« l’énigme de la punition »

Journée Prison, ERP Ethique, Journées du Fonds Ricœur,
avec Garapon, Salas, Cugno, Artières, Frize, etc., le 10/05/04.

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Liminaire, L’énigme de la punition

Exposé d’Olivier Abel

Le 10 mai 2004, l’ARAPEJ et la Faculté Protestante organisaient ensemble, dans le cadre des « journées du fonds Ricœur », une journée d’étude sur l’énigme de la punition. Les intentions étaient multiples. Il s’agissait pour Antoine Garapon et moi de faire le point, six ans après le cycle organisé à l’Institut des Hautes Etudes de la Justice (IHEJ), sur les constats nécessaires et les pistes possibles pour tenter de comprendre la crise actuelle des prisons. Pour cela il s’agissait de reparcourir quelques grandes figures de l’anthropologie de la punition. Car les manières de punir, si diverses selon les époques et les sociétés, sont de véritables concentrés de culture, c’est à dire aussi d’archaïsmes sauvages que l’on ne peut manier et déplacer qu’avec d’extrêmes précautions. Alors que l’on punissait avec un quantum de coups de fouets, on punit avec un quantum de mois ou d’années d’enfermement : pourquoi le temps a-t-il pris cette importance dans l’équivalence pénale ? Ces questions rencontraient une double préoccupation de l’ARAPEJ : y a t-il un sens, en général, à parler de la peine, de la punition ? et en quoi la prison est-elle une forme valable (légitime ? stable ? utile) de punition ?

Nous pouvons suivre un instant les deux versants du questionnement, sur la punition et sur la prison. Sur le second versant, l’inflation carcérale démontre assez la dévaluation des peines, comme si celles-ci ne voulaient plus rien dire, pour personne. Comme si la prison ne marchait plus, n’était plus une fonction marginale, une sorte d’institution limite destinée à redonner du temps, c’est à dire à prendre le temps du travail de la peine, et à redonner une chance, à réélargir le rapport au temps après l’avoir suspendu et comme rétréci. Au contraire la prison disloque le temps, oblige le condamné à la répétition, au ressentiment, à tuer le temps ; elle distend le lien délicat entre le tort et la réparation, elle brise les fidélités, elle démoralise la durée. Ce doute sur la prison redouble, sur le premier versant, l’aporie du sens de la « peine » elle même, qui avait naguère était si bien pointée par Ricœur sans son texte sur « interprétation du mythe de la peine » :

« ce qui dans la peine est le plus rationnel, à savoir qu’elle vaut le crime, est en même temps le plus irrationnel : à savoir qu’elle l’efface »[1].

Comme si une douleur que l’on fait subir pouvait magiquement effacer une autre douleur déjà-là. C’est l’ambiguïté du mot « peine », à la fois chagrin, douleur subie, et punition, acte de faire souffrir. La peine voudrait refaire l’unité brisée, dans une vision pénale du monde où chaque malheur puisse enfin trouver sa place dans une rétribution générale. Les humains en viennent ainsi à préférer que tout malheur soit la punition ou la conséquence d’un crime, ou d’une erreur criminelle, plutôt que d’accepter qu’il soit parfois simplement absurde — et qu’il y ait toujours en lui un part absurde, car le malheur subi excède de toute façon de toute part le mal commis.

La journée du 10 mai déroula ces interrogations, et bien d’autres, dans l’ordre suivant. Antoine Garapon[2] présenta en quelques lignes d’introduction les trois sens de la peine : ré-éduquer (Platon), rappeler la loi (Kant, Hegel), sécuriser la société (Hobbes), et montra l’importance de la vengeance, de la colère, et le rôle d’écran introduit par le tiers. Il insista aussi sur le fait que le terrorisme et la mondialisation ébranle profondément le sens de la peine, par la délégitimation de l’ordre judiciaire, ou simplement par la proportion d’étrangers dans les prisons qui excède toute intégration possible ; le texte qu’il nous propose. Philippe Artières[3] présenta ensuite un exposé remarquable sur « le Groupe Info Prison (GIP) et les archives des mobilisations des années 70 sur le prison », qui eut le mérite de nous rappeler un temps où la prison semblait intolérable, et où la question était plutôt celle de la résistance à l’enfermement, à la prison entendue comme machine à écrire le sens, à justifier la peine ; nous n’avons pas pu obtenir ce texte pour ce dossier. Le philosophe Alain Cugno[4] s’est attardé avec un entêtement tout philosophique sur la question : « Pense-t-on la prison en tant que punition? », est-ce qu’on pense la punition ? Il chercha particulièrement à établir les conditions pour que la prison soit véritablement une peine « punitive », « thérapeutique », « pédagogique » (mais sans mélanger les contrats) ; mais le texte fait partie de ce dossier. Nous avons également le texte de l’exposé suivant, celui de Corina Combet-Galland[5], sur « le châtiment d’Ananias (Actes 5, 1-11) », texte scandaleux s’il en est, puisqu’il montre, dans la communauté chrétienne primitive, et en deçà de toute fonction juridique rationnelle, l’impossibilité d’une communauté sans violence, sans exclusion. On touche de très près ici à ce point archaïque de l’énigme de la punition comme purification, comme rupture brutale du pacte trahi, et le fait de ne pas occulter la violence du texte nous aide à ne pas occulter la part violente de notre condition. L’exposé suivant, celui de Denis Salas[6] sur « La peine face au scandale du mal », nous fait ici défaut : en insistant sur le changement introduit par le 11 septembre, après lequel l’état d’exception généralise le modèle punitif, qui déborde le cadre individuel pour concerner le rapport des sociétés, et son impuissance à contenir la figure du mal, il mettait en avant la peur, l’insécurité, le primat de la victimité et de l’émotion. D’où l’allongement des peines et la crise de la pénalité individuelle. Il nous manque enfin le texte de l’exposé de Nicolas Frize[7] sur « punir : qu’y a-t-il à payer, à détruire, à construire ». Ce dernier insistait surtout sur la dimension exhibitioniste de la justice à l’âge de la médiatisation, et l’inversion de la fonction de la justice, qui devrait être de partager la souffrance. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner, chez 95% des prisonniers, de trouver une rupture plus ou moins avancée du sentiment d’appartenance au corps social. Il faudrait plutôt penser le tort, le délit ou le crime, ainsi que sa peine, comme l’occasion de refaire ensemble le corps social (chacun doit se penser comme capable de tout ce dont nous parlent ces variations au bord de l’inhumain), et penser davantage d’interchangeabilité entre nous.

En plus des textes de Garapon, Cugno, et Combet-Galland, nous vous proposons ici trois textes qui viennent en complément utile. Le premier est une réflexion d’un correspondant, Xavier VanLancker, avec qui j’avais eu un entretien sur ces sujets dans le cadre d’un émission de télévision interne à la Santé. Lui-même étant prisonnier, ces « Considérations sur la condition carcérale » ont valeur de témoignage, de protestation bien sûr, de méditation aussi. Je le remercie de nous avoir confié ses pensées sans détour. Le second est celui de Pierre-Michel Llorca[8] sur « Psychiatrie et prison », qui fait le tour du sujet par ses abords historiques, légaux, mais aussi médicaux (les pathologies spécifiques qui touchent la grande majorité des détenus). Cela donne un panorama très utile avant de rencontrer la question qui me semble aujourd’hui cruciale de savoir ce que nous faisons pour tous ceux qui ne sont ni assez malades pour être internés en psychiatrie, mais qui n’ont pas assez « nui » pour être en prison : car tout se passe comme si la société ne sachant dans quelle case les mettre, les poussait à des pathologies ou des comportements plus graves pour pouvoir les traiter. Quel genre inédit d’institution faudrait-il imaginer, qui soit suffisamment protectrice pour abriter des personnes qui ont besoin de se retirer au moins partiellement d’une société assez dure, mais avec une dotation de capacité qui leur donne ou leur re-donne de quoi se montrer ? Si nos églises avaient encore leur force d’imagination sociale et institutionnelle, elles devraient penser et expérimenter une telle chose, comme un filet jeté en diagonale des institutions. Le rapport entre l’institution qui a autorité pour incriminer un méfait et la responsabilité non seulement juridique mais aussi morale de celui qui subit la peine, tel est le cœur du texte inédit de Paul Ricœur que nous présentons ici avec son aimable autorisation. « Le droit de punir », paru dans les Cahiers de Villemétrie en 1958, enchaîne ces trois questions : qu’est-ce qu’on incrimine ? qui punit, avec quelle autorité ? et en vue de quoi punit-on ? Un des paradoxes de ce texte est que Ricœur y remarque que l’évolution juridique a été moins dirigée contre la religion que

« contre des thèmes chrétiens dégradés, pervertis, et même, contre un vieux fond religieux pas très chrétien, peut-être même anti-chrétien, contre une religion de la vengeance et de l’expiation qui n’est pas le christianisme »,

mais que dans le même temps il rouvre cette dimension profonde et qui ne saurait être sous-estimée :

« Dans cet archaïsme religieux, le magistrat est vraiment ministre de la vengeance divine. Or, c’est cette théologie de la colère que le droit n’a cessé de refouler ; cette lutte contre la théologie de la vengeance est absolument contemporaine du droit. Certains ethnologues estiment même que le droit est né contre l’idée de vengeance, pour conjurer la vengeance des dieux, plutôt que pour l’exécuter, pour se soustraire à cette espèce de déchaînement divin. »

C’est dire qu’une fois de plus Ricœur pense ensemble la rationalité et l’irrationalité spécifique, ici celles qui sont propre à l’ordre judicaire et pénitentiaire.

Faut-il conclure à un progrès dans la rationalité de la punition. Rien n’est moins sûr. Antoine Garapon soutenait l’hypothèse d’un progrès dans ce qu’il appelait la « douceur démocratique » — mais tout progrès dans la douceur n’est il pas un possible progrès dans la « dureté » démocratique ? Tout progrès dans la rationalité peut s’avérer, par un étrange détour, un progrès dans l’irrationalité. Ce n’est pas un prétexte à abandonner la recherche perpétuelle d’un degré de justice supplémentaire. Sous l’horizon apparemment impossible de constituer une société qui soi entièrement juste avec chacun, il me semble au moins nécessaire de penser sans cesse un société dont les institutions ne seraient pas humiliantes. Une prison qui n’humilierait pas. Voilà déjà un objectif sans doute modeste, mais qui peut changer bien des choses.

Olivier Abel

Notes :

[1]  Le conflit des interprétations, Paris : Seuil, 1969, p.352.

[2]  Président de l’IHEJ, auteur de nombreux livres sur la justice, dont l’un qui reprenait les conclusions du cycle cité plus haut, Et ce sera justice, Odile Jacob

[3]  Chercheur au CNRS-LAHIC, auteur entre autres d’un Livre des vies coupables, rapportant des récits de vie de prisonniers au 19ème siècle, chez A.Michel.

[4]  Vice-président de la FARAPEJ, auteur de nombreux livres, dont l’un notamment important sur le mal au éditions du Seuil.

[5]  Professeur de Nouveau Testament à la Faculté protestante de Paris.

[6]  Enseignant-chercheur à l’Ecole Nationale de la Magistrature.

[7]  Musicien-compositeur, auteur de Le sens de la peine, Paris : Lignes  Ed Léo Scheer, 2004.

[8]  Chef du service de Psychiatrie du CHU de Clermont-Ferrand.

 

Pense-t-on la prison comme punition ?

