Nous voudrions d’abord balayer, mais doucement, balayer du regard en quelque sorte, deux des images dans lesquelles le protestant français, qui est un « latin » mais « protestant », se sent par les média coincé, gêné aux entournures, sinon incompris et forcé à l’invisibilité.
La première est cette image d’une religion gentille, une religion de pastourelle, une religion pas trop catholique et un peu laxiste, une religion qui se trouve à peu près au point d’équilibre sociologique du pays et qui n’a plus rien à faire, une religion qui s’excuse d’être encore là et qui se sent toujours encore trop différente, mais qui ne voudrait que s’effacer; une religion mourante. La seconde est cette image d’une foi austère, puritaine, sinon fondamentaliste, marquée par l’obsession d’une prédestination qui nous interdit de savoir ce que nous sommes, et par un rêve incessant de « réveil », de purification morale, où le protestantisme prend le visage d’une nébuleuse de sectes campant en marge du monde, mais prêtes à l’agresser dans une insurrection permanente[1]. D’un côté on dira que la France est devenue protestante, girondine et libérale, enfin décentralisée et réellement pluraliste, et que c’est l’aboutissement d’un très vieux processus endogène (tous les Français ont des ancêtres protestants, si on prend la diffusion historique du protestantisme). De l’autre côté on dira: au secours! Le puritanisme américain nous envahit avec sa sale bouffe, ses sectes aux moeurs incroyables (regardez leurs féministes!) et son individualisme anorexique, et nous n’écouterons plus Brassens. La dangerosité du second protestantisme peut encourager les autorités médiatiques à préférer la tranquillité du premier, mais le manque de relief du premier protestantisme peut porter la curiosité médiatique à préférer le pittoresque du second!
Et le protestant lui-même peut s’identifier à cette dialectique, s’y absorber complètement, alors que ses débats intérieurs sont sans doute légèrement ailleurs, mais sans qu’il y prenne garde. Ni pourtant nous ne pouvons nous bercer de l’idée que la France est protestante au point de croire que nous avons tout dit, et que nous pouvons organiser une grande fête pour célébrer notre disparition. Ni nous ne pouvons nous résigner à n’être que des « étrangers » de passage, amers contre ce monde et complaisants à nous-mêmes comme trop souvent. Le protestantisme est tout cela, certes, mais aussi bien autre chose. Le protestant français peut à la fois appartenir à une tradition qui s’enracine dans les mondes antiques et bibliques, puise au monde médiéval une grande partie de sa sève[2], opère la Renaissance évangélique et s’identifie, parfois jusqu’au ridicule, à ses ancêtres résistants[3], et d’autre part cultiver cet effacement qui fait du protestantisme une tradition auto-nettoyante, incapable de traditionalité, toujours critique, et comme obligée de sans cesse tout recommencer?
C’est vrai, le protestantisme français est ambigü: c’est un christianisme, sans doute, et il appartient par là à la tradition majeure du pays; mais c’est aussi une minorité, comme les juifs; et c’est enfin une culture profondément marquée par le combat laïque, au point de ne pas comprendre quand le camp laïc la rejette du côté religieux, tant les protestants souvernt ne se sentent pas du tout « religieux ». On comprend qu’il soit difficile pour un journaliste de tenir compte simultanément de ces trois aspects! En ce sens le protestantisme est dans une situation profondément différente de celle du catholicisme, qui me semble être paradoxalement à la fois la culture majoritaire et la culture dominée du paysage culturel français; ou plutôt sa culture refoulée. Dans les questions du public comme dans la syntaxe des discours, lors de tables-rondes à plusieurs confessions, on pourrait ainsi établir une sorte d’échelle des positions, sur laquelle le protestantisme et le judaisme, à des titres différents, bénéficieraient le plus, quoique à des titres différents, de la bienveillance a priori de l’auditoire (il n’y a certes pas que de la bienveillance, mais la malveillance ne s’exprime qu’assez rarement); largement en-dessous viendrait le catholicisme, qui s’attire les reproches les plus contradictoires; et beaucoup plus bas encore, objet d’une mécompréhension de principe, l’islam, tellement obscur que l’on ne sait pas si c’est encore la même échelle!
