De l’art de contrôler un éboulement…
Le philosophe Olivier Abel fait à son tour le bilan de l’année 2003.
Que vous suggère l’idée de bilan. La démarche a-t-elle un sens et lequel ?
On fait plutôt un bilan quand on a le sentiment que ça ne va pas bien. C’est en général plutôt mauvais signe. Mais je vois aussi l’image de l’Arche de Noé. On ne doit garder que l’essentiel, on choisit ce qu’il y a de plus important de peur que tout ne soit emporté. L’important alors ce sont les graines, garder de quoi tout recommencer.
Peut-être devrions-nous alors parler de résumé ?
En fin d’année, on a en effet envie de faire le point, comme lors d’une navigation où l’on a dérivé. Les vents nous ont conduit ailleurs, il est temps de redéfinir de nouveaux caps, de nouvelles priorités. Oui, il est important de définir ce que l’on juge important, de laisser tomber ce qui n’est pas important, de savoir faire, défaire, et refaire des hiérarchies.
Parmi les dix thèmes abordés dans Réforme, lesquels ont particulièrement retenus votre attention ?
Tous me frappent. Je sens un point commun entre eux. Le cœur du problème, derrière le sentiment de crise économique ou politique, c’est que nous avons affaire à une crise culturelle, au sens de la culture vivante qui sous-tend une société. Nos cultures occidentales sont dépressives, elles sont sur la défensive, elles n’ont plus confiance en elles-mêmes…
Des exemples ?
La question des retraites et des déséquilibres économiques cachent des conflits entre les vieux et les jeunes. Bien sûr le clivage vieux/jeunes est une dimension tragique, permanente de la vie, comme l’antagonisme hommes/femmes. Mais aujourd’hui, cette tension cache un problème dont nous commençons à peine à prendre conscience. Comment faire une société créative avec une moyenne d’âge vieillie de vingt ans ? C’est certainement possible mais il faudra inventer, libérer des idées, faire du troisième âge une génération capable de partager le nouveau, mais aussi de la jeunesse une génération capable de partager l’ancien. Nous vivons dans une société ségrégative, où chacun vit au milieu d’autres qui lui ressemblent, dans une forme de mimétisme stérile. Or la culture est par définition un mélange de tradition et d’innovation, de vieux et de neuf. Nous avons besoin de lieux transversaux pour créer des dynamiques nouvelles . Les Eglises devraient être de ces lieux-là où l’on ne raisonne pas par tranches d’âge…
La question de l’intégration de l’Islam en France est-elle aussi liée à cette peur ?
Certainement. La société dans laquelle nous vivons est conçue, à vrai dire d’une façon un peu catholique et monarchique, comme l’unité d’un corps social. Cela implique des réflexes immunitaires particulièrement forts face à tout corps étranger, pour l’absorber ou le rejeter. Parce qu’aujourd’hui notre société se sent fragile, elle se durçit face à ce qu’elle perçoit comme des menaces de désintégration. Je crois qu’il important de reconnaître cette peur, de la nommer, de la respecter. Mais il faut aussi la dépassionner, retrouver la confiance dans la capacité de la France à inventer des formes de cohérence nouvelles, comme l’histoire prouve qu’elle a toujours su faire. On peut retrouver confiance ensemble, aujourd’hui, avec ces quatre millions de musulmans qui vont enrichir notre culture de leurs traditions de l’autre Méditerranée.
Comment et où apprendre le vivre ensemble ?
C’est vrai qu’aujourd’hui existe une sorte de majorité souffrante, qui n’a plus de lieux symboliques pour dire son appartenance, et faire entendre la plainte qui dit la fragilité des affaires humaines. Naguère il y avait un rituel jacobin autour de la République, qui avait chassé l’ancien rituel catholique et monarchique. Mais l’État-Nation a été blessé à mort en 1940, et 1968 l’a achevé. La crise de 68 a eu de superbes aspects, mais aussi elle a définitivement vendu la nation au marché, en accélérant toutes les formes de dérégulation, de libéralisation. L’État gère. Or la France s’aime enthousiaste et unanime, dans ces grands moments nationaux que sont les grandes fêtes du foot ou des Jeux Olympiques, mais aussi les enthousiasmes électoraux. Je redoute ces grandes fêtes là car elles débouchent toujours sur la grogne, la hargne, et finalement le rejet de l’autre. Entre les grandes messes médiatiques, et les individus, il n’y a rien. Nous manquons de petites fêtes locales, de corps intermédiaires vivants. Les grands shows médiatiques ne suffisent pas à faire du politique. Il faut retisser des corps sociaux capables de supporter des désaccords, capables de co-fondation civique, capables de soutenir la pluralité des conceptions du bien commun. Mais ce bien commun on ne l’aime pas assez, on préfère chercher à se protéger du mal, à s’assurer contre le pire… Là encore les églises ont un rôle unique de mixage du proche et du lointain.