Exposé de M. Cugno

Il s’agit de se demander comment nous pensons la prison. Mais peut-être bien que nous ne la pensons pas du tout. Car penser veut dire quelque chose d’assez précis et de très particulier dans l’horizon politique ou historique. Il y a ainsi des objets de pensée politique : la démocratie, le citoyen, la loi par exemple. Ces objets sont conceptualisables, c’est-à-dire qu’ils ont chacun des traits hétérogènes formant cependant une unité. Mais en même temps, ils sont rarement conceptualisés explicitement et d’ailleurs être explicités n’est pas nécessairement ce qui peut leur arriver de mieux. Quand ils font surface et sont mis à toutes les sauces, c’est signe qu’ils vont mal, que, justement, ils ne sont plus des concepts mais des fragments idéologiques qui s’efforcent de penser par incantation (ils fonctionnent alors comme de la monnaie fiduciaire dont la valeur-or a depuis longtemps disparu). Ainsi pour le « citoyen » et la « loi » par exemple, littéralement vidés de tout contenu par un usage abusif. Les vrais concepts ont le statut de ces « objets biscornus » dont parle Paul Veyne à propos des concepts historiques, difficiles et enfouis : « D’où le sentiment qui accompagne comme une ombre le travail de synthèse historique : quand on est arrivé enfin à distinguer deux notions confuses ou à localiser l’impression d’une étrangeté dans un événement qui, à première vue, se ramenait à des notions banales, il semble qu’on avait au fond « toujours su » ce qu’il en était et qu’on se bouchait les yeux pour ne pas le voir ; la conceptualisation – qui n’est qu’un autre nom de l’idéaltype wébérien – est ainsi ce grâce à quoi la connaissance historique « sort de la sphère des choses qui sont seulement vaguement senties », pour citer les propres paroles de Weber. »[1]. Penser « pour de bon » ces objets c’est d’abord reconnaître que leur état naturel est le statut de l’oublié, présents, influents, mais hors champ de la conscience des acteurs qui pourtant en vivent – et ensuite faire apparaître explicitement leur cohérence, la façon dont ils réfléchissent en eux-mêmes l’ensemble des pratiques et des savoirs d’une époque, ce que Hegel appelait « les mœurs », la façon originale dont un ensemble d’hommes comprennent la situation qui est la leur, non pas en la disant directement, mais en la manifestant dans tout ce qu’ils font, du moindre geste au traité le plus savant. L’objet est alors pensable si, en l’exhumant, on trouve qu’il signifie encore quelque chose par rapport aux engagements fondamentaux des hommes qui le côtoient.

On appelle punition a) une souffrance infligée b) symbolisant une excommunication définitive ou transitoire c) décrétée par une puissance souveraine d) en conséquences d’actes qui n’auraient pas dû être posés (faute). En ce sens la punition a été pensable, mais ne l’est plus. Elle l’a été comme pénitence et rédemption au Moyen-Âge parce qu’au moment même où le pénitent était puni, il était conformé à la figure la plus haute de sa culture : le Christ souffrant, innocent supprimant toutes fautes, y compris celle des pécheurs, dans le dernier sacrifice de l’Histoire du salut. Elle prenait donc aussi bien le contre-pied de sa propre définition (réintégration par la puissance souveraine capable d’effacer la faute). Aucune humiliation, dès lors, dans le fait de s’humilier par pénitence. Un roi pouvait faire pénitence sans déroger, bien au contraire. La disparition de la Chrétienté a définitivement ruiné la possibilité de penser la punition : l’exhumer (ce que l’on se garde bien de faire en général !) ne met qu’en face d’un objet incompréhensible qui, à la lumière du jour, se transforme en autre chose – une négation de la peine lue comme thérapie (il faut soigner le délinquant) ou comme pédagogie (il faut l’éduquer). Mais, naturellement, dans la vérité concrète des faits, la punition demeure punition – impensée et immonde. Selon la forte formule d’Annie Leclerc, la « punition précède le crime et ne le suit pas », c’est elle qui initie le criminel en lui révélant, du fin fond de son enfance le plus souvent, ce qu’est la violence indicible d’une force contraignante qui s’exerce sur quelqu’un pour en faire un puni, quelqu’un qui a eu affaire à la puissance d’autrui, sans instance tierce pour s’interposer. Car le retrait de l’instance tierce est le crime lui-même si l’on en croit Daniel Sibony[2].

Quant à la prison, elle est, elle aussi, impossible à référer à quelque chose de pensable. « La privation de liberté et rien d’autre », disait, avec raison et non sans heureuses conséquences, Valéry Giscard d’Estaing dans les années 70. Sauf qu’on ne voit pas ce que veut dire « privation de liberté », laquelle est inaliénable : il faut préciser « liberté d’aller et venir ». Mais aussitôt se révèle l’impossible : on ne peut pas priver quelqu’un de sa seule liberté d’aller et venir sans le priver du même coup, lui et ses proches, d’une foule de droits fondamentaux. Bref, la punition – la souffrance infligée en paiement d’un acte répréhensible – suinte de tous les murs de la prison. Sans doute, comme la punition, la prison a-t-elle été pensable : au XVIIIème siècle. Chacun sait que la prison n’était pas une punition sous l’Ancien Régime et que les Révolutionnaires ont d’abord institué la peine de prison négativement, comme la fin des supplices, la fin de la main mise sur l’intégrité du corps du condamné, à l’exception de la peine capitale. En quittant la conception féodale du droit (l’offense vaut à mesure de la qualité de l’offensé) pour l’universalité républicaine, la prison prenait sans doute un sens également à partir de la liberté rationnelle : puisque la liberté s’était révélée défaillante en un citoyen, c’était sa liberté qu’il fallait sanctionner (ce que la formule « pas de liberté pour les ennemis de la liberté » résume d’ailleurs admirablement).

Nous ne pouvons plus produire une interprétation de ce genre à propos de la prison. Nous ne pouvons plus lui donner la plénitude d’un sens – à part la mise à l’écart de sujets particulièrement dangereux, ce que ne sont pas, à l’évidence, les quelques 64 000 détenus de nos prisons. La prison recueille donc sur elle l’ensemble des contradictions la concernant et concernant la punition, assortie d’un discours sur la réinsertion laissant dans le vide l’objet même de la sanction (le délit ou le crime) qui n’est jamais travaillé. Bien au contraire, la réinsertion est pensée comme effacement de ce qui a eu lieu (« venez nous rejoindre, nous, les gens bien, et ne recommencez plus »), alors que la vraie question est : « Comment allez-vous vivre, maintenant, avec ça, avec cet acte que vous avez commis ? Comment allez-vous trouver passage pour continuer à être un vivant ? »[3]. Cette absence de prise en considération du crime et du délit en eux-même conduit tout droit vers l’exigence d’une punition, tenue à la fois comme allant d’elle-même, et telle que personne ne se risque à la penser, que tout le monde nie peu ou prou qu’il s’agisse d’une punition et qu’il va falloir en assumer les conséquences. De la même façon, le prisonnier est contradictoirement exclu de la société – et maintenu en elle ; ou peut-être faudrait-il dire plutôt : prétendument maintenu en elle et en réalité exclu. Exclu à l’endroit même où il est inséré, incarcéré. L’incarcération est une insertion totalement réussie. La difficulté, c’est ensuite, n’est-ce pas ?

Cependant, il est peut-être possible de penser la prison réellement comme punition d’une manière saine. Il faut bien en arriver là, puisque nous ne pouvons pas espérer nous débarrasser d’elle pour inventer vraiment un tout autre registre de peines. A la façon dont Pascal dit que faute de fortifier la justice il faut justifier la force, faute de sanctionner sans punir et sans incarcérer, il faut justifier la punition et l’incarcération – car il y a urgence. Nous croyons qu’il y faudrait quatre conditions.

1°) Penser la punition franchement comme punition, c’est-à-dire comme absurde. La punition est la conséquence factuelle entre un comportement et ses conséquences, sans que l’on puisse davantage déployer le lien entre les deux qu’on ne peut dire en quoi il est juste que celui qui fait un pas de trop en haut de la falaise risque la mort, alors même qu’il ne l’a pas fait exprès. C’est un risque. Devant certains comportements gravissimes, la société décide souverainement d’ajouter un risque d’emprisonnement, non pas tant pour se défendre, ni pour « effrayer » le délinquant potentiel, que pour manifester ce qui compte à ses yeux, ce qui est grave et ce qui ne l’est pas. Quant à trouver, en elle-même et par elle-même, un sens à l’incarcération, c’est impossible. Ou plutôt, ce n’est pas à nous d’en trouver un, c’est à celui qui la subit que doit être laissée la liberté de l’interprétation. Qu’il en fasse ce qu’il peut, nous l’y aiderons d’ailleurs. Et ce deuxième membre de phrase est, bien sûr, de la plus extrême importance. C’est pourquoi le concept d’accompagnement vers la liberté devrait remplacer celui de réinsertion dans la société. En son essence la punition dit : « Assez ! » à un comportement donné et jugé intolérable. Catherine Chalier fait remarquer dans une note de Dieu après Auschwitz de Hans Jonas que ce que nous traduisons dans la Bible par le « Tout-Puissant », El Shaddaï veut dire : « Celui qui dit « Assez ! » ». La punition est ce qui est mis sur le chemin de quelqu’un pour qu’il s’arrête et invente comment il va poursuivre. Il faut penser la sanction pénale en terme d’histoire à poursuivre. Une histoire qui doit tenir compte aussi de ce que le « puni » a à dire et à vouloir à propos de la société dans laquelle il n’a pas pu ou pas su vivre « convenablement »[4].

2°) Modéliser la prison sur l’arrêt du temps. Donner du temps. Je ne crois pas aux vertus d’une peine contractualisée. Je crois beaucoup en revanche à la possibilité d’un travail du condamné sur ce qui lui arrive, à condition que quelqu’un ouvre la possibilité de croire en lui, c’est-à-dire que l’on ait suffisamment confiance en sa capacité à résoudre ce qui lui arrive. Ce qui passe obligatoirement par la reconnaissance inconditionnelle de sa compétence sur lui-même et de ses savoirs réels. On ne le dira jamais assez, le condamné a une triple expérience payée un prix exorbitant : celle du crime (ou du délit), celle de la justice vue du banc des accusés, celle de l’incarcération effective. Si on ne reconnaît pas qu’il y a là quelque chose avec quoi il faut compter et où lui seul a pénétré, on ne pourra rien faire qui compte. Il ne s’agit pas de faire accepter la condamnation. Les révoltés ne sont pas ceux qui, semble-t-il, s’en tirent le plus mal. Il s’agit de donner l’occasion au condamné de mesurer la « gravité et la vanité » de ce qu’il a fait[5], à sa manière et comme il l’entend. Cela suppose que les prisons soient des lieux où un tel espace de temps puisse être réellement ouvert. Le pire ennemi est ici, assurément, la promiscuité et la fragmentation réglementaire du temps. Car il ne s’agit de rien d’autre que de l’attente d’une métamorphose. Elle aura lieu ou non, ceci est une autre histoire.

3°) Clarifier les autres fonctions sociales de la prison, en particulier reconnaître le droit de la société à se défendre contre les individus dangereux. Un tel droit ne va pas sans difficultés considérables : la dangerosité comme telle n’est pas un délit ou un crime ; et récemment le législateur a frôlé la transformation d’une vérité : « toute personne en difficulté sociale est menacée de délinquance » en disparition des libertés publiques : « toute personne en difficulté sociale doit être dénoncée comme suspecte par les instances chargées de se porter à son secours ». Clarifier la fonction de la prison en tant qu’elle protège veut donc surtout dire : ne mettre en prison que ceux qui doivent réellement s’y trouver, parce que les faire vivre ailleurs est impossible.

Dans le même ordre d’idée il conviendrait de restaurer la symbolique politique de la sanction pénale pour échapper à la tendance actuelle qui voudrait que le pénal se déploie « entre nous », comme une sorte d’affaire privée qui n’impliquerait que des victimes et des agresseurs. Alors le procès est vécu uniquement sur le mode du dédommagement des victimes. Dédommagement qui d’ailleurs s’adresse beaucoup moins aux victimes qu’à l’idée que les médias s’en font et imposent à l’opinion : les victimes sacralisées de sorte qu’elles puissent demander satisfaction en termes de souffrance des agresseurs : « une sorte de satisfaction qu’on accorde au créancier pour le rembourser et le dédommager, – satisfaction de pouvoir exercer sans retenue sa puissance sur un impuissant, volupté « de faire le mal pour le plaisir de le faire », jouissance du viol »[6]. En bonne logique d’ailleurs, il en résulte que les agresseurs punis se trouvent confirmés dans leur propre statut de victimes vouées à la fatalité et donc autorisés à leur tour à demander vengeance. La fonction sociale de la sanction pénale, c’est aussi de rappeler que nous ne sommes pas seulement aux prises les uns avec les autres, mais que c’est une affaire publique où l’ordre de la Cité a été compromis. Cette dernière se doit de rappeler, par la présence du Ministère public, que l’instance tierce, c’est elle, et que, par là, elle est aussi partie prenante.