Pourtant cet avantage tient au fait que nous sommes une religion-musée, une page d’histoire de France; et nous sommes sympathiques même si on ne comprend pas trop ce que nous voulons dire, ou plutôt tant que l’on ne comprend pas trop. C’est ce point que je voudrais exposer, comme si le protestant français était plaçé de telle sorte qu’il comprend (ou croit comprendre) tout le monde, mais que personne ne le comprend (encore faut-il qu’il y ait quelque chose à comprendre). Or il me semble impossible d’exposer comment le protestantisme lui-même ressent sa propre difficulté à se représenter sans faire le détour plus général du problème de la représentation dans une société jacobine, qui cherche en toutes matières à trouver Le représentant, l’interlocuteur crédible. Or la place centrale de l’image dans les média a renforcé ce phénomène.
1. Le problème politique de la représentation
Il y va en effet de la redéfinition du politique dans la société française d’aujourd’hui. Car le problème de la représentation des communautés, religieuses, nationales ou des autres groupes sociaux difficiles à représenter (c’est le cas par exemple des immigrés), dans une société jacobine comme l’est la nôtre, pose tout le problème du politique, du rapport entre la volonté exprimée et la représentation exprimante. On parlera ici de l’urgence démocratique qu’il y a à faire place à un véritable travail de la représentation, puisque la légitimité politique d’un « régime » de société, son acceptabilité, dépendent du sentiment de légitimité et de l’acceptabilité de ses formes de représentation.
Car c’est un problème aujourd’hui très général: ce n’est pas seulement la prétention des sondages d’opinion à dire « les français veulent que », c’est aussi la question de savoir qui représente les femmes, les enfants, les étrangers, mais aussi les chômeurs, les minorités culturelles ou religieuses, les victimes des massacres de jadis, etc.? Qui peut parler « à leur place »? Et parmi les exclus de la représentation, on doit compter tous ceux qui n’ont plus accès aux formes classiques de lutte et d’expression, mais qui n’ont pas d’autre forme d’accès au nouveau théâtre d’affrontement que sont les média. Tous ces « faibles en paroles », faut-il qu’ils aient des représentants, des « figures » médiatiques qui les incarnent? Ou bien faut-il dénoncer toute prétention de qui que ce soit à les « représenter »? Ou bien peuvent-ils (assemblés en corps électoral mais comment?) élire leurs représentants, mais alors ne donne-t-on pas dans le communautarisme? Quelles sont les différences légitimes qui donnent droit à une représentation spécifique, et pourquoi ces représentants devraient-ils se donner en miroir de l’unanimité du groupe représenté? Ou bien faut-il faire place au non-représentable, pointer les limites de la représentation?
La forme jacobine de la mentalité politique française, même si on peut dire qu’elle épouse en creux la forme monarchique qui la précédait (unité du corps social dans l’unité du corps du roi), se glisse parfaitement dans le rêve supposé « rousseausiste » d’une société unanime, où la volonté générale, dès lors qu’on lève le nez de ses intérêts particuliers, fasse consensus. A vrai dire il semble que cela n’ait à peu près marché, longtemps, que parce que (et dans la mesure où) des corps intermédiaires (églises, partis, syndicats et autres institutions traditionnelles et représentatives) faisaient lien entre l’Etat et les individus. Mais l’individualisation s’est accélérée, ces corps intermédiaires se sont effacés, l’Etat se retire peu à peu d’une partie du champ social qui était sous sa puissance tutélaire, et la question de la représentation, de la représentativité, donc de la légitimité, réapparaît dans toute sa force.
C’est pour toutes ces raisons que l’invention à plusieurs voix de nouvelles formes de représentativité est une véritable urgence démocratique, en même temps qu’un laboratoire où s’expérimentent les formes du lien politique de demain. Pour ajouter un mot sur ces formes de représentativité, je dirai qu’il faut probablement les mettre au pluriel pour multiplier les théâtres d’expression des désaccords, plutôt que les obliger à se formuler dans des termes qui souvent ne leur correspondent plus. Je dirai qu’il faut développer une culture des désaccords, qui les honore plutôt que les nier, et qui sait les réinscrire dans une histoire durable, où nul n’a le monopole de la narration légitime ni de l’identité, parce que ceux-ci peuvent eux-mêmes être discutés. Il faut chercher les désaccords vraiment représentatifs, sans croire qu’on les connait déjà, car souvent un conflit ou un désaccord n’est que le symptôme d’un conflit ou d’un désaccord plus profond mais qui n’a pas trouvé d’autre langage pour s’exposer, se raconter, se mettre en scène. Et cela prend du temps, et du « temps à plusieurs ». Pour trouver les désaccords vraiment représentatifs, ceux dans lesquels tout le monde se reconnaîtrait, pour trouver les désaccords optimaux sur lesquels on puisse refonder le politique, il faudra bien se mettre au travail, et accepter de ne pas savoir ce que l’on cherche, de ne pas savoir ce que l’on représente, de ne pas savoir ce qui peut nous représenter.
