Olivier Abel: Il s’agit pour nous de donner quelques informations générales sur la Turquie, mais aussi de tracer quelques lignes de problématisation, qui aident le lecteur à mettre en perspective ces informations. On peut prendre comme fil conducteur les trois aspects du projet d’intégration nationale affiché par l’idéologue « jeune turc » Ziya Gökalp au début du XXème siècle: islamisation, occidentalisation (modernisation), turquification. Sur les trois points le processus a dévoilé ses limites, se heurtant à une pluralité têtue, à une réalité complexe.
L’Islam comme appareil idéologique d’Etat se heurte à la réalité de 20 % d’alevis, l’islam militant qui lui est opposé doit faire face à une profonde sécularisation, et à la dissolution par le Conseil National de Sécurité des partis islamistes, les uns après les autres. Un islam simplement religieux, et non instrumentalisé dans d’autres luttes, une religion plus intime et plus authentique peuvent-ils surgir de ces décombres? L’occidentalisation, aujourd’hui on dirait plutôt la mondialisation, manifeste que l’imbrication dynamique des capitalismes ne développe pas forcément un libéralisme politique; d’où la contradiction des références occidentales, puisque l’argument européen et des « droits de l’homme » est maintenant utilisé par des Islamistes sincères, comme par des Kurdes qui ont sincèrement renoncé au discours ultra-stalinien du PKK. La turquification se heurte à la réalité des Kurdes, et aux effets de la chute du rideau de fer sur une mosaïque de peuples qui par-dessus les frontières partagent diversement langues, mémoires, cuisine, religions. Surtout le nationalisme apparent cache souvent un véritable effondrement des institutions politiques, ou plutôt leur instrumentalisation par des liens de type mafieux. Ici encore il ne faut pas chercher un « complot », mais voir comment cela tient à un remaniement profond du lien social, en quoi ce qui se passe en Turquie est peut-être représentatif d’une évolution plus générale.
Je prévois de m’adresser plutôt à Rusen Çakir pour tout ce qui concerne l’Islam, à Ahmet Insel pour l’évolution économique et les rapports avec l’Europe, et à Ömer Laçiner pour les rapports de l’armée et de l’État, et ce nationalisme diffus qui instrumentalise les institutions. Mais n’hésitez pas à interférer. Commençons par quelques données démographiques.
Ahmet Insel : Le dernier recensement donne 63 millions, avec une diminution très sensible de la progression démographique, beaucoup plus rapide que ce qui était projeté il y a dix ans. Le rythme est passé de 2,4 % à 1,7 par an. On considère que la Turquie sera dans un régime de stabilité démographique à l’horizon 2010-2015, alors qu’on ne pensait pas que cela puisse être le cas avant 2030. Deux facteurs expliquent cette chute de la progression démographique: d’une part l’urbanisation accélérée de la population, puisque dans les années 80-90, à cause entre autres du problème kurde, il y a eu une grande émigration de la population villageoise vers les villes -dans ceratins cas ce fût une émigration forcée, imposée par les forces de l’ordre-; et d’autre part, l’accélération du mouvement traditionnel de l’immigration interne de l’est vers l’ouest. L’urbanisation de la population a beaucoup fait changer les données démographiques. Néanmoins, aujourd’hui encore 50 % de la population turque a moins de 20 ans. La population est jeune et de plus en plus urbaine. La première génération urbaine occupe une place prépondérante dans cette population.
Olivier Abel : Mais la Turquie n’en demeure-t-elle pas à un mythe collectif de croissance très forte? On continue à construire, à investir dans du béton désordonné et inutile, et l’inflation même ne participe-t-elle pas de ce mythe? Autre problème: que se passera-t-il quand une génération jeune actuellement et pleine d’espoir, et qui accepte peut-être certaines disparités économiques et sociales à cause de sa jeunesse, n’y croira plus?
Ahmet Insel : Effectivement, il y a une projection toujours très optimiste sur l’avenir en Turquie, plus particulièrement en matière économique. Cette projection est alimentée d’abord par le caractère dynamique de la population: la population turque présente un peu le dynamisme géographique que l’on retrouve aux Etats-Unis, avec une très grande mobilité géographique potentielle. C’est pourquoi, on retrouve moins en Turquie les problèmes que l’on retrouve en Europe en matière de bassin de chômage. Ceci est dû, je pense, en grande partie au fait que l’immigration interne, de l’est vers l’ouest, joue justement ce rôle d’aiguillage vers les poches d’emploi. Il n’y a pas en Turquie de revendication du type « vivre et travailler au pays ». Disons pas encore…
Rusen Çakır : C’est un transit: d’abord ils partent par exemple d’un village de la région de Sivas à Sivas, où ils restent deux ou trois années. Ils peuvent ensuite rester là-bas, ou passer à une ville plus grande. Il y a des villes de transition.
Ömer Laçiner : Quand ces villageois viennent dans les villes relativement grandes de l’Anatolie, la bourgeoisie de ces villes, et plus généralement les notables partent à leur tour pour les villes plus grandes. Et de nouveaux notables apparaissent.
Ahmet Insel : L’immigration interne fonctionne essentiellement par réseau, et c’est pourquoi dans certains quartiers d’Istanbul et dans certains métiers on trouve une concentration selon l’origine géographique. Par exemple les gens de Sivas se retrouveront à Istanbul comme concierge. Il y a aussi un regroupement dans les quartiers d’Istanbul.
Olivier Abel : Est-ce qu’il y a de grandes différences d’accents, de parlers turcs?
Ömer Laçiner : Bien sûr. Mais la grande ville a un effet très important sur la disparition ou la modification de ces accents. Ils peuvent cependant survivre beaucoup plus longtemps qu’on ne croirait. Tout à fait comme les italiens qui continuent à parler l’italien à New York. De la même façon, ici les gens parlent entre eux avec l’accent de Sivas, de Çorum ou bien de Kastamonu. Par exemple, l’accent d’Isparta n’a rien à voir avec l’accent de Konya qui est une ville proche. Mais quand ils sortent de leurs milieux, quand ils sont dans les endroits plus publics de la ville, on voit des changements dans leur langue autant qu’ils le peuvent.
Ahmet Insel : Tu parles des accents de Sivas ou de Kayseri… Mais il y a aussi des accents régionaux plus larges: l’accent des Lazes, l’accent des Kurdes, l’accent de l’Anatolie centrale…
Rusen Çakır : Les gens font bien la différence. Par exemple mon frère aîné comprend tout de suite qui est de Kars ou de n’importe quelle ville. Mais la nouvelle génération ne fait plus la différence, ne comprend pas les accents. Avec les grands accents, comme ceux des Lazes ou des Kurdes, on peut tous comprendre. Mais pour le détail de chaque ville il faut en connaître plus…
Olivier Abel : Il n’y a pas d’animosité entre eux, pas de discrimination, par exemple, pour ceux qui parlent avec l’accent kurde?