Comment expliquer, faire vivre cette identité française ?
Une identité ça se raconte, c’est comme une histoire. Et ce récit relate des milliers d’apports qui co-existent, même s’ils sont contradictoires, et comportent des conflits, des tensions. Notre force historique est celle d’avoir été une aventure ouverte, une histoire de liberté, de fraternité… Comparée à d’autres comme la culture allemande davantage fondée sur le droit du sang et la culture effective, notre culture entretient l’utopie de pouvoir être élective, on doit pouvoir être Français par choix. On a la même idée dans les textes bibliques qui opposent un modèle électif de l’alliance à un modèle clanique de la généalogie : alors il ne s’agit pas exactement du même peuple hébreu (les deux modèles ont leurs bons côtés, et leur danger). Mais cette identité narrative rencontre un vrai défi : comment réinventer cette culture à l’âge de la mondialisation, des réseaux, des mafias ? C’est un extraordinaire défi pour l’État-Nation… On voit bien, dans la réflexion sur les guerres terroristes, combien les réponses actuelles sont à côté du problème.
Comment aborder ces nouvelles formes de guerres et de relations entre les peuples ?
Pour moi, cela rejoint encore la même réflexion autour de la nécessité de retrouver une confiance en soi, une confiance culturelle en sa propre parole, en sa propre langue. Je prêche pour l’amour des ennemis (*). C’est que la confiance donne une force incroyable pour se battre et éventuellement même pour mourir, mais sans tomber dans la rage suicidaire et barbare de la destruction. C’est la confiance en soi qui permet de ne pas humilier inutilement les ennemis, de ne pas les traiter comme des rats, de ne pas les transformer en bombes à retardement. C’est la confiance en soi qui permet d’avoir l’intelligence de comprendre les amis de nos ennemis, et d’être ainsi renseigné. Le problème n’est pas seulement militaire, et l’ensemble des institutions devraient elles aussi se garder d’être humiliantes. Je pense aux étrangers, aux chômeurs, à tous ceux qui sont d’une manière ou d’une autre en situation précaire… Je crois que lorsqu’on a suffisamment de respect pour soi, de confiance en soi, on n’a pas besoin d’humilier l’autre. Pour moi ce constat accompagne de a à z la question du terrorisme.
Cette haine de soi est-elle propre au monde occidental ?
Non justement, et c’est pourquoi nous sommes dans une spirale dangereuse. Nous sommes en présence de forces qui se détestent elles-mêmes. Les musulmans n’aiment pas les images de l’Islam et les islamistes ne parviennent pas à se purifier de tout ce qu’ils estiment corrompu dans l’Islam même. Quant à l’Occident il se déteste, ne serait-ce que dans l’idée toujours péjorative de “culture occidentale”. L’Europe s’en veut interminablement pour la guerre civile qui de Verdun à la Shoah l’a vidée de sa propre substance. Et il est quand même terriblement risible que Berlusconi, qui montre chaque jour combien il méprise profondément la culture occidentale, affiche sa supériorité sur l’Islam, ou que Le Pen passe pour un défenseur de l’Occident. Ce n’est pas tout : les Américains, eux aussi, sont devenus fragiles. Ils ont dilapidé en un demi-siècle le prestige politique et moral qu’ils avaient acquis après la deuxième guerre mondiale. Ils restent un des pays les plus accueillants au monde, mais pour combien de temps ? Or nous avions besoin d’eux, au moins pour éviter de tomber trop vite dans de trop grands déséquilibres géo-politiques… Mais ils ont été emportés par la victoire sur le communisme, ils ont été emportés et dépassés par leur propre force. Ils ont cru qu’ils seraient toujours les plus forts. Or la force, que l’on soit devant ou derrière elle, toujours nous dépasse et fait de nous ses choses. Après un certain seuil invisible, on ne s’appartient plus. C’est ce qui est en train d’arriver aux Américains. Nous entrons dans une période de tous les dangers. Puissions-nous être retenus du pire et de la barbarie, puissions-nous retrouver chacun confiance dans nos propres cultures, dans la profondeur et la vivacité de nos cultures !
Mais la culture n’est-elle pas en danger, comme l’a montré la crises des intermittents du spectacle ?
J’ai envie de dire que nous sommes tous des intermittents du spectacle. Nous vivons une précarité croissante. Plutôt que de l’envisager négativement, faisons là encore preuve d’innovation. L’intermittence, c’est pour moi le statut qui correspond au rythme profond de la société contemporaine, et il faudrait le repenser et le généraliser. Nous devrions en effet être capables tour à tour de venir sur le devant de la scène pour montrer de quoi nous sommes capables, puis de nous retirer pour laisser la place à d’autres. Ainsi chacun pourrait avoir, sur cette scène, l’occasion de dire ce qu’il est : à l’école, dans le monde des médias, dans le monde du travail, qu’il ne faut plus séparer de le recherche scientifique et artistique, mais aussi des espaces de la recherche spirituelle, et finalement dans la cité. Mais justement chacun tour à tour serait ensuite autorisé à se retirer. Dans la ségrégation des temps, avec la séparation de la vie active et de la retraite, nous vivons dans une conception toujours plus performante, plus active de la vie, mais aussi toujours plus consumériste des loisirs. Il faudrait retrouver un rythme plus fin entre se montrer et se retirer, donner à ceux qui sont exclus de quoi montrer un peu plus de quoi ils sont capables, et peut-être précariser un peu certaines professions trop bien établies.