4°) Fonder autrement le vivre-ensemble que les tendances actuelles ne le suggèrent. Cesser de baptiser « citoyenneté » le conformisme ; cesser d’en appeler à la République et au Législateur pour qu’ils viennent nous prescrire par lois et décrets ce qu’il faut faire et jusqu’à ce qu’il faut penser partout où, normalement, un débat devrait s’instaurer ; cesser de nommer « débat national » en revanche, de vastes consultations ritualisées et destinées à se perdre dans les archives des ministères. Nous trouvons que la société française est dans un état assez lamentable, en haine de tout ce qui n’est pas elle, alors qu’elle fait semblant de naviguer sous le pavillon de l’universalité. Le vrai fondement de l’universalité ne peut être que la confiance, la générosité, l’hospitalité à l’égard des libertés. Il faut d’ailleurs dire haut et fort que non, la démocratie n’est pas un régime fragile, qu’on peut le risquer à toutes les confrontations. Il est le plus stable, le plus fort, historiquement le plus irréversible des régimes, sauf, et là ça peut être effectivement terrible, quand il doute de lui-même, croit qu’il est fragile et désigne un ennemi comme source de tous ses maux. Nous penserons la sanction pénale – et par conséquent aussi la prison – quand nous serons capables de la conceptualiser de telle sorte qu’elle reflète la démocratie dans sa capacité à courir tous les risques

Notes :

[1] Paul Veyne, « L’Histoire conceptualisante », in Jacques Le Goff et Pierre Nora (dir.), Faire de l’Histoire I, Nouveaux problèmes, « Folio Histoire », Gallimard, 1974, p. 103

[2] In revue Prison Justice

[3] Daniel Hoibian

[4] Conformément au précieux concept d’ « insertion critique » du philosophe belge Luc Carton.

[5] André Vallotton

[6] Nietzsche, La Généalogie de la morale, Deuxième dissertation, § 5, p. 258 du volume VII des Œuvres philosophiques complètes, Gallimard, 1971

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Le droit de punir

Paul Ricoeur (Cahiers de Villemétrie, 1958, n° 6)

Des avocats, des magistrats et des membres de l’administration pénitentiaire se sont réunis plusieurs fois à Villemétrie. Conscients de la distance entre la théorie et l’application de notre droit pénal, et de l’étrangeté de notre appareil judiciaire pour qui ne connaît pas la longue évolution dont il est le terme actuel, les participants aux travaux du groupe des juristes ont entrepris d’étudier les fondements mêmes du droit de punir.

Cette étude est introduite par Paul Ricoeur dans l’important exposé que nous donnons d’abord. La distance et l’étrangeté mentionnées ci-dessus sont illustrées par Jacques Pascal. Le manque de place nous empêche de rendre compte des discussions qui ont suivi l’exposé de P. Ricoeur. Elles ont permis de formuler trois questions qui ont été retenues pour un examen ultérieur. On trouvera ces questions à la dernière page du présent cahier.

Exposé de Paul Ricoeur.

Le point de départ de ma réflexion est une tentative pour élucider et dissiper le malaise de certains théologiens, de philosophes et même de magistrats chrétiens qui sont en proie à un double sentiment; d’un côté le sentiment que l’évolution actuelle du droit pénal s’est faite contre les Eglises et contre leur théologie et, d’un autre côté, le sentiment que cette évolution n’est pas simplement inéluctable, comme si c’était le cas particulier d’un grand phénomène de laïcisation ou de sécularisation des sociétés modernes mais qu’elle a un sens religieux caché.

C’est contre la religion, comme on dit volontiers, que déjà le code pénal de 1810 avait déplacé l’accent de l’expiation sur l’amendement; l’évolution de la politique criminelle, au moins chez les nations libérales, s’est faite dans le sens de 1’élimination progressive du motif d’expiation au profit du motif d’amendement. C’est également contre la religion, semble-t-il, que le droit pénal a cessé d’invoquer la justice divine, pour tenter de fonder son droit de punir sur le besoin de protéger la société et sur une thérapeutique des délinquants. C’est aussi contre la religion, semble-t-il, qu’on a de plus en plus essayé d’expliquer, de comprendre le criminel, au lieu de l’accuser et de l’accabler sous sa faute. En première approximation donc, tout le droit pénal évolue contre la religion et o’est bien ainsi que cette évolution a été ressentie par les hommes d’Eglise, par les juristes et par l’opinion publique.

Je voudrais examiner avec vous si une seconde approximation ne vous conduirait pas à dire que cette évolution est dirigée finalement contre des thèmes chrétiens dégradés, pervertis, et même, contre un vieux fond religieux pas très chrétien, peut-être même anti-chrétien, contre une religion de la vengeance et de l’expiation qui n’est pas le christianisme. Dès lors, si les interprétations du droit pénal qui sont actuellement en déclin, n’étaient chrétiennes qu’en apparence, est-ce que les motifs qui les remplacent et qui les refoulent ne sont pas au contraire plus proches d’un vrai christianisme ? Ne doivent-ils pas être acceptés dès lors en toute conscience pas le magistrat, le juriste, le théologien, le philosophe, le chrétien, non point comme une concession à l’esprit de sécularisation de notre époque, mais comme une recherche, comme une expression peut-être même plus authentique de la théologie chrétienne ? toutes les tendances actuelles de la pénalité, en apparence anti-religieuses, sont peut-être un moyen de redécouvrir un autre sens de la pénitence et de la punition.

Je tenterai cette analyse sur trois plans :

  1. Le problème de l’incrimination, c’est-à-dire la question « qu’est-ce qu’un crime, un délit, une infraction à la légalité ?
  2. Quelle est l’autorité qui fonde ce droit de punir ?
  3. Quel est le but de la peine ?

 

En somme, qu’est-ce qu’on punit, qui punit et en vue de quoi punit-on ?

I – Le problème de l’infraction

Tout droit civilisé, tout droit moderne en tous cas, implique que ne peut être incriminée et punie que l’infraction définie par la loi. C’est le principe de la légalité des délits et des peines. Le législateur définit le défendu et il le définit en tant que susceptible d’être puni. C’est sur ce terrain que le droit pénal pose aux théologiens la première question : parmi les conditions d’incrimination et à côté de ce qu’on appelle ordinairement l’élément matériel de l’infraction (constitué comme chacun sait par un minimum d’extériorisations de l’intention coupable, tentative, omission ou abstention repérable extérieurement), à côté de cet élément matériel, notre droit admet et continue d’admettre un élément moral : l’intention coupable elle-même. Et cet élément moral de l’infraction est si essentiel que c’est lui finalement qui permet d’imputer l’infraction à son auteur comme un crime (ici, bien entendu, le mot crime est pris au sens large). Ce facteur moral rend punissable en rendant imputable. La peine ne pourra être reliée à l’infraction qu’à la faveur de cet élément moral. C’est parce qu’il y a culpabilité qu’il y a punition et, si ce facteur moral était aboli, on ne pourrait plus rattacher la peine qu’à la société (pour la protéger), et non plus au coupable. Un homme est responsable quand il est susceptible de supporter les conséquences de son acte. Parmi ces conséquences, il y a précisément des conséquences pénales (à côté des autres comme les conséquences civiles de réparations du dommage). Etre susceptible de supporter les conséquences de son acte, c’est en particulier être capable de supporter la peine. Ce facteur moral dans notre droit pénal n’est pas objet de démonstration ; c’est le contraire qui est objet de démonstration : la responsabilité est toujours postulée et elle est postulée universellement. Au contraire, il faudra des raisons précises et énumérées dans une liste limitative pour abolir cet élément d’imputation par une preuve contraire. Les causes qui suppriment la responsabilité doivent être énoncées et elles-mêmes font l’objet d’une définition légale. Du même coup, notre droit pénal postule, avec la responsabilité, les deux idées jointes de liberté et de culpabilité. En somme, la culpabilité n’est pas autre chose que le fait pour notre liberté d’avoir pu autre chose. Quels problèmes théologiques cela nous pose-t-il ? Cela nous pose deux sous-problèmes :

1) Le premier, c’est la sécularisation de l’imputation, du fondement de l’imputation. En effet, en se séparant de sa base religieuse, le droit a décollé l’infraction de toute idée de péché : ce n’est pas un péché que l’on poursuit, mais c’est une infraction. Or, il n’y a péché que lorsque le pécheur est en situation devant Dieu ; la dimension « devant Dieu » est essentielle : « contre Toi, contre Toi seul, j’ai péché », dit le psalmiste. Et pour qu’il y ait péché, il faut qu’il y ait une deuxième dimension, la conscience. Ce n’est pas la conscience d’avoir commis tel péché, telle infraction : le péché est une disposition générale de toute l’existence par rapport à Dieu, le péché, en ce sens, est au singulier ; il n’y a des péchés que parce qu’il y a le péché. Or, sur ces deux plans, le péché devant Dieu et le péché comme disposition globale de toute l’existence, l’imputation juridique s’est séparée du péché. D’abord, parce que « devant Dieu » est incompatible avec l’imputation dans une société laïque qui ne connaît que la référence à une loi qui détermine le défendu, tout au moins cette zone du défendu qu’on appelle défendu social susceptible d’être puni. La loi se présente comme un phénomène autonome par rapport à toute réalité religieuse.

Ensuite, parce que la loi ignore le péché comme disposition générale de l’existence, la loi ignore le for intérieur, elle se trouve toujours en face d’infractions, mais l’idée qu’un homme soit méchant, qu’un homme soit coupable, elle l’ignore. Elle l’ignore au point de se mettre dans une situation très inconfortable, puisque l’essence du droit libéral consiste à dire qu’il n’y a pas d’infraction sans un élément moral et en même temps à ignorer la personne ; le juge ne sonde pas les reins et les cœurs. Par conséquent, la liberté que l’incrimination poursuit, cette liberté est cherchée seulement dans des actes et non dans une personne. Le juge inspecte, non pas les mobiles d’une personne, mais les intentions d’un acte et il préfèrera (discrétion ou respect libéral des personnes) incriminer, si l’on peut dire, des intentions vues du dehors. « Comment a-t-il fait cela, quand l’a-t-il fait, est-ce volontairement, est-ce sciemment ? » Jamais on n’ira accuser quelqu’un d’être en quelque sorte un « méchant ». L’introduction de la personne dans le procès a plutôt servi à disculper, à atténuer qu’à accuser. D’où la question : est-ce bien que la société renonce à déterminer le péché d’un homme ?

Je réponds franchement oui. Si le péché est notre situation véritable devant Dieu, cette situation ne peut être appréciée par personne. Le péché est objet de prédication ou d’aveu ; et pour accuser droitement le péché, je tiens qu’il faut être un prophète. Seulement, le péché n’est vraiment péché que lorsqu’il est reconnu. Il y a péché objectivement quand Nathan accuse David, mais il y a péché complètement quand David confesse son péché. C’est en ce sens que l’on peut dire que c’est uniquement dans la confession des péchés que le péché accède à sa dimension religieuse authentique. Par conséquent, je dirai qu’il est conforme à la fonction du magistrat (je prends le magistrat au sens très large de Saint-Paul : magistrat-législateur) de ne pas emprunter le regard de Dieu et sonder les reins, mais justement de se tenir modestement en-deçà, de mesurer simplement la faute à la loi et d’ignorer la méchanceté de la personne, tout en posant pourtant sa responsabilité, sa liberté afin qu’elle puisse répondre de ses actes.

Et justement, le droit fait bien de la poser, non pas comme le terme d’un regard immédiat sur le fond de la personne, mais comme un postulat. Je postule que l’homme est libre parce que c’est l’hypothèse sur laquelle peut être construit un ordre social pour qu’il y ait des répondants. Il est bon qu’on incrimine des actes et non le for intérieur, qu’on postule la liberté au lieu de la voir (seul, le regard de Dieu voit la liberté d’un homme).