Rusen Çakır : Il n’y a pas d’animosité, mais le problème kurde c’est une autre chose, avec les attaques de PKK, commencées en 1984. Alors les relations entre les kurdes et les non-kurdes ont changé tout à fait, surtout dans les grandes villes des côtes égéennes et méditerranéennes, et aussi en Thrace. Alors qu’avant l’accent kurde était un motif d’intérêt, il est devenu une identité politique, et l’accent kurde est devenu un instrument d’identité ou de discrimination.
Ömer Laçiner : Autrefois les Kurdes qui venaient dans les grandes villes parlaient turc. Après l’apparition de PKK, les Kurdes ont commencé à parler kurde là où ils se sentaient en sécurité, ils ont commencé à considérer le parler kurde comme un signe de leur identité.
Rusen Çakır : Il y a eu instrumentalisation politique de la langue. Soit par le PKK, soit de l’autre côté, peut-être à cause des martyrs des deux côtés. Il y avait les soldats tués par le PKK, et il y avait les militants du PKK tués par l’armée. Maintenant, depuis quelque temps, il n’y a plus de morts, heureusement. Et la tension diminue.
Ömer Laçiner : La tension s’est vraiment atténuée. Naguère, quand on jouait une chanson kurde, il y avait beaucoup de gens qui n’arrivaient pas à l’accepter, mais maintenant, on joue les chansons kurdes. Les gens les considèrent comme les chansons anglaises ou françaises.
Ahmet Insel : Si on revient à la question économique et à la deuxième question que tu posais, je crois que ce qui se passe jusqu’aux années 80 et peut-être 90 encore un peu, c’est que l’immigration interne était en même temps un facteur d’intégration sociale. Les émigrés venaient à Istanbul avec peu de moyens, mais ils commençaient à trouver un travail, s’installaient sur un terrain appartenant à l’Etat pour construire des bidonvilles, plus exactement des maisons sans titre de propriété. Avec la succession de différentes amnisties, ils en acquerraient ensuite la propriété. À partir de là, une certaine rente immobilière se créait et il y avait un phénomène d’enrichissement, une sorte d’ascenseur social qui fonctionnait relativement bien. Ce qui fait dans un horizon plus court que celui d’une génération, pendant quelques dizaines d’années, on pouvait supporter le creusement des inégalités de revenu tout en pensant que la famille sortirait relativement rapidement de cette situation.
Ensuite, l’emploi a joué un rôle d’intégration sociale depuis les années 50 jusqu’à la fin des années 80. Désormais, tout cela est beaucoup plus difficile. D’abord, la rente urbaine commence à être limitée, ainsi que l’accès aux titres de propriété. Et puis les emplois sont beaucoup plus difficiles à trouver, dans la région d’Istanbul par exemple. Surtout, il s’agit d’emplois non-intégrants. Ce sont des emplois de marchands ambulants, ou de petites mains des mafia, mais non des emplois intégrants, donnant un vrai métier et un statut. On ne peut pas se projeter dans la société, dans l’avenir, avec de tels emplois.
On peut craindre, avec une population jeune habitant aux alentours des grandes villes, attirée par les lumières de la ville, que le blocage de cet ascenseur social puisse être un facteur de tension, sinon d’explosion. D’ailleurs, on voit les éléments de cette évolution dans les périphéries des grandes villes, surtout à Istanbul, mais aussi à Izmir, un peu moins à Ankara: car ce sont les lieux qui recrutent les expressions les plus extrêmes, les plus radicales en politique. Extrême-droite et MHP (parti ultra-nationaliste, aujourd’hui au pouvoir, NDLR) et extrême-gauche radicale, mais aussi extrémistes islamistes recrutent parmi ces populations jeunes. Certains événements confirment cette hypothèse, comme il y a quelques années, un 1er Mai, à Kadıköy, où des jeunes de banlieues sont descendus sur une manifestation pacifique pour exprimer leur haine en arrachant les fleurs, cassant les vitres des banques ou des magasins. C’était une forme d’expression dont on n’avait pas l’habitude en Turquie: l’affrontement avec la police ou avec des contre-manifestants étaient habituelles comme partout dans le monde, mais nous n’avions jamais vu de déchaînement de ce type, comme celui des « casseurs » en France…
Olivier Abel : Pour quelqu’un qui vient de temps en temps, comme moi, au premier regard, très classiquement, on a ici le sentiment que les riches sont de plus en plus riches, les pauvres sont de plus en plus pauvres. Du point de vue plus statistique, est-ce vrai ou pas ?
Ahmet Insel : Les inégalités de revenu se sont creusées. Selon les statistiques officielles, 20% de la population perçoit 55% du revenu national, et les 5% les plus riches plus de 25%. À l’inverse les 20% les plus pauvres n’en perçoivent que 5%. Dans les classements des Nations-Unies, la Turquie est le deuxième ou le troisième pays au monde pour les inégalités de revenu, juste derrière le Brésil. On a une structure de répartition de revenu qui prend un peu la forme brésilienne. Il y a des choses comme l’existence de revenus informels qui corrigent en partie les effets de cette répartition de revenu. Et puis l’existence d’une forte population encore rurale permet d’amortir le choc de cette inégalité de revenus parce qu’il y a encore de l’auto-consommation. 45 % de la population active est encore rurale.
Olivier Abel : Avec ce creusement des inégalités, ne va-t-on pas vers un partage des tâches, avec le durable alliage d’un libéralisme économique et d’un régime plutôt autoritaire? Ou bien est-ce que tu vois dans le capitalisme des virtualités plus libérales, plus politiquement libérales ?
Ahmet Insel : La première configuration est déjà le cas en Turquie, car ce creusement des inégalités n’a été possible que par un système institutionnel mis en place après le coup d’Etat de 80, qui a bloqué le fonctionnement des syndicats, limité les droits de négociation des travailleurs, dérégulé le marché du travail en laissant la porte grande ouverte au travail informel, laissé les services publics se dégrader, etc. Un deuxième facteur a joué, c’est que le rythme du développement capitaliste, dans les années 90, s’est davantage basé sur les revenus financiers que sur les revenus industriels. Actuellement, 55 ou 60 % du revenu national est constitué de rentes, loyers, intérêts, dividendes, etc. Et les salaires ne représentent que 25 % du revenu national. Ceci a été quasiment organisé pour créer une sorte d’accumulation primitive du capital, et financé par l’inflation.