2. La représentation du protestantisme
Pour revenir au protestantisme, cette difficulté de représentation dans une culture jacobine, non seulement politiquement, mais médiatiquement, se voit bien dans le malaise qui règne dans les rapports entre la Fédération Protestante de France, censée « représenter » les diverses églises et tendances du protestantisme français, et ces dernières. Cette difficulté est double. D’une part à l’intérieur du protestantisme, toute déclaration, toute initiative, et même de simples « éléments de réflexion », suscitent aussitôt un tollé: comment ose-t-il parler en notre nom? Que représente-t-il? Pourquoi est-ce lui qui a la parole sur ce sujet alors que nous ne sommes pas d’accord avec lui? Chaque Église ou mouvement alors voudrait reprendre sa voix propre, se « représenter » elle-même, dans une pagaille gauloise de tribus inconciliables[4]. Mais si la Fédération se tait on se récrie: où est passé la parole protestante, la différence protestante, pourquoi cette discrétion ou cette lâcheté de nos autorités?
D’autre part vers l’extérieur, à l’égard des pouvoirs publics et d’abord à l’égard des média, la difficulté redouble quand il s’agit de trouver une expression qui « passe ». Président depuis quinze ans de la « Commission d’éthique » de la Fédération, je dirai la difficulté par exemple que j’éprouve à « faire passer » les propositions de l’éthique protestante dans les média ou plutôt dans l’opinion publique.
Or ce n’est pas seulement dû au manque d’autorité emblématique, au déficit symbolique de magistère, qui brouille la communication. C’est que dans leur contenu les propositions éthiques avancées par la Fédération protestante sont complexes: elles expriment moins une position claire (sur l’avortement ou sur la famille, mais aussi sur l’éthique du mandat politique ou sur l’accueil de l’étranger) qu’une problématique, qu’un désaccord accepté parce qu’exprimant ce qui nous semble un vrai problème, un bon désaccord, dont les termes ont été ensemble travaillés et réglés. « Mais alors finalement, qu’est-ce que vous voulez? » demande-t-on parfois, et il est alors difficile de reprendre dans une simple voix le partage des voix que l’on vient d’évoquer. La difficulté est redoublée par le fait que nous sommes dans un temps d’idôlatrie du direct et de son accelération générale. Les média sont pleins de ces faux-direct, ou de ces prétentions à livrer la réalité brute en « temps universel », sans montrer le travail du cadrage, la éelection du montage ni les motifs de choix du sujet. Or les traditions religieuses sont par définition des institutions à différer, des machines à ralentir, à intriguer, à organiser un espace d’interprétations. C’est ici que les perplexités communes à toutes les confessions culminent dans le sentiment protestant d’une situation tout à fait inconfortable, sinon intenable.
Ce que le protestantisme aurait aimé que l’on reconnaisse ensemble qu’il y a toujours en nous un « noyau » dogmatique, comme de sommeil, ou de rêve, ou de mythe, que nous traînons de l’enfance, et de tout ce qui dans nos vies a touché à l’enfance. Que l’on reconnaisse que, peut-être du fait de la génération, il y a toujours une part de dogme, d’indiscutable, d’impensé dans le discours, l’identité, les pratiques et les images transmises. Qu’il y a toujours une part d’intransmissible, c’est à dire où la maîtrise de ce que nous transmettons, ou non, ne nous appartient pas. Qu’il y a toujours une part où la parole résiste à la communication générale et ne peut plus être échangée comme une chemise, où elle nous tient au corps, et que l’on ne peut arracher qu’avec le désir de vivre. Que l’on reconnaisse qu’à cause de cette part les athées de notre société sont le plus souvent des athées du catholicisme, ayant pris de manière jacobine la forme en creux de la religion monarchique abandonnée ou combattue; plus rarement athées du protestantisme, ou du judaïsme, et bientôt de l’Islam, ces différents types d’athéisme le plus souvent ne se comprennent pas entre eux, mais sans jamais pouvoir comprendre pourquoi. D’autant plus prisonniers de leur culture d’origine qu’ils la nient, et qu’ils sont alors les esclaves d’une inculture. Que l’on reconnaisse que ce qui nous manque, c’est un rapport vraiment critique à nos traditions, qui nous fasse sentir la pluralité possible de leurs interprétations.