Et puis, lorsqu’il y a vraiment des objections trop massives, qu’on les énonce et qu’on les porte au crédit de l’accusé. Nous apercevons ici la distinction qui me paraît devoir être respectée entre la dimension religieuse où le péché a un sens, et la dimension civile, politique, au sens de la « polis », de la cité, où l’infraction peut avoir un sens. Et il est bon que nous respections cette différence de plan quitte justement à rendre précaire l’incrimination de la société, puisqu’elle ne sera pas soutenue par une anthropologie fondamentale mais simplement par quelques postulats directeurs. Le droit postule le minimum qui est nécessaire pour que l’homme soit punissable.

2) Le deuxième problème qui est posé par l’incrimination, c’est l’extension de la zone d’irresponsabilité de l’homme. Non seulement le postulat de la responsabilité a décroché d’une vision religieuse mais même ce postulat de la responsabilité a subi une sorte d’assaut, dans une zone de plus en plus restreinte par la découverte de causes d’irresponsabilité de plus en plus nombreuses. Ici, la criminologie interfère avec le droit pénal. La compréhension scientifique du crime a agi dans le sens de la disculpation, d’abord parce qu’il est toujours vrai qu’expliquer c’est absoudre, ensuite parce que tous les progrès de la crimino-génèse ouvrent des perspectives très neuves sur la dynamique des actes et en particulier des infractions sociales. Le droit se contentait de postuler la responsabilité, puis de la nier quand elle était manifestement absente. Il s’en tenait à des intentions sans mobiles et à des actes sans personnes. Il se trouve maintenant en quelque sorte mis en cause par la criminologie qui, elle, va voir les actes dans la personne. Il est certain qu’en replaçant ainsi le crime dans son contexte psychologique, biologique, sociologique, la criminologie nous montre que les causes d’irresponsabilité qui avaient été définies il y a 150 ans étaient beaucoup trop rares : la minorité, la contrainte (et encore la contrainte externe qui était définie par la force à laquelle le prévenu n’avait pu résister) et la démence. Nous voyons bien que la plupart des crimes se meuvent dans une zone qui n’est ni la claire responsabilité telle qu’elle était définie, lucidité, maîtrise de la volonté, ni non plus ces irresponsabilités, on peut dire grossières, passives que représentent la minorité, la contrainte ou la démence. Et c’est là que va naître justement notre problème. Mais, avant d’apprécier théologiquement la signification de la criminologie, je voudrais tout de même montrer qu’il ne faut ni majorer, ni minorer son apport. La science criminologique, en effet, conclut-elle à la négation de la liberté humaine ? Elle l’a fait dans sa première phase, avec Lombroso et l’école sociologique française, en donnant des explications mécanistes du crime, par la constitution physique, par la morphologie du délinquant, comme s’il y avait une sorte d’action directe d’une structure organique sur certains actes. De même, les explications par le milieu, la misère, l’influence de l’organisation ou de la dissociation familiale ont laissé croire aussi que le milieu produisait en quelque sorte le crime, comme une sorte de sécrétion. Mais le déterminisme n’est pas une conclusion de ces sciences, c’est plutôt l’hypothèse de travail. Or aujourd’hui, il ne reste plus grand’chose de l’œuvre de Lombroso et de l’école sociologique française du siècle dernier. Les tares repérées par l’anthropologie lombrosienne, en effet, sont à peine plus fréquentes chez les criminels que chez les autres. On a eu le tort de confondre une réalité statistique, la criminalité, avec un événement chaque fois unique, le crime. Une étude sociologique de la criminalité montre que, dans une société donnée, il y a tant de crimes correspondant à telles structures sociales et, par conséquent, conduit à établir des lois de corrélation qui montrent une certaine stabilité du phénomène criminel (qui apparaît de ce point de vue là comme une sorte de fonction sociale : une société liquide un certain nombre de désordres fondamentaux en se payant, en quelque sorte, une certaine quantité de crimes). Mais on ne peut pas conclure d’une moyenne dans un groupe à une motivation dans un individu. C’est là la faute méthodologique, fondamentale de la criminologie lombrosienne et sociologique, d’avoir élaboré cet « être de raison » que serait la tendance au crime comme si elle était présente dans un criminel donné parce qu’elle serait présente dans une société donnée. De même que l’étude de la mortalité n’explique pas la mort, la criminalité n’explique pas le crime. On peut dire que le progrès de la criminologie s’est fait contre cette première criminologie grossière : le crime est une sorte d’oeuvre humaine singulière, issue d’une personnalité en relation avec un milieu multiple, et c’est dans cette espèce de relation dialectique entre un milieu et une personnalité que une fois, dans un certain endroit, naît un certain crime.

Le milieu n’agit jamais automatiquement. La relation d’un vivant avec son milieu est extrêmement complexe. On voit, même dans la psychologie animale, qu’un vivant élabore à certains égards son milieu ; au besoin, il le choisit. Il y a une sorte de réciprocité entre l’homme et le milieu. Or, l’école de Louvain, l’école allemande et l’école américaine ont montré qu’il fallait étudier toutes les démarches de la personnalité, de l’individu qui subit, accepte, refuse, voire recherche et adopte un certain milieu. Selon De Greeff, un individu traverse dans sa vie des milieux qui ne sont pas « inéluctables » de la même façon, au même degré. Par exemple, naître dans telle famille est inéluctable, mais l’école est un milieu d’inéluctabilité moindre ; de nombreuses études portant sur 150 à 180 criminels suivis de près à Louvain montrent que pour beaucoup l’école avait été un moment d’hésitation, (où le milieu offrait des possibilités) suivi d’une mauvaise rencontre, d’une déception., d’un défaut d’affection et à partir desquels la personnalité vire, se précise et se fixe généralement en choisissant son propre milieu. De jeunes dévoyés ont peu à peu trouvé le milieu de gangsters qui sera à leur image, qui les justifiera. Les processus de justification ne sont pas mécaniques, ce sont des processus de valorisation : il faut trouver l’estime, l’approbation de l’autre, par conséquent des jugements de valeur qui s’ajustent les uns aux autres. Cette recherche est justement une espèce de mécanisme causal analogue à ceux de l’ancienne sociologie criminelle. Il n’est donc pas exclu que le choix intervienne à de multiples carrefours.

De Greeff mentionne aussi les crimes provoqués, soit par le besoin de compenser les échecs familiaux, professionnels, etc…(influence de l’école d’Adler), soit par le besoin de « désengagement » (abandon au crime et au châtiment dans une sorte d’équivalence de suicide), analyse assez proche de certaines interprétations psychanalytiques, en particulier du fameux article de Freud sur le crime: « Aus Schuldbewustsein », c’est-à-dire « par conscience de culpabilité ». Le criminel s’enfonce dans la culpabilité pour satisfaire un surmoi particulièrement vampirique et se met dans la situation où il aura enfin un motif à sa culpabilité et, en plus, le châtiment.

Ainsi, la criminologie nous amène à voir des degrés extrêmement nombreux entre l’impuissance à vivre à hauteur d’homme et la volonté expresse de vivre en-dessous de soi-même, de s’agréger à un milieu pervers qui consacrera cet abaissement. Cette criminologie fine multiplie les dogmes d’irresponsabilité entre l’irresponsabilité pure et la responsabilité pure et elle montre que les choses essentielles se passent dans ce clair-obscur. Elle conduit au même résultat à propos de toutes les situations semi-morbides. Les vrais déments sont rarement criminels. Les crimes naissent beaucoup plus dans cette zone indécise des déséquilibres affectifs, des semi-névroses où se trouvent des hyperémotifs, des anxieux, des impulsifs dont on ne peut pas dire qu’ils sont irresponsables. N’est-il pas frappant que dans les grands troubles affectifs il y a un sens extrêmement vif de la responsabilité et de justification, on particulier le rôle du sentiment d’injustice subie ? La riposte pare à cette injustice. Combien de crimes sont des crimes justifiés, par conséquent placés sur un terrain de responsabilité ? La pathologie criminelle rencontre d’autres fois les sentiments moraux du criminel lui-même lorsqu’il commet un crime en vue du châtiment pour satisfaire cette justice intérieure.

Ainsi, la criminologie élargit certainement la zone d’irresponsabilité. Mais elle ne ruine pas l’hypothèse de la liberté. Cette hypothèse est pour une part celle du criminel lui-même, sauf dans les cas d’extrême déchéance. Je conclurai cette analyse par un mot de De Greeff dans un article qu’il a publié l’an dernier dans la Revue internationale « Défense Sociale » : « On peut considérer comme probable que l’avenir jugera durement certaines tendances à supprimer la notion de faute et de repentir ».

Que devons-nous penser de cette extension de l’irresponsabilité de l’homme ? Il est curieux de voir qu’au siècle dernier, la plupart des gens religieux ont protesté. Ils ont résisté comme si on leur retirait leur droit. Tout à fait curieuse la méchanceté des gens religieux qui tiennent absolument à ce que les gens soient coupables, responsables, comme si le chrétien était là pour accuser à tous coups et ne jamais excuser ou disculper.

Je pense que les vrais péchés paraissent rarement devant les tribunaux. La société connaît ce qui menace l’ordre public et, par conséquent c’est cette menace qui fait la gravité des fautes, mais la menace à l’ordre public est loin d’être une mesure de culpabilité vraie. Je soupçonne un petit peu qu’aux yeux de Dieu, les péchés les plus graves apparaissent rarement dans des infractions judiciaires : les défauts d’affection, les injustices profondes, la façon dont on peut briser la vie d’autrui par des silences, des omissions., des habiletés de carrière, c’est probablement beaucoup plus grave pour détruire la vocation d’autrui que certains crimes qui sont probablement des sous-produits du péché des autres . Je chercherais plus volontiers le péché dans ce sens vindicatif de la foule qui demande des têtes, parce qu’au fond, elle purge sa propre culpabilité en la déplaçant sur d’autres. On peut dire en quelque sorte que le criminel est un délégué au péché de tous. Peut-être est-ce là que pourrait servir la notion de criminalité : quand on voit qu’une société se paye une criminalité régulière et constante, c’est un signe d’échec de la société ; elle compense son échec en punissant les coupables qui sont comme les délégués à son propre mal de structure. Je crois que c’est là que le sens ecclésial du « nous autres pauvres pécheurs » doit nous mettre en garde contre cette valeur substitutive du crime à l’égard du péché. Je ne veux pas du tout dire que le criminel ne soit pas lui-même pêcheur devant Dieu, mais je dis: je n’en sais rien. Et c’est pourquoi quand je vois la criminologie disculper l’homme, sinon totalement, du moins très largement, je pense que cette disculpation a une signification théologique profonde parce qu’elle est corrélative à la redécouverte de la culpabilité des autres. Il y a une réalité communautaire du péché. C’est notre péché qui s’inscrit en négatif dans la disculpation d’un seul accusé à notre place. Je conclurai donc ce premier point consacré au rapport entre crime et péché en disant que lorsque le droit moderne dissocie le crime du péché, il est très respectueux de la dimension religieuse du péché et en même temps très respectueux du mystère d’iniquité que constitue le péché et qui n’est nullement localisé dans le criminel. Que le législateur ignore ce mystère d’iniquité, je pense que cela fait partie de son culte raisonnable

II – D’où procède le droit de punir ?

Je voudrais montrer ici, plus fortement encore que tout-à-l’heure, que la perte d’un certain fondement théologique n’est pas la perte de tout fondement théologique mais peut-être la redécouverte d’un fondement plus vrai. Nous constatons que le droit de punir des sociétés modernes s’est éloigné en apparence de toute référence religieuse. Mais de quoi au fond s’est-il éloigné ? Essentiellement d’une théologie de la colère, de la vengeance divine. Précisément, on peut se demander si ce fondement était spécifiquement chrétien. On est tout à fait frappé de voir qu’il a précédé le christianisme, il a même précédé la société hébraïque et au fond, il appartient à la couche archaïque de la conscience religieuse, celle de l’impur, celle de la souillure ; c ‘est là que nous avons la théologie de la vengeance ; c’est à ce niveau de profondeur (que le Dr. Esnard appelait la « prémorale ») que la transgression d’un interdit déchaîne une puissance destructrice sans aucun égard pour la responsabilité du coupable parce que cette puissance vindicative, au fond, ne s’occupe pas des hommes mais d’elle-même si l’on peut dire. Elle vise à restaurer l’ordre aux dépens d’une victime quelconque et c’est pourquoi, comme on le voit dans les droits archaïques, on peut punir, aussi bien un enfant, un fou, un animal, une chose. On voit bien là que la sanction est antérieure à la responsabilité : le sacré exige pour le prix de son intégrité une victime. Au fond, c’est peut-être là l’origine préchrétienne, fondamentale du droit de punir, cette vieille loi de rétribution qui pèse sur nos vieux codes. Dans cet archaïsme religieux, le magistrat est vraiment ministre de la vengeance divine. Or, c’est cette théologie de la colère que le droit n’a cessé de refouler ; cette lutte contre la théologie de la vengeance est absolument contemporaine du

droit. Certains ethnologues estiment même que le droit est né contre l’idée de vengeance, pour conjurer la vengeance des dieux, plutôt que pour l’exécuter, pour se soustraire à cette espèce de déchaînement divin.

