ense en ce moment beaucoup à eux. Non pour compatir à leur peine, mais pour me réjouir de toutes les pensées qui sont en train d’éclore. J’en ai le sentiment et presque la sensation, comme si chacune de ces idées allait émettre une onde de joie spécifique. D’abord parce qu’un être qui pense, en tant qu’il pense, est heureux. Si seulement on pouvait ne jamais perdre ce contentement d’être simplement et tranquillement au bonheur de sa propre pensée ! Oser suivre docilement son plaisir de penser, et ne pas céder sur ce plaisir ! Et puis parce qu’on ne peut penser sans désirer partager ses idées, et que les pensées demandent à être communiquées, à être partagées. Comme toutes les joies, elles sont communicatives, et le plaisir de penser est indissociable du plaisir de « communiquer son plaisir aux autres ».
C’est justement pourquoi la pensée est toujours un peu tremblante, car la communication d’une joie n’est pas imposable à autrui. Elle dépend de la manière dont l’autre va la recevoir. On peut ne pas parvenir à partager un tel plaisir, et sentir que l’idée qui vient de faire notre bonheur ne dit rien à celui ou celle à qui on voulait la partager. Quelle déception alors, quelle tristesse, quelle haine peut-être ! Mais la civilité, la civilisation, c’est justement aussi l’acceptation que l’on ne puisse pas forcer quelqu’un à avoir du plaisir. Cette prise en compte des difficultés qu’il y a à penser ensemble, à partager les idées, détermine justement un élargissement des capacités de communiquer. Elle nous fait mieux accepter de participer aux pensées des autres, de les saluer au moins, même si on ne sait pas encore si leurs bonheurs sont compatibles ou non avec les nôtres.
Telle est la grandeur de la dissertation philosophique, de donner à chacun l’occasion d’éprouver ce plaisir. Un plaisir libérateur de confiance en sa propre pensée, un plaisir assez civil pour se confier au jugement des autres. Lorsqu’on creuse soi-même ses propres questions, en élargissant le cercle, on découvre aussi peu à peu que l’on peut en faire le tour, que ce n’est pas un horrible infini ; on découvre que personne n’est définitivement plus avancé que les autres, et on se sent soudain contemporain. C’est une injustice révoltante que cette occasion ne soit pas donnée bien plus tôt, et à tous les écoliers. C’est aussi une injustice terrible, que cette loterie par laquelle les lycéens tombent sur un « bon » ou un « mauvais » prof, puisque la philo ne dure qu’une année —et encore nous avons de la chance en France, c’est l’un de nos luxes. La classe de philo peut alors n’être plus qu’un vaccin, après lequel on sera définitivement immunisé aux idées philosophiques, insensible et comme amputé d’une forme essentielle de plaisir. Mais ce qui me révolte le plus, c’est d’imaginer d’avance la pluie de mauvaises notes en philo au baccalauréat, de jugements persifleurs sabrant les copies. Sans chance de recommencer, sans encouragement à poursuivre. Et si le baccalauréat est l’un de nos rites de passage, alors la fréquente sévérité des correcteurs est comme un rite d’excision. C’est une pratique qui ne stérilise sans doute pas la philosophie, mais en ôte le plaisir, la saillie, la pointe subversive et vivante, l’un des seuls trésors qui nous restent, le simple plaisir de penser.
Olivier Abel
28 mai 2003