Au fur et à mesure que la traque se poursuit, que des réseaux islamistes liés à Al Qaïda tombent aux mains de la justice de nos pays, une évidence peu à peu se découvre. Il ne s’agit pas de miséreux achetés ni convertis et fanatisés pour une bouchée de pain, mais le plus souvent d’intellectuels au chômage, de gens ayant une solide formation, parfois universitaire, et acquise sur les campus américains ou européens, mais n’ayant pas trouvé de poste chez nous, ni dans leur pays. On découvre que les « intellectuels » peuvent être dangereux.
Ils ne sont pas seulement dangereux parce qu’ils peuvent affirmer n’importe quoi et parvenir à le justifier « intelligemment », et que le totalitarisme apparaît dès que tout est possible. Ils ne le sont pas seulement parce qu’ils sont représentatifs des élites, de ceux qui en tête de nos sociétés désignent le désirable et le haïssable. Ils le sont parce qu’ils rassemblent, dans toutes nos sociétés, ceux qui ont acquis des compétences en trop, des compétences inemployées, des surcompétences : et qu’il faut bien dépenser ou détruire ces stocks inutiles, qui sont des bombes à retardement.
Or de telles personnes, il y en a de plus en plus dans notre monde. Pas seulement dans les banlieues du Caire ou d’Islamabad, mais sur tous nos campus occidentaux et parmi nos chômeurs. Et pas seulement parmi les enfants d’immigrés, mais parmi les petits fils de français, déshérités, désaffiliés, se cherchant un nouveau moyen âge. Oui, ce sont nos intellectuels déclassés, nos techniciens inemployés, nos créatifs marginalisés et amers qui sont aujourd’hui dangereux. Et d’abord dangereux pour eux-mêmes.
Al Qaïda est dangereux pour nos sociétés, bien sûr, parce qu’à l’âge de la mondialisation, des réseaux et des mafias, cette organisation lance un défi à nos États classiques. Mais Al Qaïda est plus dangereux encore pour l’islam, car c’est d’abord l’islam intelligent qu’il attaque, et il prépare une longue période de méfiance à l’égard de l’islam – de même que nos guerres de religions ont préparé une longue période anticléricale.
Il m’est arrivé de faire un rêve. La France, qui n’attire presque plus les chercheurs et les intelligences, ou qui dresse des barrages de visas qui découragent les meilleures volontés, pourrait se donner un ambitieux programme pour accueillir les chercheurs en provenance du monde musulman, dans quelques secteurs pilotes. Mais pour ce faire, il faudrait bien sûr qu’elle fasse de même pour les chercheurs d’origine israélienne qui voudraient venir en France. Et de cela aussi, nous sommes encore loin. Non pas seulement que la France n’est actuellement pas attractive pour les Israéliens, mais parce qu’en général, elle ne cherche pas à être attractive. Elle ne voit pas que ce serait pourtant un des meilleurs gages de notre avenir.
Ce qui manque à notre monde, c’est le surgissement soudain d’une générosité incompréhensible qui n’obéisse à aucun calcul et déjoue les stratégies. Par exemple de faire un pont d’argent pour attirer sur un nouveau campus tous ces intellectuels israéliens et musulmans qui portent aujourd’hui le malaise de notre monde, qui en sont en quelque sorte les « fusibles ». Non parce que nous aurions le bon message à leur apporter, mais pour leur donner les conditions afin qu’ils se mettent enfin à la hauteur des pierres et des paroles qu’ils lancent contre un monde qu’ils détestent. Pour les obliger à inventer quelque chose. Et à le tenir.
Publié dans La Croix du 28/7/2004