En tous cas, il est certain que droit pénal est « droit » seulement par souci de la mesure dans la punition ; la pénalité devient « droit » avec le souci du coupable, le droit du coupable à une peine juste, proportionnée aux torts qu’il a faits à autrui et à son degré de culpabilité. On peut dire que le droit n’est pas né dans l’ordre pénal, mais il est né pour refouler le pénal par le civil. En ce sens, quand nous parlions tout-à-l‘heure du principe des sociétés libérales, à savoir qu’on ne peut punir que ce qui a été défini par la loi (ce principe de la légalité des délits et des peines qu’il faut maintenir à tout prix contre les tentations totalitaires), ce qui est important là-dedans, c’est l’idée de légalité. L’idée que la société va punir selon une légalité qui définit les délits contre tout arbitraire et mesure les peines contre tout excès et contre toute démesure, c’est le droit lui-même. Il y a un très beau texte de Beccaria : « Les lois seules peuvent fixer

les peines de chaque délit et ce pouvoir ne peut résider que dans la personne du législateur » … et il ajoute : « la personne du législateur qui représente toute la société unie dans un contrat social ». Admirable texte qui montre que le législateur quand il punit ne représente pas la vengeance, mais le lien social. Quand on pose la question du droit de punir, il me semble qu’on pose deux questions et non pas une : l’origine de la punition et l’origine du droit en tant que définissant et mesurant cette punition. Je dirais que la punition comme telle vient de la vengeance archaïque mais que la mesure vient du principe général de légalité, de la légalité qui est l’essence même du droit. C’est une

chose que Rousseau avait très remarquablement vue, dans le livre II du « Contrat Social », chapitre 12, lorsqu’il dit : « Les lois criminelles sont moins des espèces particulières de lois que la sanction de toutes les autres ». C’est un droit subsidiaire. Je crois qu’il faut maintenir cela très fermement.

On voit maintenant en quoi consiste la laïcisation du droit pénal. On peut dire que c’et un essai pour reprendre au compte de la société, non seulement la légalité des délits et des peines, mais même la puissance de sanctionner. Je dirais que c’est l’élimination de la colère divine comme motif du droit de punir.

Quel va être alors le fondement du droit de punir. Nous rencontrons ici cette idée de défense sociale dont je vous ai montré tout-à-l’heure qu’elle n’est pas seulement laïque mais qu’elle est théologiquement bien fondée. Il s’agit de protéger la communauté du peuple en sanctionnant tout ce qui menace la vie de cette communauté. C’est la défense de l’ordre de cette société, de l’ordre qui organiser, oriente cette société et lui donne un avenir. Cet ordre doit être défendu.

On est ici en plein dans la réalité vécue d’une communauté. Une communauté a une existence éthique. Ce que Rousseau a appelé « contrat social », c’est la vérité même de la communauté. Une communauté n’existe que par un consentement mutuel. Un groupe humain ne cohabite, ne coexiste, au sens fort du mot, que par un ensemble de valeurs reconnues qui constituent sa morale commune, qui constituent les fondements moraux de cette société. C’est ce fonds de valeurs communes que le droit pénal protège ; il a une fonction communautaire en tant que la communauté est elle-même réalité éthique, réglée par des normes qui la dépassent et qui lui donnent une existence morale ; On peut douter de ce fondement, mais je crois que c’est douter alors qu’il y ait une communauté, une nation, une humanité ; c’est tout à fait possible, mais absolument vain, parce que c’est se retrancher de toute communauté : il n’a jamais existé de communauté sans un ensemble de choses permises et de choses défendues. Il y a eu des codes, des groupes sociaux avant le Décalogue. La Décalogue ne nous paraît pas du tout être l’invention de la morale, bien plutôt et fondamentalement une surélévation des codes déjà existants par une volonté de sainteté que ces codes eux-mêmes ne comportaient pas (ils définissaient simplement ce qui permet à une communauté d’exister, de survivre). L’essentiel, me semble-t-il, du Décalogue n’est pas tel et tel commandement, qui a pu être connu avant, mais c’est l’exigence absolue qui désormais va traverser chacun de ces commandements.

Le fondement du droit de punir, c’est la morale concrète, au sens fort du mot, opposée aux abstractions de la réflexion philosophique ; la morale dont vivent les gens en tant qu’ils existent ensemble, en tant qu’ils coexistent. Et cette morale concrète a sa lente histoire, ses crises et son évolution irréductible aux caprices des individus.

Je ne pense pas du tout que ce soit l’Etat qui invente le fondement du droit de punir. La protection de la communauté, ce n’est pas la défense des intérêts de l’Etat qui est lui-même au bénéfice de la communauté. Le droit exprime le sens éthique implicite aux mœurs. C’est du fond de cette éthique de la communauté que le législateur détermine les délits et les sanctionne comme ce qui menace (l’idée de menace est très importante ici) l’ordre que cette éthique institue. En résumé, le droit de punir, c’est le droit de défendre par la force l’ordre au sens où cet ordre est un ordre éthique implicite à la vie de la communauté.

Si cette analyse est exacte, c’est-à-dire d’abord s’il est vrai que la vieille punition est un procédé archaïque de la religion de la colère divine, et ensuite s’il est vrai que tout notre droit s’efforce d’évacuer cette colère divine pour lui substituer la défense de la communauté, que signifie pour la théologie chrétienne ce double mouvement ?

Les mots qui viennent sans cesse dans Romains XIII, ce sont les idées d’institution, d’ordre en tant qu’établi : « le magistrat est le ministre de Dieu pour ton bien », idée d’une éthique régulatrice du droit de punir. Il n’est pas question de colère ni de vengeance puisqu’au contraire il est dit : « la colère, la vengeance, le Seigneur la réserve pour lui. Je ne vois dans Romains XIII aucune espèce de référence de la magistrature humaine à la colère de Dieu, mais plutôt à l’ordre, la « taxis », ou encore à une sorte de pédagogie humaine. Au fond, la justice des hommes est divine tant qu’elle reste humaine : je dirais que c’est son institution divine qui fonde sa vocation d’être humaine et rien qu’humaine. La justice est au nom de Dieu, justement quand elle n’est pas justice de Dieu mais lorsqu’elle est institution humaine visant au service du bien humain. Nous nous demandons si le chrétien doit appuyer par motif de conscience le mouvement de laïcisation du droit de punir et je dis très fermement oui, car la divinisation du droit de punir, c’est précisément sa démonisation, c’est son mensonge principiel. C’est la justice humaine, rien qu’humaine qui est d’institution divine.

III – La dédivinisation de la peine

C’est là que la vieille théologie de la colère et de la vengeance se réfugie, celle que la foule professe à son insu lorsqu’elle réclame des têtes. La vieille religion a été chassée de la définition du crime et même de l’autorité du tribunal mais elle se réfugie dans la peine. La vieille religion féroce qui veut payer la mort d’Iphigénie par celle d’Agamemnon, son père, puis celle d’Agamemnon par celle de Clytemnestre, épouse adultère, puis celle de Clytemnestre la mère par celle d’Oreste le fils jusqu’à ce que, ô miracle, l’Erinye vengeresse se mue en Euménide, c’est-à-dire en bienveillance. Ce qui est étonnant, c’est que l’Erinye vengeresse devient Euménide, quand Athéna fonde un tribunal humain, l’Aréopage. C’est ainsi que finit « l’Orestie » d’Eschyle : enfin les tribunaux sacrés ne connaîtront plus les affaires de sang, mais un tribunal civil, bien laïc, bien humain permettra à Oreste de vivre. Je crois qu’il y a là un symbole admirable : il faut un tribunal laïc pour exprimer que les dieux sont bons. Ainsi, dès la Grèce, la laïcisation du tribunal a été la voix par laquelle une parole de bienveillance, de miséricorde, d’espérance a pu être entendue et comprise par des Grecs.

Et pourtant, la théologie de la colère n’a pas lâché prise : chassée de la démesure de la peine, elle s’est réfugiée dans la fidélité de la peine et son nom est alors expiation, cette prétention qu’on pourrait effacer par la souffrance les effets proprement moraux de la faute, cette loi de compensation d’un mal moral par un mal de souffrance. Si cette idée a pu durer si longtemps, c’est qu’elle n’est pas simplement une sorte de survivance mais qu’elle a exercé en somme une fonction utile, une fonction de rationalisation. On a cru que par là-même la peine était rendue intelligible : on souffre parce qu’on a péché et on est responsable parce qu’on est capable de supporter la souffrance comme conséquence de la faute. Remarquons bien ce « parce que ». L’expiation porte avec elle une charge de rationalisation. La peine de mort, par exemple, sera un cas où pour une fois la mort aura un sens. On a assisté à une double évolution :

  1. la substitution de l’idée de défense de la société, de maintien de l’ordre, à l’expiation. C’est la société qui est la fin de la peine, c’est pour que l’ordre ne soit plus troublé que l’on punit. Mais alors, élimination, intimidation, prévention ne peuvent pas constituer un substitut suffisant à l’expiation, car si elles justifient la peine aux yeux de la société, elles ne la justifient pas aux yeux du coupable : une conception de pure intimidation ou de pure prévention rend la peine absurde pour le criminel, car il n’y a plus de lien entre le crime et la peine, le « parce que » de l’expiation, (« tu souffres parce que tu es méchant »), n’est remplacé par rien : au contraire, la peine vient comme une souffrance étrangère à l’essence même du crime.
  2. D’où alors, l’amendement qui a été la deuxième grande substitution à l’idée d’expiation et qui est cette très belle idée que la peine est tournée vers l’avenir, qu’elle est un élément de transformation du criminel dans le sens de la réintégration à la communauté. Platon disait dans le « Gorgias » : « l’homme injuste n’est pas heureux ; subir le châtiment est le seul moyen d’être heureux ». Il faudrait comprendre que la vraie fonction de la peine, ce n’est pas que l’ordre soit vengé, c’est que l’homme soit heureux.

Il y a là une difficulté : on pourrait dire que l’essence de l’amendement et l’essence de l’expiation sont la même chose et c’est vrai à certains égards. La souffrance en effaçant la faute restaure le criminel en restaurant l’ordre. Je crois tout de même qu’il y a une différence spirituelle considérable entre expiation et amendement : ce sont là les deux niveaux fondamentaux de la religion ; dans l’expiation, on regarde vers le passé ; il s’agit de réparer ; il y a l’idée de retour à l’ordre antérieur, que vous trouvez dans toute idée de vengeance. Dans l’amendement, il y a l’idée d’une histoire où le crime a été le chemin d’une promotion spirituelle ; l’amendement est lié à une parole d’espérance ; l’amendement vise à sauver l’homme. L’expiation a un aspect négatif, l’amendement a un aspect positif.

Or, le christianisme, c’est la religion de l’amendement et non de l’expiation (voir Mabillon, ses réflexions sur les prisons dans les ordres religieux, la réforme pénitentiaire avec l’isolement du coupable pour qu’il puisse méditer).

Nous sommes ici au fond du problème théologique : en vue de quoi punit-on ?

