Quelle référence religieuse pour l’Europe ? Aucune. C’est le résultat vers lequel nous nous acheminons, et moi je trouve cela magnifique ! Car l’image d’une absence de fondation ressemble à celle d’un vide central, qui est le geste fondamental de la démocratie. Dans le drapeau européen, il n’y a rien au centre, sinon le renoncement simultané de tous à se prétendre au centre ou au sommet ; il n’y a rien que l’équidistance à une interrogation, à reformuler sans cesse ensemble.
C’est donc là un geste superbe, mais il évoque lui-même le vieux geste monothéiste, l’absence de représentation de Dieu. Or que l’on fasse ainsi cercle autour d’un vide central, d’une absence trop importante, c’est sans doute le plus bel hommage que le christianisme puisse recevoir.
Car ne nous y trompons pas, c’est bien le christianisme qui est comme interdit de nomination. Massivement, historiquement, c’est lui, la culture refoulée dans le silence. Les craintes engendrées par le nouvel islam ne sont que de frêles paravents qui cachent mal le refoulement de cette part de nous-mêmes désormais considérée comme honteuse sinon maudite. L’Europe veut bien nommer l’héritage de Rome ou des Lumières, qui ne sont pourtant pas sans avoir produit eux aussi des monstres, mais pas le ou plutôt les christianismes, dont les effets historiques sont si immenses qu’on ne les aperçoit même pas tellement on est dedans.
Il y a pourtant deux choses qui me mettent mal à l’aise dans cette figure. La première, c’est justement que nos démocraties, dans leur toute-puissante douceur, sont en passe d’obtenir ce que le communisme n’avait pas réussi : la conservation des patrimoines religieux mis en quelque sorte sous cloche. Non pas que l’on ait besoin du retour d’un religieux qui prétendrait sauver notre société en perte de repères. La question est ailleurs.
Qu’on le veuille ou non, chaque tradition religieuse comporte un régime spécifique d’autorité et de pouvoir, qui en fait un véritable laboratoire politique du futur. Il faut d’ailleurs remarquer que les pouvoirs publics sont très seuls avec certains débats, dès que ceux-ci dépassent la gestion technique : ils manquent d’interlocuteurs qui n’aient ni ambitions ni timidités politiques. Or, contrairement à ce qu’on croit, les institutions religieuses n’interviennent pas comme de simples groupes de pression. En fonctionnant selon leur propre régime d’autorité, elles aident à formuler des débats, en s’appuyant sur une histoire qui les rend capables de véhiculer de la perplexité, d’élaborer des problématiques, de formuler des désaccords internes.
C’est pourquoi je ne souhaite pas que nous soumettions l’ensemble des institutions religieuses au crible des principes démocratiques : pour certaines Églises, ce serait ruineux. Simplement, nous ne pouvons pas donner à l’une ou l’autre d’entre elles un statut à part, privilégier un régime religieux d’autorité, alors que c’est leur confrontation qui est inventive.
La sécularisation pluraliste dont nous avons besoin, contre les poussées d’inculture religieuse indurées, devrait faire davantage confiance aux religions, comme à quelque chose d’ouvert, de créatif, et d’inachevé. Sans oublier que la théologie est la plus sérieuse discipline de critique des religions que je connaisse les fidèles des différentes confessions sont souvent parmi les derniers bastions de l’esprit critique. Et puis, si nous sommes dans une société pluraliste, c’est bien plus par le long travail du pluralisme religieux que par celui du pluralisme des États ou du marché ! Nous avons dû pour cela renoncer à ce mythe double que si nous avions tous le même Dieu nous serions enfin réconciliés, ou (mais c’est au fond la même idée) que si enfin nous étions complètement débarrassés des dieux nous serions réconciliés.
La deuxième chose qui me gêne dans cette absence de référence religieuse, justement, c’est que du coup il n’y a plus de discussion possible. Et comme le remarquait le philosophe Husserl, comment critiquer les résultats si nous oublions les intentions initiales ? Nous aurions ainsi, dans cette fondation absente, un fondement absolument indiscutable ! Or je pense que politiquement cette posture n’offre pas de point d’appui suffisamment concret au débat, à la nécessaire confrontation des traditions dans leur pluralité, dans leur vivacité inachevée. Car l’Europe provient de mille sources, il faut libérer ces différents héritages et renoncer à l’idée qu’il y aurait un seul grand récit commun.
Le geste du renoncement simultané devrait ici faire place à celui de la co-fondation. Si l’on veut s’installer dans une tranquille confrontation, il nous faut davantage nommer concrètement « les » traditions qui participent de la multiplicité des héritages formateurs de l’Europe, non seulement dans le passé mais aussi en l’ouvrant au futur. Pour l’Europe, aucune référence religieuse, aucune référence philosophique ni tradition, ne saurait être mise au centre. Mais l’Europe qui s’invente peut faire mémoire de tous ces commencements et recommencements, de toutes ces promesses non tenues. Elle devra les confronter et se réinventer sans cesse à partir de tous ces apports.
Publié dans La Croix du 24/9/2003