Maintenant, on entre apparemment dans un processus de désinflation. Et contrairement à beaucoup d’économistes, je pense que la Turquie va connaître une réduction partielle des inégalités dans la répartition du revenu grâce à la désinflation. Parce que cette inégalité dans la répartition des revenus est due en grande partie à la financiarisation des revenus. Avec la désinflation, on va revenir à des modalités de croissance plus traditionnelles, basées sur les investissements industriels, sur la production des biens et services, et non pas sur la création d’une richesse financière. Probablement, la part des salaires va augmenter dans le revenu national. Il y aura sans doute officialisation d’une partie du travail noir ou gris, et la croissance devrait être soutenue plus par la demande intérieure. Si le processus d’Union Douanière se poursuit, le capitalisme turc va plus faire connaissance avec les exigences de la concurrence; car il ne connaît pas très bien la concurrence: c’est un capitalisme très préservé, vivant à l’ombre des situations de rente et de monopole. Et même si les hommes d’affaires turcs ne seront pas spontanément des vrais libéraux dans les négociations collectives, je pense qu’ils seront obligés d’évoluer, et qu’en ce sens le couple du libéralisme économique et de l’autoritarisme politique ne va pas durer indéfiniment.
Olivier Abel : Avant d’en venir à l’Europe, une question sur le vieillissement. Avec l’inflexion brusque de la courbe démographique dont tu parlais, n’y aura-t-il pas dans 20 ou 30 ans une génération vieillissante, avec les problèmes que cela peut poser?
Ahmet Insel : C’est difficile à dire parce qu’il y a beaucoup d’amortisseurs sociaux en Turquie qui n’existent plus en Europe. Est-ce que ces amortisseurs sociaux vont disparaître, on ne sait pas. La famille joue un rôle très important d’amortisseur social. Il n’y a pas de misère profonde, malgré le chômage relativement important (11% de la population active non-agricole), parce que le réseau familial et communautaire joue vraiment un rôle d’amortisseur. Avec l’individualisation corrélative à l’urbanisation et à la salarisation de la population, est-ce que ces solidarités vont disparaître ? Je ne sais pas. Mais si ces amortisseurs continuent à fonctionner, si le nouvel ascenseur social qu’est l’intégration européenne remplace celui de l’exode rural, cela prendra 20 ou 30 ans, mais ce sera un facteur de mobilisation des énergies, de focalisation des énergies économiques et sociales qui devrait reporter pas mal de tensions. Il peut aussi y avoir des retours de bâton liés à des déceptions, notamment du fait des retards dans la poursuite du processus d’adhésion à l’U.E. Mais je pense que si le capitalisme turc joue bien, il peut utiliser l’Europe comme nouveau vecteur collectif d’enrichissement. Le vieillissement de la population est un problème qui dépasse l’horizon de la société turque. Il faut aussi dire qu’en Turquie l’horizon de tous les acteurs scoiaux est plutôt court et c’est un vrai problème.
Olivier Abel : Comment se fait-il qu’il y ait encore, en dépit de l’inflation par exemple et de ses côtés démoralisants, des cadres moraux et familiaux aussi solides en Turquie.
Rusen Çakır : Il y a quand même un affaiblissement de ces valeurs traditionnelles et familiales, à cause du développement inégal du capitalisme, et de l’urbanisation. Istanbul domine la Turquie, et les valeurs de ses média sont dominantes. On a d’un côté une intégration à ces nouvelles valeurs, et de l’autre côté des résistances qui ne parviennent pas à être nommées. On n’est pas conscient de ce à quoi qu’on résiste. On résiste, on ne sait pas ce qu’on fait, mais on résiste. Ainsi les mouvements islamistes, kurdes ou autres, pourraient être considérés comme des fronts des résistance.
Mais je crois que ce n’est pas si simple, surtout à propos du mouvement islamiste. Car ce ne sont pas seulement les gens qui perdent dans la vie qui se sont regroupés autour des islamistes. Il y a aussi des gens qui gagnaient, surtout les nouvelles élites issues des familles religieuses qui gagnaient mais qui se sentaient empêchés. C’est le cas des nouveaux entrepreneurs d’Anatolie qui ne se sentaient pas assez libres à cause des « dukalık », des grands monopoles d’Istanbul qui contrôlaient les ressources financières et la politique économique de l’État. Il y a pourtant aussi, dans le mouvement islamiste, des perdants, des jeunes chômeurs, ou bien des étudiants futurs chômeurs. Entre ces gens qui perdent et ces nouvelles élites montantes, il y a une sorte de dialectique. Les uns voulaient gagner plus, les autres voulaient gagner pour la première fois, et ils ont cru que leur but était le même que celui des nouvelles élites. L’islam apparaît alors comme un « leitmotiv », un refrain, qui pourrait regrouper tous les intérêts. Mais ce sont des intérêts très contradictoires.
Par ailleurs les média, turcs comme étrangers, ont réduit les mouvements islamistes et les mouvements kurdes à des causes très simple: la demande de « sharia », la demande d’un pays indépendant socialiste du Kurdistan etc. Bien sûr les militants islamistes ou kurdes approuvaient que leur but était la sharia ou bien l’indépendance. Mais, quand on fait une analyse plus détaillée, quand on regarde les individus ou les petits groupes on voit facilement la diversité des recherches et des intérêts. Par exemple, quelquefois, il y a eu des islamistes, anciens militants de gauche, qui cherchaient simplement une sorte de « sécurité ontologique » qu’ils n’avaient pas trouvé dans les mouvements de gauche. Il y a aussi eu des militants de gauche qui avaient perdu avec le socialisme et qui voulaient se venger avec une autre idéologie, et qui trouvaient dans l’interprétation iranienne de l’islam le vrai anti-impérialisme, le vrai anti-capitalisme. C’est pourquoi on ne peut pas simplifier. Si on prend le mouvement du Refah, maintenant le Fazilet, on voit qu’il y a plusieurs Fazilet à Istanbul et même au parti local à Beyoglu. On retrouve encore d’autres divisions entre le Fazilet des kurdes de Bingöl, des kurdes zaza, ou bien des kurdes kırmanci, etc.
Mais tous les correspondants étrangers qui viennent à Istanbul pour faire quelque chose sur le mouvement islamiste vont directement au quartier de Sultanbeyli, qui est devenu comme un zoo. Ils font des dossiers, et ils pensent qu’ils ont compris le mouvement islamiste. Ils ne voient pas combien la mobilisation n’est pas monolithique.