Il me semble que le point d’insertion dans la théologie de l’idée de peine, de l’idée de punition a été traditionnellement mal choisi. Je crois que cette erreur grave, cette erreur qui traduit peut-être le ressentiment des vieillards (je crois que Freud a dit des choses excellentes sur les caractères vindicatifs de la justice faite par des vieillards), cette espèce de déplacement du centre théologique est très significatif de ceux qui l’ont fait. Le point d’accrochage de la punition dans la théologie, je dirais que ce n’est pas la doctrine de la justification, en dépit de l’apparence trompeuse des mots mais que c’est la sanctification. Et pourquoi ? Si la Passion du Christ a un sens, c’est bien celui d’accomplir et d’abolir toute expiation. La passion de Jésus-Christ, c’est l’unique et la dernière expiation et de quelque façon qu’on la comprenne, soit qu’on dise que c’est parce que l’expiation est vraie et alors qu’elle est satisfaite, soit qu’on dise qu’elle est fausse et que justement il n’y a pas d’expiation parce que le Christ n’a pas expié mais qu’il s’est donné gratuitement, qu’on tranche la question comme on voudra en disant que l’expiation est morte parce qu’elle est accomplie ou bien parce qu’elle est dépassée, si la passion de Jésus-Christ a un sens, rien, ni personne, ne peut ajouter quoi que ce soit à l’expiation du Christ. La mort du Christ, c’est la mort de l’expiation.

On m’objectera que Saint-Paul a dit : « J’achève dans mon corps ce qui manque aux souffrances du Christ ». C’est là que nous voyons l’aspect positif du fondement théologique de l’amendement. Je crois qu’il faut comprendre en termes de sanctification que ce dont parle Paul ici, c’est la pénitence. Oui, le chrétien peut connaître une souffrance de pénitence par laquelle il est associé, comme dit Saint-Paul, à la passion du Christ. Ce n’est pas du tout pour la justification mais pour l’éducation de l’homme qu’il lui est permis d’ajouter quelque chose à la souffrance du Christ. C’est pourquoi c’est toujours avec réserve qu’il faut lire ces textes par où la théologie catholique a réintroduit dans le christianisme et maintenu dans l’histoire des hommes la vieille idée de pénalité comme expiation (l’homme serait un co-expiateur avec le Christ). Je pense à ce texte de Saint-Thomas : « l’homme est uni à Dieu par la volonté ; c’est pourquoi la tache du péché ne peut être enlevée en l’homme que si la volonté accepte l’ordre de la justice divine, c’est-à-dire si l’homme s’impose librement une punition en compensation de la faute ». C’est là la perversion première des pénitences, qui en fait un moyen de justification de l’homme (en ce sens le christianisme a été une relance de la vieille expiation et du sadisme fondamental de la religion primitive). Alors qu’il faudrait comprendre la souffrance de pénitence comme la rude éducation du Saint-Esprit, comme le dur écolage de la sanctification. Amendement, émondation, conversion, ou pour mieux dire, pardon et libération, et non pas jugement, expiation, compensation et restauration. Que la pénitence soit une forme de tristesse, de souffrance, ne signifie pas qu’elle expie.

C’est à cause du lien entre la pénitence et la passion du Christ et à cause de son lien avec l‘Eglise et la confession volontaire du fidèle que nul tribunal ne peut administrer la pénitence ; le pouvoir du juge n’est pas le pouvoir des clefs ; celui-ci est à l’intérieur de la communauté des saints et non au tribunal des hommes. Aussi la seule chose que puisse faire le tribunal des hommes, c’est d’aider l’homme à reprendre sa place dans la société. La pénitence reste le secret de l’homme devant Dieu et parmi ses frères. Pour dire les choses autrement, je dirais que le juge n’est pas mon pasteur quand il me condamne ; il est le magistrat. Si la justice est instituée de Dieu, elle va consister à donner une sorte de figure, un analogue de la pénitence dans l’amendement. L’Etat et ses magistratures se rattachent indirectement au salut, à la sanctification par le moyen du bien. C’et pour cette raison que l’Etat est un éducateur du genre humain ; sans aller à la racine du mal, il maintient l’ordre en développant la justice. En somme, la punition, c’est seulement un aspect de cette éducation du genre humain. Elle protège l’ordre et même le rend sensible en le sanctionnant.

Je dirais pour finir que le point de jonction de l’amendement et de la pénitence, le seul point que l’on peut dire à la frontière des deux ordres, c’est le repentir. La justice laïque ne l’exclut pas du tout. Au contraire, le but de la justice laïque, c’est de s’élever au moins jusqu’au repentir, à la reconnaissance d’une culpabilité et donc à une certaine volonté de coopérer à sa propre insertion dans la communauté. Cela est tout à fait compatible avec l’idée laïque du droit pénal.

Comme nous le disions dans la première partie, la criminologie ne tend nullement à éliminer la responsabilité. On ne doit pas non plus éliminer la responsabilité de la pénalité elle-même. Au fond, le repentir, c’est la prise en charge par l’homme lui-même de son amendement, comme la culpabilité, c’est la prise en charge de la faute ; le repentir marque le point d’impact possible de la pénitence. Vous voyez qu’il en est du repentir par rapport à la pénitence comme de tout l’ordre politique par rapport au salut. L’ordre politique est une chance pour la prédication ; de même, le repentir social, le repentir laïc, c’et une brèche par où peut pénétrer la parole de salut, la parole de la rémission des péchés et de la pénitence. Je dirais donc que la règle du magistrat chrétien, qui peut être la règle d’or de tout le système pénitentiaire, devrait être : ne jamais écraser, humilier, avilir un coupable au point de rendre impossible la tristesse de la pénitence. Mais nul ordre laïc ne peut aller au-delà, car le passage du repentir à la conversion, de l’amendement à la pénitence n’est pas œuvre de magistrature. Nulle institution, indûment appelée pénitentiaire, ne peut la commander, car ce passage est un saut dans un autre ordre qui n’est plus celui de la justice des hommes, mais celui de la charité du Christ. Je conclurai donc tout cet exposé en disant que la justice humaine reste dans son ordre, non seulement quand elle renonce à la vieille religion terroriste et sanguinaire de l’expiation, mais même quand elle refuse de faire ce pas de la pénitence qui est pourtant la véritable doctrine de l’Eglise, quand elle se tait sur la pénitence du cœur qui appartient au cycle de la passion du Christ. Bref, la justice est instituée de Dieu quand elle renonce à être divine et accepte d’être humaine et rien qu’humaine.

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La justice reconstructive : un nouveau sens de la peine ?

Exposé d’Antoine GARAPON

Qu’entend-on par justice reconstructive ? J’adopte ce nom pour ne pas multiplier les appellations en me rangeant au choix de Jean Marc Ferry qui parle d’une étique reconstructive dans un sens philosophique, et aussi pour rester proche de l’anglais « restorative justice ». Un courant largement majoritaire l’assimile à la médiation, c’est-à-dire à une justice non-violente, alternative, plus constructive que la justice pénale étatique. Ce mouvement prend sa source parmi des militants d’origine chrétienne, protestants nord-américains et nord-européens principalement. Ce sont, en effet, les églises protestantes américaines qui lancent le mouvement, durant les années 80. A côté d’eux, on trouve également des pacifistes qui ne supportent pas la violence d’Etat. Une figure emblématique de cette justice est Desmond Tutu, évêque protestant et militant anti-apartheid, qui confirme son empreinte religieuse. Religieux laïcisés ou militants croyants dans une justice non-violente, à chaque fois le rapport à la violence semble déterminant. C’est pourquoi, ce matin, je voudrais vous montrer qu’on ne peut réduire la justice reconstructive à cette dimension non violente, infiniment importante et que je respecte d’ailleurs, et qu’elle recèle quelque chose de plus profond, une véritable recomposition de la philosophie de la peine.

J’aborderai donc dans un premier point, la crise de symbolisation de la peine : la prison sert aujourd’hui peut-être encore à quelque chose mais ne symbolise plus. Et c’est bien là le problème. Elle n’articule plus le rapport au mal, le rapport à la violence et en même temps, une perspective rédemptrice, pour ne pas quitter le vocabulaire chrétien. Nous voici à une période charnière, à une fin de cycle, qui se voit nulle part mieux que dans la peine. Il faudra interroger ensuite les prémices philosophiques de cette justice reconstructive. On verra qu’elle procède moins d’une idée neuve que des retrouvailles avec une tradition ancienne qui avait été refoulée. Enfin, il faudra tenter de décrypter le nouveau vocabulaire de cette peine reconstructive, qui n’est pas forcément non violent.

I. La crise de la symbolisation de la peine

La peine classique, depuis Beccaria, était référée à la prison et à l’amende, c’est à dire à des équivalents universels qui permettaient de liquider le crime et donc de sortir de la violence. La peine était chargée à la fois d’annuler le mal, de distinguer une violence légitime d’une violence illégitime, et d’apaiser le groupe social et la tension des victimes. En ce sens là, la prison représentait une évolution par rapport aux peines d’Ancien Régime. Mais nous assistons aujourd’hui, à une crise, c’est-à-dire au sens étymologique à une transformation profonde, de cette fonction symbolisatrice de la peine. Nous voici à la fin d’un cycle, d’un cycle très long qui a commencé avec la naissance de l’Etat moderne, entre le 12 et le 14ème siècle, par la lente dépossession des victimes de l’injure qui leur était faite et par le monopole du souverain qui devenait l’éminente victime. Le souverain, l’Etat aujourd’hui, est la victime substitutive de toutes les injures privées, et bien sûr, il se substitue à la vengeance privée pour mettre un terme au conflit.

Montée en puissance de l’Etat, dépossession des victimes et impersonnalisation des peines marchent donc d’un même pas. Comme l’a montré brillamment Ernst Kantorowicz, L’empereur Frédéric II impose son pouvoir en se glissant dans toutes les procédures pénales en tant que partie publique représentant toutes les victimes particulières. L’Etat se construit en accaparant la vengeance et en excluant le pardon : toutes les infractions deviennent des insultes au prince. Se développe également un principe qui me semble extraordinairement important politiquement, qui est au cœur même de notre procédure classique républicaine de la loi : la présomption d’innocence. Les citoyens sont présumés innocents sauf à prouver leur culpabilité, c’est-à-dire leur intention criminelle.

La prison, enfin, doit permettre de distinguer la violence légitime de l’Etat de la violence criminelle et aussi de la violence de la nature. Foucault ouvre son célèbre Surveiller et punir sur le spectacle du supplice de Damien en constatant que les supplices deviennent insupportables à l’opinion publique qui ne voit plus la différence entre l’horreur du supplice et la violence du crime. La prison va bien sûr mettre un terme à cette indifférenciation violente très grave. La paix civile repose sur l’interdiction totale et absolue du meurtre à l’intérieur de l’Etat qui s’accompagne, je n’aurais pas le temps d’en parler, de l’autorisation du meurtre à la guerre pour la défense de la patrie. Sur le champ de bataille, toutes les violences sont autorisées.

Aujourd’hui, tous ces éléments, qui étaient solidaires, sont troublés. A cause, tout d’abord, de la perte de puissance symbolique de l’Etat. Entendez-moi bien : l’Etat se porte plutôt bien, beaucoup mieux qu’on ne le pense et surtout chez nous en France, mais c’est sa capacité à se poser comme un médiateur symbolique des rapports sociaux qui est en crise. On ne voit plus le modèle social de référence, les règles de vie sur lesquelles s’adossait le consensus politique. D’où la montée en puissance des victimes. De la même manière que l’Etat s’était construit en excluant les victimes du

procès pénal, on assiste aujourd’hui au phénomène inverse, c’est-à-dire à la montée en puissance des victimes au fur et à mesure que dépérit la puissance symbolique de l’Etat.

