la rationalité dominante. Et si la rationalité dominante aujourd’hui c’est la rationalité technique, on aura un irrationnel technique, on aura un irrationnel de gadgets, d’efficacité, de magie noire et de forces. Et puis les sciences aujourd’hui sont dispersées en petites disciplines qui sont autant de corporations d’experts, des équipes de laboratoires, chacune à l’assaut du pouvoir, de la réputation, de l’argent, de la rentabilité, et chacune prétendant que sa discipline et son savoir sont incomparables. C’est pourquoi je me méfie beaucoup aujourd’hui du discours de la méfiance envers le comparatisme parce que justement il n’y a plus de questions transversales, plus de recherche universelle, plus de recherche comparative, de recoupements, d’échanges critiques et interdisciplinaires. Il n’y a plus que les théologiens qui s’intéressent à de telles choses, à vrai dire. Il est très frappant de constater l’espèce de repli corporatiste de chaque branche scientifique sur son domaine. L’universitaire n’est plus de toute façon le vecteur de l’universel. Le seul vecteur de l’universel c’est le journaliste, l’homme de media. Il y a enfin, à verser au même dossier, une évolution professionnelle de l’enseignement supérieur. Les enseignants ont des compétences ; ce sont des banques de données. Ils ne proposent plus des modes de vie, ni des idéaux ; simplement ils mettent à disposition des savoirs techniques. Très bien ; mais cela veut aussi dire qu’on abandonne tout ce qui n’est pas rentable, tout ce qui n’est pas directement, immédiatement, applicable, explicitable, performant. Il n’y a plus que les théologiens qui savent, que les perlocutoires et les performatifs ne sont transmissibles qu’à condition qu’ils soient résistibles : on ne peut pas les imposer. C’est cela la véritable performativité. Un ordre, un commandement « fais cela », n’est un ordre que parce qu’on peut y désobéir, et sinon justement cela ne marche pas. Il faut donc donc savoir qu’il y a des choses qui sont transmissibles sans être imposables, et c’est quelque chose qui a complètement été oublié dans ce savoir efficace.
Le deuxième processus, lui, manifeste plutôt l’effondrement de la séparation fondatrice, ou plutôt de la co-séparation (co-fondatrice) du théologique et du politique, du théologico-politique. En ce sens-là Machiavel qui dit qu’il faut autonomiser le politique par rapport au théologique et Luther ou Calvin qui autonomisent chacun à leur manière le théologique du politique, sont à penser ensemble. Cette séparation fondatrice, à vrai dire, existait déjà à Rome sous la distinction entre le pouvoir et l’autorité (le Sénat a l’autorité sans avoir le pouvoir). C’est aussi une séparation fondamentale dans le texte des Evangiles, et ce sens aussi la laïcité a passé son temps à réinventer ce que l’on savait depuis bien plus longtemps —mais cette réinvention est sans doute à refaire à chaque génération. Aujourd’hui les théologiens sont remplacés, par des anthropologues qui doivent dire le bien et le mal, ce qui est faisable et non faisable. Je ne parle pas seulement des anthropologues scientifiques, ni des psychanalystes ou des psychiatres, mais aussi tous ceux qui font de l’anthropologie concrète, et qui fabriquent concrètement l’image de l’homme : c’est à dire aussi la biologie, les médecins, mais aussi les représentants du pouvoir politique et bien sûr les media qui élaborent et définissent sans cesse cette image. Or la théologie est censée donner une image de l’homme par rapport à l’image de Dieu, et le fait qu’il n’y ait pas d’image de Dieu crée en quelque sorte une absence de l’image de l’homme qui devrait permettre de rouvrir perpétuellement la question. Mais ce qui est très inquiétant pour l’avenir, c’est que nous avons maintenant des savants, des gourous, ou des chefs qui disent « voilà ce que c’est l’homme ». Et puis, l’ensemble de ce processus est renforcé par le bouleversement technologique des communications, de l’informatisation, un bouleversement du contexte de l’enseignement et de la recherche. Notamment cette parole productrice