Le Figaro.- Comment analysez-vous la rareté des intellectuels chrétiens aujourd’hui et plus globalement, la perte d’audience du christianisme?
Olivier Abel.- D’abord, nous sommes plongés dans une période de ressac successive à une vague spirituelle, qui dura presque un siècle et fut nourrie par de grands talents intellectuels. Je pense à des auteurs aussi divers que Kierkegaard, Nietzsche, Dostoïevski, Bergson, Bernanos, Simone Weil, et tant d’autres. Aujourd’hui cependant il ne s’agit pas tant d’un repli que d’un véritable refoulement collectif. Et je ne parle pas seulement de l’ignorance et d’incroyables préjugés historiques: le christianisme est aujourd’hui tabou, peut-être parce qu’il a pris une trop large place dans l’élaboration des sociétés des siècles antérieurs. Que l’apport du christianisme ne soit pas mentionné dans le préambule de la future Constitution européenne montre justement, en silence, l’importance peut-être démesurée qu’il avait pris.
La «censure» du christianisme ne s’inscrit-elle pas dans un contexte
plus général de rejet des dernières grandes idéologies comme le communisme ou la religion du progrès?
C’est vrai que ce repli n’est pas seulement relié aux valeurs portées par le christianisme. Mais celui-ci est rejeté dans la sphère intime, alors que contrairement à ce que l’on voudrait bien nous faire croire, le christianisme n’est pas une religion de l’évasion ou du repli hors du monde, mais bien au contraire de présence au monde. C’est parce que Dieu a « tant aimé le monde » que toute cette histoire a commencé ! Certes, il entre une grande part d’intimité dans la foi, et les protestants qui se sont battus pour les droits de la conscience dissidente s’en souviennent. Mais on oublie trop une dimension de joie communicative et célébrative, débordant la seule sphère privée du pur entretien du croyant avec son Dieu. C’est d’ailleurs ce que disait Kant: «Qu’est-ce que la liberté de penser, si on ne peut communiquer sa pensée». Pourrait-on bien penser si l’on pensait seul? La pensée évangélique ne saurait se retrancher dans une croyance indiscutable, mais elle s’est décuplée, nourrie et exaltée dans la philosophie, l’art, la société. Elle est amie de l’interrogation, et non pas des certitudes dogmatiques. Réduire la foi chrétienne à une simple affaire subjective, qui ne va jamais déborder sur le monde commun est donc un contresens théologique et politique puisque la cité moderne s’est construite sur l’idée que l’on pouvait communiquer sa pensée.
L’expansion du concept même de laïcité, la vision d’un monde coupé de toute transcendance ruinerait donc, selon vous, la bonne marche de la cité?
Bien éloignée de la laïcité réelle, cet applatissement spirituel ne vise qu’à maintenir un statu quo, et il est très dangereux. Chassez le religieux il revient au galop, et sous les pires formes. Et la laïcité doit se distinguer à la fois du ressentiment qui refuse dans le mausolée national toute place à une espérance nouvelle, et de l’amnésie qui renie tout passé — les athées du catholicisme sont souvent psychiquement et culturellement encore plus catholiques ! Le refoulement nous frappe d’une sorte de honte, et les intellectuels chrétiens dans le monde d’aujourd’hui sont d’avance disqualifiés, minorés, suspects d’être inféodés à une appartenance pontifiante, limitative de la pensée critique. Nietzsche, fils de pasteur, écrivait pour se moquer que la critique du christianisme n’était plus une affaire d’argument mais de bon goût. Il avait malheureusement d’avance raison, ce qui règne aujourd’hui c’est le conformisme et l’arbitraire du rapport de force.
Mais qu’est ce qui, selon vous, rend la pensée chrétienne si incompatible avec le monde d’aujourd’hui?
Elle ne s’affirme que dans un sentiment de gratitude, alors qu’aujourd’hui on veut ne rien devoir qu’à soi-même. Et puis il y a une dimension temporelle dans la foi qui n’est pas au goût du jour. De la trilogie paulinienne associant la fidélité de la foi, la tension de l’espérance vers un avenir, et le sens présent de la charité, on ne retient aujourd’hui que la compassion la plus immédiate, d’ailleurs difficilement compatible avec l’égoïsme actuel. Dans une sorte d’« après moi le Déluge », les gens se replient sur la sphère privée qui s’effondre d’ailleurs sous trop d’attentes, alors que les églises viennent de plus loin, vont plus loin, et sont comme de grandes embarcations où l’on se retrouve avec des tas d’autres gens qu’on aurait pas forcément envie de rencontrer. Ni le partage ni la confrontation ne sont très en vogue. Car enfin, qu’a-t-on à partager aujourd’hui? Hannah Arendt rappelait qu’on reconnaît ses amis à ce qu’ils savent partager nos bonheurs, sans envie ou jalousie. C’est bien le malheur des Chrétiens d’aujourd’hui: ils ne savent pas partager une joie qui serait reçue comme telle. En matière d’espérance, c’est encore pire puisque nous relions l’avenir à des figures d’apocalypse, ou de déluge. Arrivez aujourd’hui avec un vrai discours d’espérance, on vous rira au nez!
Est-il permis d’espérer un sursaut?