La souffrance des victimes tend à supplanter la transgression de la loi commune. Je vous renvoie sur ce point à l’histoire du viol[1] de Georges Vigarello qui montre que le viol fin XVIIIème, début XIXème était perçu comme un blasphème, un outrage à la religion. La victime était reléguée au second plan, à ce point que parfois, en cas de ce qu’on appellerait aujourd’hui la pédophilie, l’enfant pouvait être incarcéré en même temps que l’auteur parce qu’il était « enveloppé », en quelque sorte, par la souillure du crime, ce qui aujourd’hui nous paraît complètement absurde. Pourquoi ? Parce qu’on est passé d’un fondement religieux de la prohibition du viol à une justification par le préjudice causé à la victime, non seulement le préjudice physique mais aussi le préjudice moral, le mal irréparable qui est ainsi engendré. Cela va de pair avec le développement des sciences humaines qui peuvent formuler et quantifier cette souffrance invisible. D’ailleurs, un axe majeur de la critique de Beccaria des peines d’Ancien Régime porte sur ce qu’il appelle la pédérastie, on dirait aujourd’hui l’homosexualité. L’Etat ne doit pas s’intéresser à la pédérastie parce qu’elle ne fait pas à proprement parler de victimes, c’est une règle purement abstraite. Le droit pénal ne doit poursuivre de ses foudres que des comportements qui nuisent à autrui, et laisser Dieu punir lui-même les outrages qui lui sont fait. Shaskespeare dans Mesure pour mesure, qui est une superbe réflexion sur le droit pénal, sur le droit du souverain et sur la peine, traite d’un crime qui n’en est pas vraiment un puisque c’est le crime d’aimer, le péché de chair, qui ne cause aucun tort à la femme offensée qui aime.

Le foyer de sens du crime, aujourd’hui, n’est plus le blasphème de la loi religieuse, ni la transgression des lois de la république, mais la violence faite aux victimes. « Victimité » au demeurant d’autant plus tapageuse qu’elle est incertaine : être victime, c’est être reconnu tel par un tribunal. C’est pourquoi on assiste à une compétition pour se faire reconnaître comme victime. L’important alors c’est d’accuser, plus exactement, de trouver les relais de son accusation dans les médias qui sont une immense machine d’accusation. Il faut trouver une cause à son mal et désigner publiquement son agresseur. D’où le retour de ce que François Tricaud appelle l’agression éthique[2].

Quelles sont les conséquences de ce mouvement tellurique, de cette fin de cycle commencé non pas à la Révolution, ni aux Lumières, mais à la constitution de l’Etat moderne ? La première conséquence est ce qu’on pourrait appeler la fin de l’innocence. Je me contenterai d’un petit exemple : la baisse drastique des personnes reconnues irresponsables pénalement parce que malades mentales. Puisque ce qui fait sens, c’est le mal causé à la victime, l’intention coupable devient secondaire : on peut faire beaucoup de mal sans le vouloir comme dans l’affaire du sang contaminé ou sur la route. On va traiter selon un même schéma narratif et un même raisonnement, les

préjudices causés par la nature, comme les inondations, et le mal causé par une volonté criminelle. La cause humaine compte moins que le préjudice causé à la victime. La concentration sur la victime relègue au second plan les interrogations sur l’innocence. Il paraissait injuste, au début 19ème siècle, de condamner un fou, c’est-à-dire quelqu’un qui n’avait pas eu la volonté de faire du mal. On mesure l’affaiblissement de l’idée d’innocence à la montée des incriminations floues (délit de « mise en danger d’autrui » par exemple). Il devient de plus en plus facile de commettre des crimes sans le vouloir délibérément, par inattention, par inadvertance ou par négligence. Cette migration du centre de gravité de notre système pénal de l’auteur vers la victime a pour conséquence de rendre tout le monde suspect.

Cet affaiblissement de la loi se traduit également par une curieuse attitude que Nathalie Heinich appelle le paradoxe permissif[3]. On veut transgresser, mais désormais avec l’autorisation de la loi, comme le montre certaines réactions, en matière d’art, à la censure (affaire « baise-moi ») ou encore le récent débat sur la violence des images. Auparavant, la loi procurait un repère social clair, que l’on respectait ou que l’on violait – peut-être pour de très bonnes raisons – mais on ne demandait pas le droit de ne pas respecter le droit. La loi offrait l’institution du mariage à ceux qui voulaient s’unir, libre aux autres de vivre en concubinage s’ils le voulaient mais à condition de ne pas réclamer les avantages de l’union consacrée par le droit. Le PACS dans une certaine mesure (il était pleinement justifié de donner un statut aux couples homosexuels mais à condition d’aller jusqu’au bout de la logique et de protéger le partenaire abandonné et spolié) comme l’alignement de la famille naturelle sur la famille légitime, permettent à ceux qui refusent l’institution d’en tirer les bénéfices sans les servitudes (on songe à l’absence d’encadrement juridique de la séparation notamment). Cette attitude se retrouve chez certaines victimes qui ne s’estiment pas liées par le droit tout en demandant sa protection. Avec la loi disparaît l’innocence mais aussi la transgression.

Tout cela est le signe d’un affadissement de la loi pénale comme un repère collectif indépendant de la perception subjective des uns ou des autres. Cela se traduit par un affaiblissement du rapport transgression / culpabilité au bénéfice du couple excitation/dépression comme révèle l’excellent livre d’Alain Ehrenberg dans lequel il montre que la topographie freudienne des névroses, qui était liée à la culpabilité, tend à céder du terrain devant la dépression. Pourquoi la dépression ? Parce que, quand il n’y a plus de règles communes, ce qui est important c’est la capacité. Vais-je me montrer à la hauteur de la situation, vais-je être à la hauteur de mes espérances ? Excitation des promesses faites à soi-même et dépression devant l’incapacité de les accomplir (on verra que dans la peine, cette référence à l’incapacité prend plus de sens).

Il devient également plus difficile de discriminer la violence légitime de la peine ou de la punition de la violence plus légitime du crime. Pour Foucault, tout est pouvoir et donc à terme violence faite à l’individu, entrave à son affirmation de puissance. Il peine à distinguer d’une part, la violence légitime, c’est-à-dire l’usage acceptable de la contrainte, l’application juste de la force publique, et, de l’autre, la violence illégitime du crime. Il ne voit la violence que d’un côté : celui des institutions. A cette incapacité répond de manière symétrique celle de certains militants de la « restorative justice » qui ne peuvent concevoir le mal contenu dans la condition humaine. Pour eux, il n’y a pas de mal, il n’y a que des malentendus ; et donc si l’on met des gens de bonne volonté en présence, ils vont s’expliquer et leur explication va, non pas résoudre, mais dissoudre le conflit. Ces deux attitudes sont deux « signes » dans des directions différentes d’un même dérèglement, d’une même incapacité à regarder en face la question du mal, l’origine de la violence, questions fondamentales pour saisir la tâche de la politique. Puisque ces repères communs, autrefois contenus dans la loi, tendent à devenir plus flottants, la violence apparaît moins comme la transgression d’une loi que comme la perversion d’une relation. Ouvrez votre poste de télévision ou n’importe quel magazine, de quoi parle-t-on ? De l’inceste, des violences sexuelles, d’embrigadement sectaire, du harcèlement, moral ou sexuel, du bizutage, des violences domestiques, etc. Ce type de violences – il y en a bien d’autres qui nous préoccupent moins – ont toutes pour caractéristique d’avoir pour théâtre une relation, une relation qui prend une telle intensité qu’elle se pervertit. L’autorité naturelle devient abusive, l’emprise sur l’autre se fait prédatrice. Toute violence se résume à un abus de pouvoir. Il ne s’agit pas d’une transgression claire comme un meurtre, une violence, une agression, mais plutôt d’un ensemble d’événements qui s’étirent dans le temps, souvent avec la complicité malheureuse d’une institution comme l’école, l’Eglise, et, bien sûr, la famille. Le résultat en sera une sorte d’incapacité : les gens ont le sentiment d’être dégradés à leurs propres yeux, ils perdent l’estime de soi.

La dernière conséquence est une modification profonde des rapports entre le public et le privé. Comment a été « traitée » l’affaire Boualem Bensaid, c’est-à-dire les attentats de Saint-Michel, par la télévision ? Comme un fait divers. Il a été lu à travers les yeux des victimes. Des militants politiques commettent un acte d’agression grave contre un Etat, contre la politique étrangère de la France et voici que l’on nous parle que de la souffrance des victimes. Est-ce la meilleure approche ? Aurait-on traité les attentats de l’O.A.S. ou du F.L.N. à partir des victimes ? Non, on les abordait, il y a quarante ans, par ce qui nous semblait leur nature, à savoir par le biais politique. Autre exemple tiré de l’actualité récente : le meurtre de Dunkerque (un homme tire sur des jeunes d’origine maghrébine dans un café). Après s’être attardée longtemps sur une tâche de sang mal nettoyée devant le café, le procureur explique à l’antenne que l’individu a été saisi par une

« pulsion raciste ». Ce terme est en soi extraordinaire : il réunit une notion psychologique – une pulsion – avec une opinion absolument politique ou morale (on verra un écho à ce phénomène dans les attentats contre des élus par des déséquilibrés mentaux – Nanterre ou le défilé du 14 juillet – que l’on a du mal à politiser). Et lorsque le lendemain, les jeunes protestent à Dunkerque, on filme la difficulté des banlieues sans établir un lien évident avec l’agression raciste… On traite sous les mêmes mots l’attentat de Bali et les meurtres de Washington par un tireur isolé, qui n’ont pourtant rien à voir. Dans un cas, il s’agit de délinquants, un meurtre de droit commun, dans l’autre cas, on est face à une tension internationale majeure. A chaque fois, on mesure la difficulté propre à notre société à comprendre un problème comme la violence : tout est politique, rient n’est politique.

Le procureur général a mentionné tout à l’heure, cette sorte de ritualisation à travers les médias, plus exactement ritualisation par et pour les médias. C’est sur le petit écran que se met en scène la réaction face à … face à quoi ? Face au tragique de la condition humaine, face à l’énigme de la mort et de la violence. Alors comment reconstruire un système pénal prenant acte, en quelque sorte, de cette crise de symbolisation de la peine ?

Ii. Retrouver des fondements philosophiques de la peine

Quels sont, très rapidement, les registres philosophiques qui ont justifiés les différents sens de la peine ? Je dis bien le sens de la peine, pas l’efficacité. Il y en a essentiellement trois : punir c’est d’abord rappeler la loi, c’est ensuite protéger la société et, enfin, c’est éduquer un individu.

Le premier est un punir « pur » et non un punir « pour » : la peine se justifie en elle-même ; la loi a été bafouée, il faut la réaffirmer symboliquement. La deuxième grande justification, c’est la défense de la société. Il faut punir pour se protéger, nous protéger. La société est attaquée, et donc un discours socio-politique prend le relais du discours plutôt juridico-sacré qui caractérise le premier. Le troisième grand système de justification, je vais très vite parce qu’ils sont très connus, c’est la perspective d’éduquer un individu : le discours psychologique prend le relais. A quoi ça sert de fouetter des chevaux qui n’obéissent pas, à rien, il faut les éduquer à prendre ce virage et à monter ce chemin.

Il ne s’agit pas de fondements successifs, mais de registres de justification. Le sens de la peine passait soit par la sacralisation, soit par la politisation, soit par la psychologisation, mais aucun de ces registres de sens, qui étaient les seuls à travers lesquels on pensait la peine jusqu’ici, ne répond à nos interrogations présentes. D’où la nécessité de convoquer, non pas un nouveau sens de la peine, mais un système de justification qui a existé, qui a ses auteurs, mais qui a été refoulé. Et je parle de la peine comme un système de vengeance, de vengeance légitime de la victime.

Dans le numéro de novembre 2002 de la revue ESPRIT, vous trouverez un article de Paul Ricoeur très intéressant qui s’intitule « Aristote, de la colère à la justice et à l’amitié politique ». Ricoeur cherche dans Aristote la manière de sortir de la crise de la peine contemporaine. La perspective d’Aristote, très répandue dans l’Antiquité, c’est de voir dans la violence du crime le signe de mépris public qui diminue mon être, qui entrave ma capacité. Etre victime, c’est toujours être victime d’un mépris injustifié de l’autre. C’est pourquoi la vengeance est non seulement un droit mais avant tout un devoir vis-à-vis de soi. On retrouve cette idée déjà dans la Bible : me venger d’un affront que j’ai reçu est une exigence morale, une exigence de moi vis à vis de moi. Ne pas me venger est un signe de faiblesse, un acquiescement au mépris de l’autre et à la dégradation de moi-même. Madame la Première Présidente parlait dans son introduction du rapport de la pénalité classique avec la vengeance, qui est évident. Ce n’est peut-être pas le principe de la vengeance qui gêne – si c’est de répondre à la blessure qu’autrui m’inflige – mais sa démesure, son caractère infini. Ce partage est délicat : il ne faut pas contester le droit des victimes à se venger, qui apparaît assez naturel, mais plutôt de savoir à quel moment ces attentes des victimes vont devenir excessives, à quel moment la juste réparation qu’elles sont en droit d’attendre devient démesurée, à quel moment elle s’assimile à une humiliation de l’accusé dont la justice doit le protéger. Je pense à cette affaire qui a été jugée récemment par le Tribunal de Bobigny. Un jeune garçon, qui a grillé un feu rouge, a blessé une mère et tué son enfant : il a été condamné à deux ans d’emprisonnement ferme, peine extrêmement lourde pour un délit non intentionnel. Les victimes, seules interrogées au journal de 20 heures, criaient leur vengeance et leur déception à l’égard de la justice. On comprend la réaction de ces victimes, qu’il n’est pas question d’accabler, mais faire justice n’est pas coller à l’attitude des victimes. C’est une attitude confortable et qui est la pente naturelle des médias et des hommes politiques qui se mettent eux-mêmes dans la nasse en suivant les victimes.