Hélas, le temps de l’ouverture à cette possible reconnaissance semble sur le point de se refermer, par regression aux vieilles ornières familières à la confrontation des deux Frances, la religieuse et la positiviste. Dans cette guerre de tranchées, toutes les positions intermédiaires, un peu plus complexes, sont éliminées. Le débat véhément et sourd entre l’enseignement confessionnel des religions et la négation laïciste de toute dimension religieuse de notre culture et de notre histoire semble sur le point de reprendre le dessus, faute d’avoir inventé ensemble une nouvelle manière de faire place, dans notre culture, à la connaissance des « cultes » qui en forment les noyaux mythiques, les vieux scénarios. Pourtant une telle culture permettrait seule de répondre à l’inquiétude de ceux qui déplorent l’absence d’identité, l’amnésie d’une société incapable de se souvenir d’elle–même (et d’ailleurs non moins incapable d’oublier), comme à l’inquiétude de ceux qui redoutent le retour de traditions intégristes et exclusives. Et si l’amplification réciproque d’une rationalité seulement instrumentale et d’une religiosité gadgétisée n’était que l’effet d’une rationalité mal rythmée, mal pluralisée? Il faudrait alors revenir à cette part de « dogmes » religieux noués et indurés au coeur de toute culture et de toute politique, pour la rouvrir à un véritable travail critique, et en tirer tranquillement des possibilités inédites.
Comment faire? C’est ici je crois que l’intersection ou la confluence entre la sphère des média et la sphère religieuse ne prennent tout leur sens qu’à faire voir une réalité inaperçue ou inédite, et à rouvrir l’imaginaire, à bouleverser les attentes, les présupposés du public. Cela suppose entre autres la capacité à envisager ce qu’il y a de scandaleux dans nos traditions. Le christianisme européen a été profondément bouleversé, au 18ème siècle, par ce qui est apparu comme le scandale du mal, le fait du malheur sous un Dieu supposé tout-puissant et tout-bon. Je crois que le scandale actuellement le plus profond est celui du « par un seul »: comment chaque religion peut-elle continuer à fonder son existence sur la croyance qu’elle est le « seul chemin »? En masquant ce scandale on ne fait que renvoyer l’opinion au présupposé inchangé de l’exclusivisme, voire de l’absolutisme religieux, pour l’adopter ou pour le rejeter. On peut même juxtaposer ces exclusivismes dans un relativisme qui n’a plus même besoin de faire de propagande pour devenir le dernier absolu, le moins discutable, celui qui partout l’emporte aujourd’hui!
Mais de l’intérieur nos traditions ne vivent et ne sont créatrices que si elles savent rompre avec elles-mêmes pour se réinterpréter. Or cette rupture n’est pas une décision aisée, c’est un scandale qui brise l’image complaisante qu’une culture ou qu’une communauté se donne d’elle-même. Comment faire cela non de façon à stériliser définitivement une confession dans une posture d’auto-protection, mais à lui faire désirer rouvrir sa tradition et lancer des promesses durables? Il faut ici ne pas se soumettre à la loi de l’audimat, pour une raison tout à fait spécifique: parce que l’audimat est devenu la mesure de la culture (comme l’argent mesure l’économie et le bulletin de vote le politique), et qu’il ne mesure la réputation qu’à un instant donné, on néglige combien nos cultures plongent leurs racines dans le passé immémorial des langues, des images et des gestes, qui sont des ressources vulnérables. On néglige aussi qu’elles n’ont sens qu’en proposant au futur des « installations » capables de vieillir et d’être réinterprétées. Si l’on s’en tient à cet applaudimètre de l’instant, comment s’étonner que nos cultures ne parviennent pas à rouvrir leur passé ni à inventer leur futur?
Olivier Abel
Notes :
[2] Il y a chez les protestants français une nostalgie de l’architecture médiévale perdue au moment de leur excommunion puis des ruptures qui ont suivi.
[3] Comme ce couple de huguenots dessiné par A. de Pury, dans son jardin et voyant passer une manifestation pour des sans-papiers: « nous aussi nous avons été réfugié il y a quatre siècles, mais on n’en fait pas toute une affaire »!
[4] Contrairement à un préjugé tenace depuis bien avant Max Weber sur le capitalisme protestant, le protestantisme français s’est developpé comme un rond de champignon à bonne distance de la capitale, et a accompagné les dernières révoltes féodales contre la centralisation monarchique.
Publié dans Actes du Colloque les religions et les médias,
Autres Temps n°69 printemps 2001, p.31-38.