Olivier Abel : Est-ce qu’on pourrait dire que le parti Fazilet est aujourd’hui un lieu d’expression pour ces contradictions? Est-ce qu’elles y sont cachées ou exprimées?
Rusen Çakır : Au Fazilet peut-être on a commencé. Mais à l’époque du Refah, le grand parti des années 80-90 qui a marqué la Turquie, c’était un parti très stalinien, avec un leader qui avait le premier et le dernier mot. Il y avait une oligarchie du parti Les jeunes ou les nouvelles élites rencontraient des obstacles dans le parti même. Il n’y avait pas de concurrence démocratique interne.
Olivier Abel : En somme, c’était plutôt une bonne chose que l’armée ait fait interdire le Refah!
Rusen Çakır : Mais l’armée n’était pas plus démocratique que le parti, et ce n’est pas la méthode pour démocratiser les partis.
Ahmet Insel : Effectivement, on pourrait penser qu’après tout, en leur tapant sur la tête, on les soumet au régime républicain, on les domestique, on les réintègre vers le centre. Les militaires et les laïcistes en Turquie tiennent ce discours. Mais ce système de fermeture de parti, avec interdiction politique imposé aux dirigeants du parti, les transforme en martyrs. C’est d’ailleurs ce qui explique pourquoi Demirel ou Ecevit perdurent depuis des années. On ne peut plus remettre en cause leur autorité par une dynamique intérieure au parti, puisqu’ils sont devenus des martyrs. Du coup on a été obligé de les défendre en 1987, contre Turgut Özal et le Conseil de Sécurité Nationale, pour que leur droit politique soit rétabli. C’est un peu la même chose au sujet de Necmettin Erbakan. Les courants réformistes au sein de Fazilet sont bloqués, entre autres, par le statut d’opprimés de leurs leaders immobilistes.
Rusen Çakır : On croit que le 28 février a tué le mouvement islamiste. Mais les islamistes étaient déjà dans une crise profonde, même si elle n’était pas visible à cause des victoires éléctorales du Refah, dûes conjoncturellement à l’incapacité des autres partis. Je crois que les années 90 ont été des années de recul des mouvements islamistes dans le monde entier, pas seulement en Turquie. Si le mouvement avait été aussi fort qu’on le croyait, au moment de l’intervention il y aurait eu une résistance, et cela aurait pu provoquer une sorte de la guerre civile en Turquie. Mais on n’a rien temoigné. Parce que le mouvement était faible. Le premier parti, le plus grand parti du pays a été fermé, et on n’a eu aucun blessé dans les rues. Le mouvement islamiste était déjà paralysé, même s’il grossissait comme des tomates aux hormones, mais qui n’ont plus de goût. C’est donc une intervention qui a peut-être aidé les islamistes, mais on ne peut pas dire qu’elle ait été favorable à la société. Pour dire cela, il faudrait d’abord accepter une véritable démocratie à la turque.
Olivier Abel : Est-ce que tu penses que cette évolution puisse conduire à une certaine radicalisation?
Rusen Çakır : Non, je ne crois pas. Olivier Roy avait écrit dans son livre sur « l’échec de l’Islam Politique », écrit en 89 ou 90, que désormais, il n’y aurait que des groupuscules terroristes. Il n’y a pas de radicalisation, de revendication radicale en Turquie, mais des groupes ou des individus pris dans une sorte de réseau de terrorisme international, comme Bin Laden ou d’autres. Jadis, les traditionalistes essayaient de s’adapter aux revendications des radicaux, même si au fond ils ne s’intéressaient pas du tout à la cause des Afgans ou des Libanais. Maintenant, on retourne de nouveau à la tradition elle-même: par exemple la télé des traditionalistes ne montre plus des martyrs. La radicalisation s’est réduite une sorte de aventurisme terroriste. Beaucoup de jeunes turcs et kurdes ont lutté en Afghanistan, en Bosnie, en Tchétchenie et sont devenus des militants professionnels. Ils sont plusieurs centaines ainsi à avoir été en Algérie quand il y a eu la guerre civile, et les « afganis », les volontaires qui étaient allés en Afghanistan, sont devenus des commandants locaux du GIA. Mais je ne crois pas qu’il y ait pour eux une possibilité en Turquie.
Olivier Abel : Comment vois-tu l’avenir de l’Islam comme religion simplement, comme religion populaire?
Rusen Çakır : Lorsque j’ai commencé à étudier les mouvements islamiques, un ami islamiste avait écrit qu’il y a des « Etats islamiques » entre guillemets qui n’existent plus, des interprétations variables sur l’Etat islamique, sur la sheria, etc. mais que l’Islam existera toujours, comme religion, comme culture, comme civilisation. Je crois pourtant qu’avec le nouveau millenium, surtout dans les métropoles, et dans les milieux un peu plus éduqués, cultivés, ou riches, il y aura des recherches de synthèses nouvelles: new age, islam, un peu d’alévisme, un peu de Hacı Bektas, un peu de Naksıbendi, avec des gourous etc. Le soufisme islamique sunnite est normalement très pluraliste. On verra facilement par exemple un cheikh dire : « Allez voir d’autres cheikhs, et si vous avez confiance en vous même, fondez votre propre tekke ». Tout cela n’est pas très hiérarchique. On pourrait prendre l’exemple de la Halidiye, une branche des Naksibendi très implantée dans le Caucase et chez les kurdes. Peut-être de nouveau la tradition soufi peut-elle créer une sorte de pluralisme parmi les croyants.
Olivier Abel : Tu vois mal à l’avenir un affrontement par exemple entre les alevis et les sunnites?
Rusen Çakır : Non. D’abord, le processus d’alévisation est juste commencé. L’alévisation se présente comme un « new born », un « born again alévi ». Mais au début c’était plutôt du gauchisme et on utilisait le motif alévi pour déclarer son attitude politique. Ensuite ce fut plutôt une manière de décliner autrement une sorte de laïcisme: « nous sommes alévis, nous sommes laïques », et on a fait un symbiose de l’alévisme et la laïcité kemaliste. Mais tout cela a vraiment déterminé une découverte de la culture alévi chez les intellectuels. Et si ce processus d' »alévisation » se poursuit, je crois qu’on sera plus à l’aise en Turquie.
Ömer Laçiner : D’ailleurs, l’alevisme n’est pas quelque chose d’aussi homogène qu’on le croit. Il y a beaucoup de différences liées aux régions. Comment pourrait-on dire que l’alevisme de Tunceli est la même chose que l’alevisme d’Edremit, par exemple? Ou l’alevisme des « tahtacı » et l’alevisme de Çankırı? Dans certains endroits tu peux rencontrer des alevis aussi conservateurs que les sunnites. Et dans d’autres ils peuvent être très flexibles, très souples.