N’est-ce pas totalement utopique ?
Non pas, si on met en place un véritable droit d’habiter, avec un certain nombre de biens et services minimaux, qui échapperait au marché, qui serait inscrit dans la constitution au même titre que d’autres droits, et qui donnerait à chacun la possibilité effective d’avoir de quoi se retirer : il faut avoir de l’inéchangeable pour entrer dans l’échange et en sortir. Par ailleurs, et c’est le second volet d’une vraie politique de l’intermittence généralisée, il faudrait imaginer des crédits de formation, un capital donné au départ à utiliser toute sa vie, sur différents tableaux, les humanités scolaires, bien sûr, mais aussi les formations techniques, scientifiques, et artistiques, sans oublier les crédits d’approfondissement culturels et spirituels. Il y a tellement de gens paumés, notre société est tellement anxiogène qu’il est urgent de ramasser cette question. La force de l’utopie est ici de déplacer la question, et soudain rien n’est utopique.
Ouvrez-vous là un chemin d’espérance ?
Mon espérance se fonde sur ce double axiome : le Royaume de Dieu n’est pas de ce monde mais Dieu a beaucoup aimé ce monde, celui-là, pas un autre. Partant de là, je sais que nous ne reconstruirons pas la Tour de Babel. Babel, c’est notre limite. Il n’y aura jamais de monde sans conflit, sans tension. Tel est le premier sens de l’espérance : nommer la limite de ce que nous pouvons faire. Mais d’un autre côté nous n’avons pas de monde de rechange, c’est à ce fragile monde-ci que nous sommes attachés, et c’est pourquoi les questions écologiques sont si fondamentales. Il va falloir enfin bouleverser, changer radicalement nos comportements. Mais nous ne serons pas convaincus par des arguments rationnels, par un langage politique, mais par un bouleversement poétique de notre imaginaire. Nous devons repenser l’image de la vie bonne pour la rendre compatible avec le respect des ressources naturelles. Le respect —la survie— de la planète ne peut rester le luxe de quelques nantis mais doit devenir la priorité de tous ses habitants.
Courrons-nous ventre à terre à notre perte ?
Non, parce que ce n’est pas la fin du monde qui nous arrive. Et il nous faudra aussi apprendre à ne pas nous prendre à ce point au sérieux. Nous assistons plutôt à un gros éboulement, qui va emporter énormément de choses sur son passage. Nous avons voulu aller trop loin dans l’intelligence, échafauder un monde trop complexe, une sorte de tour de Babel assurée d’elle-même dans l’accélération vertigineuse de ses connexions. Nous avons cru au progrès, à l’irréversibilité des acquis, le progrès nous était dû ! Nous avons cru qu’il y aurait toujours une solution à nos problèmes. Mais c’était notre mythe, notre inhumaine religion, et les problèmes ne sont jamais résolus : c’est seulement qu’en s’entassant ils s’éboulent parfois et les éboulements de problèmes forment de nouveaux problèmes, qui font oublier les anciens. Nous allons donc revenir à de plus simples réalités, qui nous disent qu’on ne peut pas tout faire, tout avoir en même temps. Mais pour cela il nous manque aujourd’hui l’art de la démolition, de l’éboulement contrôlé. Et puis celui d’en trouver le sens. Nous sommes comme Sysiphe avec sa pierre, il nous faut tout recommencer. J’ai confiance dans les enfants, les nouvelles générations qui vont réinventer…
Votre conclusion, qui pourra servir de réflexion pour les jours qui viennent ?
Dans l’éboulement que nous vivons, il y a des choses importantes et d’autres qui le sont moins. On s’en apercevra très vite. L’important, c’est d’abord l’amour des ennemis, qui suppose d’honorer nos désaccords, et donc une profonde confiance en nous. En second rang, mais non moins urgent, je mettrai le souci de la planète, de ses équilibres, et des générations qui viendront après nous . En troisième, pour aider à une vraie refondation de nos sociétés, je formule le vœu qu’il soit donné à chacun la faculté de se retirer, et cela suppose que chacun se soit pleinement senti autorisé à se montrer. Cela fait déjà beaucoup, et de toute façon il y des problèmes qui se résoudront ailleurs que là où on les attend…
Olivier Abel
Publié « du bon usage de l’éboulement » Réforme n°3059 25 décembre 2003.