qu’était à mon avis la parole de la recherche et de l’enseignement est submergée par des informations reproductibles à coût infime ou modifiables à coût minime. Nous sommes submergés d’informations, que ce soit dans la recherche ou que ce soit dans l’enseignement. Il faut voir que nos étudiants sont submergés de bruit, et justement, c’est aujourd’hui très grave. Ce serait peut-être ma toute petite contribution à la gigantesque question posée ce matin : est-ce qu’il n’y a pas aujourd’hui une séparation ou une fracture entre ceux qui gardent pour eux les informations décisives, celles qui commandent, et puis les autres qu’on couvre de ce bruit qui ne sert à rien. Et on doit alors se demander si le Tiers Monde est à cet égard distancé ? Ce n’est pas si sûr que cela parce que peut-être justement suffit-il de papier, de crayon et d’un cercle de personnes attentives et qui partagent les mêmes questions, pour continuer à produire des choses là où toutes les instrumentations techniques finalement ne s’encombrent que de bruits et n’arrivent plus à travailler. Elles ont les moyens, mais elles oublient finalement les buts de la recherche qui sont des buts humains. C’est-à-dire que nous sommes des humains nés quelque part et destinés à mourir ; nous sommes toujours un peu des enfants. Nous sommes limités. Nous travaillons au bout d’outillages mais nous ne pouvons pas tout accumuler, tout avoir, tout manipuler. Il est étonnant que les attaques qui viennent de se produire aient été faites au couteau. Quelques hommes munis de couteaux ont pu faire cela ! C’est plus qu’un symbole. Voilà : papier, crayon, couteau, ficelle, restent les instruments du théologien. Peut-être pas le couteau, mais le marteau dont parlait Nietzsche, les ciseaux et la colle en tous cas, oui certainement.
Alors quoi faire ? Je conclurai provisoirement là-dessus, il faut prendre la mesure de ce retournement, de tout ce que cela change dans l’équation que j’avais esquissée dans mon deuxième moment, c’est-à-dire à la fois dans le contexte politique et dans le contexte inter religieux. Peut-être faut-il en même temps rouvrir —je reprends mes deux processus— la dimension véritative de l’universel ; car l’universel n’est pas le technique, mais suppose d’accepter et de reconnaître que nous ne connaissons l’universel et la vérité qu’en contextes. Nous n’avons en effet d’accès aux universaux (par exemple à ce que c’est la démocratie, ou l’idée de liberté, ou celle d’égalité) qu’à travers des mondes de langage ; et il nous faut établir une patiente conversation entre ces universaux en contexte. Cela suppose d’élaborer sans cesse ce qu’il y a de raisonnable, de discutable, d’universel, de communicable dans chaque culture. Chaque culture, la plus locale, peut avoir une visée universelle, peut signifier quelque chose pour la pensée universelle. Et c’est cette dimension qu’il ne faut pas abandonner dans cette conversation des universaux.
D’un autre côté il faut rouvrir la dimension poétique de la fidélité. La fidélité n’est pas réductible à la reproduction, à la répétition ; c’est en inventant qu’on ouvre ce qu’il y a de plus profond, de plus archaïque dans les noyaux de nos cultures. Mais en même temps c’est en rouvrant ce qu’il y a de plus archaïque dans nos cultures qu’on est le plus inventif, réciproquement, on le voit dans l’exemple des arts. Sinon nous aurons affaire au choc des incultures. Aujourd’hui en Europe, nous avons d’abord affaire à cela. Nous avons affaire à un choc d’incultures religieuses ; je ne sais pas comment cela se passe que dans d’autres contextes que chez nous. Pour moi cela me semble de plus en plus frappant et c’est dans ce que nos traditions ont de plus créatif qu’elles éprouveront de la complicité et non de la rivalité, de la connivence, je dirais même de la consonance, éventuellement en l’absence de tout accord, pour ce qu’il y a de plus créatif, de plus vivant dans la culture des autres et dans les autres cultures, dans les autres confessions. C’est là mon attente.
Olivier Abel
Publié dans Actes du Colloque CEVAA, 14-16 septembre 2001.