Il faut par ailleurs savoir qu’en Turquie, de grandes confréries, des « tarikats » comme les « naksibendî », ou les « kadirî » existent depuis toujours, mais que parmi eux il n’y avait pas de relations horizontales: ils ne se connaissaient pas. Par exemple, un cheikh naksî de Balıkesir ne connaissait pas les cheiks naksî de Manisa. C’est après les années 50 qu’ils se sont regroupés par l’intermédiaire des partis politiques. Quand le parti Selamet (prédecesseur de Refah avant le coup d’Etat de 1980) a essayé de les réunir dans le parti, il a rencontré une résistance très forte, et la majorité des groupes importants n’ont pas adhéré à ce parti. Vers la fin des années 80, surtout après la révolution islamique en Iran, il y a eu un rapprochement avec le Refah. À ce moment-là, dans le monde entier, les mouvements islamiques qui étaient auparavant en position défensive, sont parvenus à présenter une alternative islamique. Maintenant la situation a tout à fait changé: ils sont de nouveau en position défensive, et ils vont continuer de reculer. En Turquie, on croit souvent que ce recul du Refah est dû à l’intervention des militaires durant la réunion du Conseil National de Sécurité, le 28 février 1997. En réalité, ce mouvement de recul existait déjà: simplement comme le Refah et son entourage étaient sans cesse attaqués par l’aile laïciste de l’État, ils s’efforçaient de paraître unis. Que va-t-il se passer? Il est possible que le processus d’intégration à l’Union Européenne va entrâiner une certaine ouverture de ce parti, peut-être même son éclatement. Plusieurs personnalités sont prêtes à prendre le nouveau leadership réformiste, mais il faut compter avec la résistance de l’ancienne oligarchie d’Erbakan.
Olivier Abel : Une personne peut-elle appartenir à plusieurs « tarikats »?
Rusen Çakır : Tout à fait. Mais avant le tarikat, il y a la même chose à propos du « mezhep », de l’école d’interprétation juridique: tu peux dire « pour les affaires de divorce, je m’applique le mezhep de shafî, mais pour les affaires commerciales je suis hanefî ». Ceci dit, avec la politisation de l’islam, on a oublié la tradition. On a oublié le « mezhep ». Mohammed Arkoun a bien décrit cet oubli par lequel, quand on voit des publications islamistes dans la rue, ce ne sont que des brochures politiques; mais si on demande les livres traditionnels de l’islam, personne ne les connaît, pas même leur nom. Il y avait auparavant une tradition de l’éducation islamique, de transmission des livres et des savoirs à la nouvelle génération. Maintenant, la langue des islamistes est si moderne qu’ils ne peuvent pas comprendre les textes traditionnels: avec le vocabulaire « öz türkçe » (turc pur) introduit par la révolution kémaliste on a eu une coupure entre les générations. On a cru que l’islam politique pourrait remplir cette vide, mais ils ne font que changer leur discours avec quelques mots islamiques, comme si par exemple dans un tract de gauche tu remplaçais « prolétaires » par « musulmans », etc. Si l’on suit l’islam politique, le Coran doit être très faible, et ils utilisent toujours les mêmes sourates que l’on peut interpréter politiquement; les autres, ils ne les connaissent pas.
Olivier Abel : Est-ce que l’on pourrait aller jusqu’à dire que s’il n’y avait pas eu la révolution kemaliste, la Turquie d’aujourd’hui serait au fond plus sécularisée et plus laïque, et vecteur d’un Islam européen plus fort, plus intégré à l’Europe?
Rusen Çakır : Peut-être, oui.
Ömer Laçiner : D’ailleurs l’interprétation de la religion n’a jamais été très stricte ici. En Arabie Saoudite ou d’une autre manière en Iran, on peut voir instituées des interprétations religieuses très strictes et conservatrices. En Turquie, même s’il y a toujours eu des croyants très pratiquants et des communautés qui vivaient selon les règles de la religion, dans la société en général, l’interprétation et l’application de l’islam sont restées modérées et flexibles. On parle volontiers du « musulman de vendredi », qui va à la mosquée chaque vendredi et fait sa prière, mais qui, à la sortie de la mosquée, le soir, va au bistrot, au « meyhane ». Il y a beaucoup de sunnites comme ça, et notamment tous les commerçants. Dans les mariages de mon enfance, mais c’est pareil aujourd’hui, on allait à la mosquée et après on allait boire du « raki ». Cela faisait partie de la même cérémonie. La circoncision aussi est un événement religieux, et les imams viennent réciter des prières. Mais pendant ce temps dans le jardin les autres invités sont en train de mettre le couvert pour le « raki ». Dans les villes moyennes de province, on peut toujours voir cette coexistence étroite de la vie islamique et de la vie non-islamique. Ou bien, dans les grandes villes comme à Istanbul, il y a des musulmans qui vivent selon les préceptes de la religion dans leur quartier, par exemple à Fatih, mais les mêmes musulmans viennent à Beyoglu pour se divertir dans les clubs ou les « music-hall » Et dans les divertissements du ramadan, toute la soirée, on chante avec des jeunes filles, et ensuite on jeûne et on fait la prière. En dépit des exagérations du discours républicaniste, ne pas jeûner était considéré comme normal, et tout le monde était musulman, mais avec modération. Autrefois, ceux qui voulaient divorcer s’adressaient aux cadis shafî parce qu’avec eux le divorce n’était pas aussi difficile qu’avec ceux qui pratiquaient l’école hanefite. Mais pour les cas où l’on voyait les côtés souples du hanefisme, les shafî s’adressaient aux cadis hanefî.
En Turquie, les politiques de laïcisation et l’occidentalisation ont créé dans la société deux classes, définies d’après leurs manières de vivre. Ceux qui avaient une forme de vie plus occidentale ont dominé la vie publique, et se sont comportés comme les membres d’une classe supérieure envers les autres. La différence n’était pas tellement basée sur l’économie, mais ce qui comptait le plus était une manière de vivre moderne. Ceux-là dédaignaient les gens qui menaient une vie plus traditionnelle. C’est ce qui a créé une réaction. Un des facteurs de la montée du parti Refah a été cette réaction de gens qui se sentaient infériorisés, exclus.
Olivier Abel : Comment vois-tu l’avenir de la laïcité?
