Une voix s’est éteinte, une voix dont la seule vraie force avait été d’accepter la faiblesse de la parole, mais de la porter comme un étendard. C’est cette voix même, qui a fait entendre son timbre constant au long de ces années d’affolement, c’est cette voix que nous continuerons à saluer, et que je veux distinguer de sa médiatisation et de son discours.
C’est cette voix, et non son écho médiatique, au travers duquel elle nous parvenait parfois trop déformée, trop amplifiée justement. Mais si le Vatican, ces dernières semaines encore, s’est montré l’une des plus grandes scènes de nos ultramodernes sociétés du spectacle, ce n’est pas par erreur : depuis la Contre-Réforme l’église romaine a tout misé sur la transmission, c’est à dire sur le caractère central de l’eucharistie, et sur la représentation, la personne qui à chaque fois figure l’unité du corps de l’église. Le pontificat de Jean-Paul II a considérablement renforcé et verticalisé ce centralisme « médiatique » de la hiérarchie ecclésiale, au détriment de la diversité des catholicismes effectivement vécus. C’est ce qui en fait l’importance historique, au delà de la durée du « règne ». Et c’est pourquoi il y a eu cette peur du vide — alors que le vide du pouvoir et très relatif, et que la plupart des autres confessions vivent assez bien sans Souverain Pontife. Mais c’est aussi pourquoi le catholicisme, dans nos sociétés de médias, prend forcément le pas sur tous les autres christianismes, protestants, orthodoxes ou autres : à la télévision comme dans l’ensemble des médias, il est tout de suite et complètement représentable. On y a la présence « en direct ». A cet égard, la comparaison de la souffrance de Jean-Paul II avec un chemin de croix ou une Passion, était insupportable. Certes il s’agissait d’une souffrance affreuse, d’autant plus cruelle qu’on a cherché à le garder le plus possible conscient, mais c’était une mort « naturelle », et on aurait aimé plus de sobriété, de respect, de différé. Pour lui. Pour tous ceux qui partout souffrent dans l’indifférence. J’espère ce disant ne froisser personne de sincère, mais dire où est vraiment notre émotion.
Jamais l’écho de cette voix n’avait été si grand de par le monde. Or ce ne sont pas les discours portés par cette voix, qui la précèdent et qui continueront après elle, qui importent. Car dans la teneur des discours, à l’aune de Jean XXIII et de Vatican II, et même si je n’ai suivi les choses que de très loin, je ne trouve pas qu’il ait apporté tellement de bonnes choses. Au contraire, et c’est presque étonnant. Il a finalement moins combattu le système soviétique qu’il n’a vilipendé l’individualisme de l’Occident, son soi-disant matérialisme. Il n’a cessé d’exagérer ce qu’il appelait sa débauche, sa culture de mort. Il a finalement moins insisté sur l’éthique sociale de l’église qu’il n’a chargé les fidèles d’une morale trop souvent impraticable. Il a finalement moins développé le pluralisme dans l’interprétation des Ecritures qu’il n’a affirmé l’évangile unique de la Vie qui fait taire tous les désaccords. La magnifique rencontre inter religieuse d’Assise, en octobre 1986, durant laquelle plus de cent cinquante responsables religieux ont prié côte à côte pour la paix, ne l’a pas empêché de réaffirmer quatre ans plus tard le caractère central de la voix romaine, les autres églises n’étant que des « communautés égarées ». Et la fin de l’année 1999 a vu en même temps une nouvelle version du « Manuel des indulgences » (une indulgence acquise pouvant être transmise aux défunts), et la signature d’un important accord luthéro-catholique sur la justification par la foi (or toute la protestation de Luther était partie du trafic des indulgences destiné à la construction de Saint-Pierre de Rome). Les discours méritent donc protestation.
Et pourtant, derrière tous ces discours plus ou moins exagérément réactionnaires, il y a la voix, la crédibilité propre à Vojtyla, son attestation. Il y a des vrais gestes de repentance, des vraies postures de résistance, une façon incessante de dialoguer et de prier, de se déplacer. Le grand rabbin Gilles Bernheim saluait celui qui avait su appeler les juifs ses « grands frères ». C’est tout cela qui va nous manquer, quand cette voix s’éteindra, bien davantage qu’un discours à vrai dire parfois étouffant. C’est une intuition métapolitique qui a fait de cette voix si forte l’une des seules à savoir porter le deuil, la plainte, et le souci des faibles voix du monde sur la place publique. Et cette voix, parce qu’elle savait combien son message est résistible, était plus forte que son propre discours.
après la disparition du pape, Le Figaro, 5 avril 2005.