Les Églises doivent repenser la compassion pour aujourd’hui, le sentiment intime de la ressemblance universelle. Mais elles ne doivent pas faire de cette compassion une fuite du monde dans la chaude obscurité de la fraternité : il faut laisser place à nos désaccords, à nos dissemblances. Historiquement, le christianisme est porteur
de débats, il n’est pas une doctrine d’évasion, mais un ensemble de lieux qui ont su mettre ensemble des choses qui n’allaient pas ensemble. Il comporte même une sorte d’approbation du désaccord, comme on voit dans le canon des évangiles où coexistent des écrits aussi contradictoires que l’évangile de Jean et les épîtres de Paul. Cette capacité d’approuver ensemble des théologies totalement contradictoires, par rapport à Dieu, à la cité, au monde, au temps, aux autres et à soi, me semble être le coeur de cette confiance dans la parole et dans l’action qu’est la foi. Le message essentiel du chrétien pourrait se formuler ainsi: «tu es approuvé d’exister ! essaye à ton tour d’approuver vraiment ce que tu dis et ce que tu fais».
Les multiples cérémonies de repentance célébrées ces derniers temps par le Vatican allaient indubitablement dans le sens d’une sécularisation…
Le travail de repentance est important s’il permet de relever les promesses du passé non encore tenues et écrasées, et les vaincus passés sous silence. Mais il faut aussi que les chrétiens cessent de se justifier. Je reconnais qu’il sont souvent attaqués et calomniés, mais ils doivent alors tranquillement déplacer le terrain, ne pas répondre à la problématique imposée par l’adversaire. Quitte à lui laisser le manteau entre les mains. Et surtout ne pas se rendre complice de ce mythe moderne qui consiste à croire qu’il y aura une réponse à toute question. Une religion qui aurait réponse à tout serait non seulement arrogante mais aussi datée, alors que l’interrogation est comme l’enfance, toujours recommencée.
Séculariser l’Eglise, n’est-ce pas aussi la dater ?
L’Église a trop cumulé de mémoire et maintenant s’affaisse sous son propre poids. Et trop de forces tentent de la mettre au musée. Je suis cependant
sûr que l’église catholique par exemple a les moyens de transformer cet éboulement en occasion de réinventer les choses. Elle a encore d’énormes ressources.Je vois de grandes vocations spirituelles et mystiques chez les femmes
catholiques qui ne trouvent pas à s’exprimer ailleurs que dans des communautés trop en marge de la société. Pour moi, la moitié des grands talents catholiques sont des femmes, qui n’ont pas la notoriété qu’elles méritent, et ne pourront jamais exercer de magistère. Accepter le mariage des prêtres serait également une révolution immense, qui briserait des cloisons peut-être inutiles.
Toute cette panoplie d’interdits n’a donc pas pour vous de sens fondamental?
Si : celui de créer une différence entre le dedans et le dehors. Certains ainsi pensent que ce sont des murs porteurs et non des cloisons tardives. Et
aujourd’hui, à l’âge du marché planétaire et de la mondialisation, on a sans doute un besoin vital de retrouver une différence entre nous et les autres. Et puis comme disait Paul Ricoeur, quand on a affaire à quelque chose d’illimité, il faut la contenir, créer des parois fortes, d’où les besoins de dogmes forts pour empêcher à la foi d’éclater de s’éparpiller et de se perdre. Ce n’est pas moi qui jetterai la pierre à Rome si elle maintient ses dogmes. Mais il faut bien mesurer le sacrifice gigantesque qui est consenti actuellement pour leur survie.
A l’heure d’une immense crise de croyance, peut-on penser un monde sans Dieu et sans Eglise?
Oui. Il m’arrive même de penser que les églises pourraient faire ensemble un grand geste de jubilé, dans l’idée de faire un bilan général et de tout remettre
à zéro. Que tout soit aboli, remis en question et redistribué. Dans ce traumatisme collectif on aurait assurément une apothéose des religions sans Dieu et des religiosités privées, mais cela montrerait aussi la nécessité d’institutions religieuses capables de supporter les désaccords et d’assurer la transmission entre générations. Or c’est par le manque que l’on peut en créer le désir. Du même mouvement, nous nous déferions d’une certaine arrogance, de cette idée que nous sommes indispensables. Calvin pensait que la grâce commence par se vider de tout souci de soi, y compris de savoir si on a la grâce. Repensons-y.
La vie de la cité changerait-elle?
Beaucoup plus qu’on ne le croit. Les églises sont les derniers lieux où coexistent de gens porteurs d’opinions complètement différentes: c’est le dernier lieu politique, au sens du désaccord accepté. Aujourd’hui, les liens sont plus électifs, on cherche davantage ses semblables. Contrairement à ce qu’on croit, les églises sont porteuses d’un pluralisme absolu, et ce n’est pas seulement par accident que leur histoire est parcourue de schismes et de scandales. La contribution des églises au pluralisme de nos sociétés est fondamentale. Et puis c’est le seul endroit où il soit donné à chacun la chance de se montrer tel qu’en lui même et de refaire place à d’autres soi-même qu’on ne connaît pas. A ce titre, Un monde sans église, comme lieu d’expression de soi et non d’oppression, serait désastreux.
Au lieu de se laisser confiner sur le précarré de la compassion et de la charité, les Chrétiens doivent se réélargir, puiser à leur propre racines qui embrassent tout notre monde contemporain. Par la lecture des textes bibliques, on pénètre de l’intérieur la Mésopotamie, l’Égypte ou la Grèce. De proche et proche, nous nous y découvrons contemporains de toutes les cultures du monde actuel. C’est ainsi en creusant le coeur de nos propres racines que nous retrouverons celles des autres. Une société sans église —ou qui ne ferait que les esthétiser— perdrait son rapport vivant au passé, et donc à la possibilité du futur.
Olivier Abel
entretien Figaro 22 août 2003, avec Anne Laure Germon