Rusen Çakır : Positivement. Avec l’affaire de Hizbullah, où l’on a tué les gens parce que les militants de Hizbullah n’approuvaient pas leurs interprétations islamiques, les musulmans ont eu une bonne occasion de voir que la laïcité est obligatoire pour tous, et d’abord pour les croyants. Jusqu’alors la laïcité était perçue comme une garantie pour les non-croyants, pour les non-musulmans, ou pour les peu croyants. C’est à dire comme un instrument contre les croyants, les islamistes, les méchants. Mais c’est d’abord pour les relations entre les alévis et les sunnites par exemple que la laïcité est obligatoire. Le premier problème de l’islamisme, c’est qu’il attaque d’abord les croyants, pas les non-croyants, en disant qu’ils se trompent dans leur interprétation. La laïcité doit d’abord être une garantie pour toutes les interprétations de l’islam, et la garantie de coexistence avec d’autres musulmans dans la vie actuelle en Turquie. Le danger serait d’utiliser le cas des Hizbullah pour la lutte du laïcisme anti-islamiste, alors que cette affaire-là pourrait regrouper les différentes sortes d’intellectuels ou de groupes sociaux pour discuter ensemble de leur coexistence.
Olivier Abel : Je voudrais maintenant passer à la question kurde. Pourquoi ne s’est pas développé davantage en Turquie un discours que j’ai entendu une fois ou deux, un peu à l’italienne dans la ligue lombarde, pour dire: le kurdistan c’est une partie pauvre du pays, et qui nous coûte très cher, pourquoi ne nous en séparerions nous pas?
Ömer Laçiner : Un tel discours peut se développer en Italie, parce que c’est un pays libre, où les membres de la classe dominante ne sont pas les souverains du pays. En Turquie, l’armée et l’élite de l’Etat ont gardé la suprématie politique, le droit de mettre le point final à toute discussion. Il n’y a jamais eu des groupes politiques ou idéologiques assez forts pour oser prononcer un discours différent du discours officiel. À l’ouest du pays, il y a eu beaucoup de gens qui ont eu cette idée de séparation mais ils n’ont pas osé l’exprimer. Ces gens-là se sont débrouillés « à la turque », pour que leurs enfants ne fassent pas le service militaire, et pour traverser cette période très dure avec le moins de dégâts possible.
Il y a aussi une idéologie de la vie ordinaire caractérisée par un certain manque de confiance. La grandeur de la Turquie sera au moins une grandeur géographique, démographique ou militaire. La grandeur économique et sociale est moins considérée. Et puis il faut compter avec l’inquiétude de l’Etat par rapport à l’effet de domino: « si nous donnons aux Kurdes une certaine autonomie, un jour les Lazes aussi réclameront leur autonomie ». Les militaires ne peuvent pas prétendre que la perte du Kurdistan aurait eu des conséquences économiques très graves pour la Turquie, mais ils avaient peur de se trouver dans un processus où ils auraient perdu tout contrôle. Il y a un syndrome du traité de Sèvres qui continue à avoir ses effets dans l’imaginaire de la classe politique dominante et en général, dans toute la classe politique turque.
Olivier Abel : Pourquoi cette autonomie de l’armée, qui ne suit que sa propre logique? Y a-t-il à ton avis un lien entre cela et l’importance prise par la mafia, si celle-ci s’est développée à l’ombre de ce mélange de libéralisme économique et d’autoritarisme politique, et des nomenklatures du régime? Par ailleurs, mais je ne sais si cela peut faire partie de la même question, quel est l’avenir du MHP, de l’extrême-droite, et plus généralement du nationalisme diffus qui imprègne la société, et qui n’est aujourd’hui plus entravé par l’islamisme? Est-ce que tu le vois comme quelque chose de dangereux?
Ömer Laçiner : L’autonomie de l’armée a plusieurs causes. Premièrement, il y a un aspect psychologique ou historique: chaque nation s’identifie avec une action ou une valeur. Par exemple, les Français peuvent se vanter de leurs apports à la culture, aux arts et aux sciences. Ils peuvent se vanter de leur Révolution. La nation turque, à part ses succès militaires, estime n’avoir pas grand-chose. C’est pourquoi la force physique et militaire sont toujours au premier rang.
Et puis l’effondrement de l’empire Ottoman ne ressemblait pas à celui de la Russie ou de l’empire Austro-hongrois. Il y a eu une longue période d’agonie, où il s’est peu à peu trouvé face à l’émergence d’un nouveau monde, capitaliste, et à la montée de compétences et de valeurs qui n’étaient plus seulement des valeurs de force physique. C’était alors plutôt les minorités qui possédaient ces compétences, cet intérêt pour le commerce, les sciences, la médecine. Les Turcs occupaient plutôt des postes administratifs et militaires et bénéficiaient des privilèges de ces positions. Ainsi, parmi les ressortissants de l’empire, ils étaient au premier rang. Par exemple dans les Balkans les familles turques et sunnites étaient propriétaires de grands terrains, mais ils n’étaient pas de bons fermiers comme les paysans bulgares ou serbes. Les Turcs étaient les seigneurs ou les rentiers de la terre. De même les vrais maîtres-artisans étaient plutôt les Arméniens ou les Grecs. Or pour le capitalisme c’était ces qualités-là qui comptaient. Et pour garder leur statut social, les Turcs se sont accrochés à leurs qualités militaires. C’est pourquoi la fin de l’Empire et les débuts de la République ont placé l’armée au centre de la structure étatique.
C’est seulement après 1946, à l’apparition du Parti Démocrate, lui-même lié au développement du capitalisme, que l’on a commencé à mettre en question la position de l’armée. Si la Turquie avait connu un développement plus rapide du commerce et de l’industrie entre les années 1945 et 1980, cette autonomie de l’armée dont tu parles aurait peut-être disparu. Par exemple, dans les années 70, les militaires avaient peu à peu beaucoup perdu de leur prestige, et en 1980 il a fallu que tous les partis politiques, les gouvernements, les organisations civiles de gauche et de droite aient perdu toute crédibilité avant que l’armée puisse intervenir. C’est alors qu’elle a fortifié son autonomie avec les nouveaux appareils constitutionnels. Autrefois, l’armée ne possédait pas beaucoup de moyens pour intervenir dans la vie politique. Aujourd’hui, avec le Conseil National de Sécurité, le Haut Conseil de la Radio et Télévision, le Conseil de l’Enseignement Supérieur, partout l’armée a le pouvoir de faire accepter son point de vue.
Rusen Çakır : Le 28 février, les généraux ont invité les procureurs et les universitaires, et ils leur ont fait un briefing sur le fondamentalisme. Très peu ont refusé l’invitation, et ils ont applaudi les officiers qui avaient parlé. Ils ont ainsi montré leur parfaite obéissance. Auparavant, une telle scène aurait été impensable.
Ömer Laçiner : Il faut dire que face à la montée du PKK, l’armée avait échoué jusqu’en 1993. A l’époque, les militaires étaient sur la défensive. Si une critique sérieuse de l’armée avait pu alors se développer, comme par exemple sa prétention à définir toute seule la politique kurde, on aurait pu faire reculer les militaires. Mais cela n’a pas eu lieu. Et en 1996, l’armée, ayant montré sa capacité et sa détermination à réprimer le mouvement kurde, a trouvé un nouveau domaine de légitimité, le danger islamiste, et ils se sont intelligemment donnés la mission de gardiens de la laïcité.
Toutefois avec le processus d’intégration à l’Union Européenne et les modifications de constitution, ils vont sans doute perdre leur autonomie d’aujourd’hui. Ils en ont la conscience. Ils s’efforcent de former les officiers qui pourront prendre place parmi les élites de la Turquie, transformer l’armée en une armée plus professionnelle, élever le niveau des salaires de leurs membres. Et si je crois que si l’armée en tant qu’une institution va perdre de son poids dans les années à venir, elle le fera volontairement, en préparant les jeunes officiers de sorte qu’ils puissent entrer au meilleur niveau dans le monde civil.
Reste la question de la mafia. Dans tous les régimes d’oppression, il y a une règle en quelque sorte stratégique: quand vous réprimez les institutions les plus liées à la vie politique de la société, vous laissez tout en « bas » de la société une zone de liberté, de suspension du droit, de l’ordre légal. En Argentine, au Chili, dans tous les régimes dictatoriaux cela a fonctionné ainsi, et on constate toujours l’émergence de petites organisations mafieuses, qui maintiennent une sorte de discipline. Et c’était le cas en Turquie, après le coup d’état de 1980, où des milliers de jeunes gens politisés ont été mis en prison. Ceux de ces jeunes qui n’ont pas eu ce sort ont transféré la force qui leur venait de leurs relations militantes dans les quartiers, vers des réseaux mafieux. Entre les années 1983-1985 nous avons très souvent rencontré de telles petites bandes mafieuses, formées par d’anciens militants d’extrême-gauche ou d’extrême droite. Ce fameux Alaattin Çakıcı en était un. Bien sûr il y avait une mafia traditionnelle en Turquie, dans les secteurs de la prostitution, du jeu, du trafic des stupéfiants ou des armes. Mais ce qui est apparu alors était nouveau.
Dans les années 80 gagner de l’argent est devenu une valeur en soi. Tous les moyens étaient bons. D’ailleurs, ceux de l’Etat lui-même étaient très douteux, comme de déclarer des exportations imaginaires ou de donner des titres de propriété pour des bâtiments construits sur des terrains publics, sans compter les commissions prises sur ceux qui pratiquent des activités économiques douteuses. Vers les années 1990, avec la vague de privatisation, une deuxième étape a commencé, avec un véritable pillage des biens publics. Tout le monde voulait sa part et pour éliminer physiquement leurs concurrents ils se sont adressé à la mafia, qui a agrandi son domaine abandonné par les règles de l’économie.
Un autre facteur qui a fortifié la mafia a été la question kurde. Avec la guerre, l’agriculture, l’élevage, l’artisanat ont disparu de cette région, où il y avait déjà le commerce de l’héroïne, et des petits ateliers de fabrication de stupéfiants. C’était quand même une activité limitée. Mais quand vous ne laissez aucun moyen de gagner son pain aux gens, vous les poussez vers ces activités illégales. Le volume du commerce de l’héroïne a alors été multiplié au moins par dix. Du coup il y a eu des guerres entre les mafias de différents pays, et le marché a grandi. L’embauche augmentait dans ce secteur, et les sommes d’argent qui circulaient sont devenues énormes. Une partie allait au PKK et tout le monde le savait. Vers le milieu des années 1990, l’Etat a envoyé ce message à la mafia: si la mafia empêchait le PKK de se procurer de l’argent avec l’héroïne, l’Etat la laisserait tranquille. C’est une partie importante du réseau des relations révélé par l’accident de Susurluk. Ils ont alors liquidé les chefs de la mafia kurde ou certains ont commencé à travailler pour l’Etat. Mais l’Etat n’a jamais voulu rompre définitivement ce trafic parce que l’argent qui venait de l’héroïne était très important pour l’économie turque, et pour la région sud-est. On parle de 15 milliards de dollar, un montant qui s’approche des revenus des exportations officielles.
La rupture du commerce avec l’Irak est aussi devenue une sorte de ressource pour la mafia, avec le commerce illégal de mazout par exemple. Un chef de mafia comme Sedat Peker a ainsi eu les moyens d’offrir à manger à 2000 personnes chaque jour à Adapazarı, après le grand séisme d’août 1999.
Olivier Abel : L’argent de la mafia est important dans l’économie turque?
Ahmet Insel : C’est difficile à dire. Selon les estimations, le secteur souterrain tout compris, du blanchiment d’argent aux activités non-déclarées, constituerait entre 20 et 40% du PIB.
Ömer Laçiner : Au-delà de tous ces facteurs qui ont rendu la mafia plus forte et qui l’ont mise au centre du réseau, je voudrais dire que si autrefois, en Turquie, l’éducation était un moyen d’ascension sociale, cet espoir a disparu. Et tous ceux qui veulent réussir ont été poussés vers la mafia. C’est le seul domaine qu’on laisse aux classes inférieures: devenir un petit chef de mafia. Et s’ils réussissent, ils pourront être un Sedat Peker ou un Alaattin Çakıcı. Donc, c’est un moyen de l’ascension sociale pour les jeunes des banlieues ou de la classe moyenne qui n’ont plus d’autre espoir d’avoir un meilleur statut.
Et puis ces jeunes-là, sous l’influence de la guerre kurde, se sont orientés vers le nationalisme et le MHP, qui a toujours eu des relations plus ou moins cachées avec des groupes mafieux. Officiellement le parti renie ces liens, mais dans sa base militante le MHP utilise ces relations organiques avec la mafia. Les journalistes français qui ont suivi le procès de Çakıcı à Nice ont pu observer la forte mobilisation des organisations proches de MHP en Allemagne et en France pour protéger et soutenir ce chef de mafia.
Dans les années 70, l’électorat du MHP ne représentait qu’environ 6 ou 7% des votes et cela constitue leur base. Les 20% qu’ils ont obtenu aux élections d’avril 1999 viennent d’autres milieux caractérisés par une sorte de nationalisme post-moderne, et non plus ascétique et agressif comme autrefois. Cela ressemble un peu au nationalisme xénophobe d’une certaine classe moyenne européenne. Autrefois parmi les gens qui soutenaient le MHP il n’y avait pas de riches. Mais, aujourd’hui, dans les quartiers riches d’Istanbul, comme Suadiye ou Ataköy, vous rencontrez très souvent des jeunes qui portent les badges du MHP. Ces jeunes-là, la nouvelle base du parti dans les grandes villes, n’ont pas la nervosité des précédents, d’ailleurs plus provinciaux. Leur nationalisme est dilué. Il reflète la complexité de la vie des grandes villes et n’est plus monolithique. En ce sens, je crois que le MHP de l’Anatolie centrale est très différent du MHP d’Istanbul, où il est d’ailleurs variable selon les quartiers. Avec l’augmentation de la part des grandes villes dans l’électorat de MHP, une tension ou un conflit entre ce nationalisme post-moderne et le nationalisme « pur » peut se produire. Et dans le discours de MHP ou parmi les dirigeants du parti, il y en a qui pensent que l’avenir du parti est lié à ces électeurs des grandes villes.
Jusqu’à aujourd’hui, le MHP n’avait pas eu de relations avec les classes supérieures, avec l’élite de la Turquie. Maintenant, profitant de la crise des partis de la droite centriste, ils veulent établir des contacts avec cette nouvelle élite. Ils veulent remplacer ce vide. Mais je ne crois pas que le MHP puisse atteindre ce but. Ce sera difficile pour le parti de garder son ancienne base sociologique qui lui donne son identité. Le Refah aussi avait essayé la même chose. On verra aux prochaines élections sous quelle identité le parti se présentera devant les électeurs, et la réponse qu’ils obtiendront.
Olivier Abel : Est-ce un parti responsable ou pourrait-il faire des bêtises, si on les laissait faire?
Rusen Çakır : Ils ont peur d’eux-mêmes. Comme Ömer a expliqué, il y a plusieurs composantes du parti, et ils ne veulent pas que ces contradictions créent une crise fondamentale dans le parti. Et parce que cette coalition est vraiment une occasion pour eux, ils veulent utiliser cette opportunité pour le futur.
Olivier Abel : Peut-on, pour finir, repartir du côté de la gauche. Comment redéfinir une gauche qui échappe au vertige nationaliste? Quelles sont les chances de la gauche et quelles en seraient les conditions?
Ahmet Insel : Je crois que la gauche doit jouer le rôle d’une identité citoyenne. Et ne pas tomber justement dans ces tendances unitaires ou identitaires de repli. En Turquie, la société manque fondamentalement de la figure du citoyen fondateur. La gauche pourrait être dans le proche avenir le porte-parole de cette figure du citoyen fondateur du régime. C’est à dire de ces gens qui d’abord tiennent un discours éthique cohérent et non pas une position opportuniste et utilitariste vis à vis de la démocratie. De gens qui refusent d’instrumentaliser la politique. On manque beaucoup de grandes figures éthiques ou morales qui marquent l’opinion. Les islamistes à un moment donné ont voulu jouer ce rôle, mais ils ont très rapidement été happés par les affaires et le pouvoir.
Pour cela il faudrait premièrement que la gauche fasse un bilan de son histoire, avec une très forte auto-critique pour redevenir vraiment crédible. Il faudrait entre autres que la gauche rompe définitivement avec l’idéologie kémaliste, et fasse un bilan critique de la République, afin que la société puisse d’abord être confiante en elle-même. Le pouvoir utilise actuellement cette fragilité de la société, ce scepticisme quant à son propre histoire. Si autant de peurs de l’ennemi intérieur, sous les figures du communiste, du kurde, de l’islamiste, peuvent surgir et trouver écho au sein de la population et dans l’imaginaire de la société, c’est parce que la société n’est pas réconciliée avec sa propre histoire. Il y a un immense travail d’identité à reconstituer, car il y a trop de blancs, de silences sur cette histoire, et pour que la société puisse être la puissance fondatrice du régime et d’une république démocratique, il faut d’abord que la société puisse être confiante, être réconciliée avec elle-même.
Deuxièmement, la gauche devrait être porteuse d’une dynamique de changement faisable en Turquie, et pas simplement d’une dynamique rhétorique. Et cette dynamique du faisable passe aussi par l’ouverture de la Turquie à son environnement géographique, en Europe mais aussi dans les Balkans. Les nationalistes (avec un discours pan-turquiste) ou les islamistes (avec un discours néo-impérial) ont usé et abusé de toutes sortes de projets de grandeur, mais qui n’émanent jamais de la gauche; en politique extérieure, la gauche a toujours adopté un profil très bas, de dénonciation de ces rêves de grandeur au risque du repli sur le pré carré national. L’Union Européenne pourrait devenir un vrai projet sous condition que la gauche turque se considère comme un membre à part entière de la famille des européens luttant pour la construction d’une Europe démocratique et solidaire. Actuellement, les courants qui poussent en Turquie vers l’intégration européenne sont les islamistes, -c’est paradoxal mais on comprend leur position conjoncturellement- et les Kurdes. Du côté des courants politiques laïcistes de droite ou de gauche, il existe soit une grande pudeur au sujet de l’Europe soit une nette méfiance. La gauche turque, kurde et autres, la gauche de la Turquie pourrait être porteuse du projet de démocratisation du pays à travers la dynamique d’adhésion à l’Union européenne. Après tout, même si cette adhésion ne se réalise pas un jour, l’essentiel pour la gauche serait l’effet de levier que peut jouer cette procédure d’adhésion, c’est à dire les acquis démocratiques, la transformation de la structure politique autoritaire de la République, la désacralisation de l’Etat, l’affirmation de la figure du citoyen, la reconnaissance de la pluralité des identités culturelles, politiques et ethniques et l’acceptation des droits sociaux comme la base de la solidarité citoyenne. La plupart des européens et la majorité des dominants en Turquie ont tendance à voir l’intégration sous l’angle de l’Union douanière. Il n’envisage même pas d’équilibrer cette intégration par une ouverture du marché du travail. Ils se plaisent dans cette version faussement libérale de l’intégration. La gauche turque pourrait justement être porteuse de la revendication d’une vraie intégration et non pas d’une intégration limitée à la libre circulation des biens, des services et des capitaux et qui, du coup, déséquilibre les rapports de force entre le capital et le travail en Turquie.
Olivier Abel
Publié dans xx