Est-ce qu’il n’y a pas dans la vengeance, dans le fait de relever l’outrage qui a été fait, une vertu morale et un possible sens de la peine ? A condition de se libérer d’une perception spontanément négative qu’inspire ce mot. C’est ce fil que je voudrais continuer de suivre avec vous. Il faut renouer avec une sorte d’éthique de la colère, de la colère juste, de la colère saine. Nous voici au cœur du processus de la justice reconstructive, dans son foyer de sens qui n’est pas, comme vous le voyez, particulièrement pacifique. Le sens reconstructif d’une peine qui, dans le fond, a pour support une relation violée, un événement outrageant, une offense en tant qu’événement social, c’est de mettre publiquement un terme à cette relation anormale, c’est de redresser cette relation, c’est de reconstruire le lien social, sous-entendu un lien qui a été injustement rompu.

Iii. Le nouveau vocabulaire de la peine

Comment concevoir une nouvelle manière de symboliser le crime et sa résolution ? C’est-à-dire comment imaginer une manipulation de signes sociaux, dont le sens serait partagé et qui donc deviendrait efficace ? En d’autres termes comment symboliser le mal et sa résolution pour les trois catégories de personnes qui sont engagées dans le crime, l’auteur, la victime et le groupe social ? Je vais essayer d’articuler cette reconstruction de la peine autour de trois idées. L’idée de reconnaissance d’abord, de réparation ensuite et enfin d’une peine expressive ou, pour prendre un terme à la mode, communicationnelle.

Lorsqu’on critique la prison aujourd’hui, ce n’est pas qu’on lui conteste son utilité – on sait bien qu’il y a bien des gens qui doivent s’y trouver – mais c’est qu’on estime qu’elle passe à côté de quelque chose. On attend de la justice autre chose. Prenez exemple des affaires Boualem Bensaïd, Guy Georges, de l’instituteur de Nevers, du réseau pédophile de Melun : que semblent attendre les victimes ? Tout le monde est d’accord pour que Guy Georges reste en prison le plus longtemps possible. Comme pour Bensaïd, c’est pas tellement l’enjeu. Ce qu’attendent les victimes, c’est un face à face, c’est de savoir pourquoi elles ont été choisies par le destin, en l’occurrence par vous, Monsieur Bensaïd ? Pourquoi vous avez tué nos enfants ? Question à laquelle il est bien incapable de répondre parce que le propre du terrorisme est de ne pas choisir ses victimes mais de les prendre au hasard. « Demandez-nous pardon, avouez ce que vous avez fait » implorent les familles à Guy Georges. On n’est plus dans l’aveu foucaldien, c’est-à-dire dans une forme pernicieuse de reddition au pouvoir, dans une effraction de l’infériorité, mais dans la recherche d’un aveu comme un acte moral, comme une attestation de la loi commune. Finalement, cet aveu sera prononcé à l’instigation de l’avocat et en direction des victimes. On assiste ainsi bien à une évolution vers l’accusatoire mais pas dans le sens où on l’attendait – entre le procureur et l’accusé – mais entre les victimes et l’accusé, c’est-à-dire à un accusatoire beaucoup plus pur donc.

Les victimes attendent un moment de reconnaissance. Le procès doit être ce moment reconstructif, l’occasion de cette explication, d’un dire officiel qui énonce la justice. Une fois que justice aura été rendue la peine n’est pas inutile mais secondaire pour les victimes. D’ailleurs dans un certains nombre de procès, et notamment dans les procès d’affaires de harcèlement ou de bizutage, il n’y a pratiquement pas de peines fermes : l’essentiel est de signifier la réprobation sociale. L’important, dans le fond, ce n’est pas la peine mais le procès. C’est pour cela qu’on voit des procès s’allonger autant : trois semaines, un mois voire plus.

Ecoutez ce témoignage relevé dans l’Express d’une femme de 53 ans, divorcée, trois enfants. « J’ai été harcelée pendant 10 ans, 10 ans de silence, vous vous rendez compte. J’étais femme de service dans une école privée catho. La journée, le directeur me vouvoyait, le soir, quand je fermais mes sacs, il me disait ça doit être bien faire l’amour avec toi en me mettant la main sur les seins. Moi, je fixais la médaille de la Sainte Vierge épinglée sur sa veste. J’étais comme une petite fille incapable de réagir. Je me maudissais d’avoir cette attitude dégradante. Je voulais l’estimer. Quand il a voulu me licencier en 1992, là j’ai décidé de porter plainte. En février dernier, il a été condamné à un an de prison avec sursis et 10 000 F d’amende. Ca ma purifié. Il faut des procès pour que les empreintes ne s’effacent pas et qu’on soit ré – habilité à nos propres yeux ». Ce témoignage est révélateur des nouvelles attentes des victimes, qui déroutent beaucoup les juges qui concevaient leur travail comme essentiellement une distribution de peines justes pour des infractions clairement définies par la loi.

Le simple fait d’être reconnu comme victime suffit… Ce qui est important, c’est de terminer un échange qui est resté comme suspendu, tant que la justice n’était pas dite. Double référence à l’incapacité et à l’estime de soi : j’attends de la justice l’occasion de retrouver le respect social, de voir signifier publiquement que c’était lui l’agresseur et moi la victime ; cette reconnaissance est la condition pour que je puisse relever la tête. Je lie ceci à une autre citation de Desmond Tutu, disant des victimes sud africaines « être reconnues comme personnes à part entière, pouvoir raconter son histoire devant une commission donnée par un président que vous avez élu, c’est inestimable ». Raconter son histoire ! La justice devient une instance dans laquelle on raconte son calvaire, on publie sa souffrance. Parmi les victimes espagnoles du terrorisme basque interrogées par une équipe de sociologues, 74 % veulent avoir un contact direct avec l’auteur qui a tué leur proche, c’est-à-dire que presque les trois quarts veulent avoir la possibilité d’un face à face ; un face à face pour remettre chacun à sa place, pour que ce type qui m’a harcelé pendant des années, qu’il soit sur le grill à son tour pendant une journée d’audience, qu’il ait « his day in court » disent les Anglais, c’est-à-dire pour qu’il réponde publiquement de ses actes.

Dans le livre de Philippe Maurice, un passage m’a beaucoup intéressé parce que je le trouve significatif de cette idée de la justice comme ce moment où la version se rééquilibre, voire s’inverse : celui qui donnait des coups se trouvent sur la sellette et la victime se trouve à la barre. Il raconte qu’à la prison à Besançon, trois gardiens sont pris en otage. « Trois gardiens se retrouvaient entre mes mains et celles des autres. J’aurais pu essayer de me venger pour toutes mes souffrances passées et à venir. Au contraire, avec les autres, nous convînmes de les traiter le mieux possible compte tenu de la situation. A Besançon, je perdis ma haine en voyant non plus des gardiens mais des hommes dans la peine, des hommes inquiets, stressés et tristes. S’ils portaient encore leur uniforme, leur situation les avait à nouveau rendu humains. Je me vis moi, dans l’autre situation. Je songeais à l’inquiétude de leur famille et de leurs proches. A mes yeux, les gardiens en uniforme

bleu étaient morts, des êtres humains étaient nés. Je ne ressentais plus de l’envie de vengeance, je jouissais d’un grand pouvoir sur eux, placés dans l’incapacité de se défendre. Assez paradoxalement, cette expérience dramatique de Besançon me servit et me permit d’anéantir progressivement ma haine »[4].

L’itinéraire de Philippe Maurice bascule à ce moment précis où le rapport de force s’inverse, où la possibilité d’une vengeance s’offre à lui. Autrement dit, dans cette période reconstructive, c’est moins la vengeance elle-même qui compte que la possibilité publique d’être mis publiquement dans la capacité de se venger. Et éventuellement de renoncer à le faire, en pardonnant, par exemple. La peine étatique avait accaparé la vengeance et exclu le pardon ; il n’est donc pas surprenant de voir réapparaître, en même temps que la vengeance, le pardon. Possibilité de pardon qui, là encore, n’est pas substitutive à la peine, mais combinée, parallèle…

Deuxième possibilité, après la reconnaissance, c’est la réparation. La création des CIVI (commissions d’indemnisation des victimes d’infractions) manifeste cette recherche d’une justice par la réparation. Ne nous trompons pas toutefois sur le mot réparation. Il ne s’agit pas de dire : le préjudice de la victime est réparé, donc elle n’est plus victime, donc il n’y a plus délit. C’est une vision un peu sommaire de la réparation : il faut lui donner un sens plus lourd. La réparation ne se limite pas au matériel, pour la simple raison qu’il y a un certain nombre de délits qui ne sont pas réparables matériellement, à commencer par tous les délits d’honneur, en recrudescence aujourd’hui. « Il m’a regardé de travers, il m’a traité  » ; l’honneur n’est pas loin du mépris, on est dans le registre moral et non dans une délinquance prédative.

La réparation résulte de la mise en présence de deux sujets éthiques, par la justice ou par les associations. La première attention concrète aux victimes, c’est de leur donner la parole : personne ne peut parler à leur place, ni le procureur, ni même leur avocat. Les parties, quelque soit leur condition sociale ou psychologique, sont supposées être capables de surmonter leur ressentiment et d’entrer dans une relation plus ou moins rapprochée et médiatisée par l’institution. Cette relation transforme le délinquant et la victime qui se reconnaissent l’un et l’autre comme des sujets capables. On retrouve ce thème central de la capacité qui doit être prise non pas dans le sens juridique mais dans celui d’un être capable de négocier ses intérêts mais aussi de se séparer de son crime pour l’auteur, de prendre de la distance par rapport à sa souffrance pour la victime. L’important, c’est de manifester une volonté réparatrice, beaucoup plus que de réaliser une équivalence matérielle. La réparation se pose comme l’horizon de la justice reconstructive, à la fois comme sa condition et son idéal.

Se pose alors une dernière question : la justice, à partir du moment où elle a pour perspective la réparation, ne risque-t-elle pas de perdre pas une qualité essentielle, à savoir la dimension universalisante de la loi et de la prison et de la peine ? Pour Beccaria, l’infraction, quelque soit son type, se résumait toujours à une transgression de la loi commune, qu’il s’agisse d’une atteinte aux personnes ou aux biens ; les équivalents universels du temps pour la prison et de l’argent pour l’amende, étaient susceptible de proportion. On pouvait graduer les peines. Avec la réparation, on perd un peu de cette vocation universelle de la loi pénale et donc de la peine. On résout peut-être certains problèmes avec la reconnaissance et avec la réparation, mais sort-on pour autant de la crise de symbolisation ? Comment réorganiser des systèmes d’équivalence où il ne s’agit plus seulement de répondre à une faute par une peine, ni de réparer un préjudice concret par une prestation matérielle ou morale ? Comment lui donner une valeur expressive au-delà des parties, de l’auteur et de la victime ? Comment resymboliser le lien social ? Parce qu’une peine sert aussi à cela.

Cela m’amène à ce troisième point qu’inspire la lecture d’un philosophe écossais – Duff, qui a publié un livre il y a quelques années sur la pénalité[5]. Duff insiste sur la nécessité de retrouver une fonction expressive à la peine. Une peine doit être mise en scène non pas uniquement pour dégrader socialement l’auteur qui va recevoir des signes de mépris à son tour, mais aussi parce que notre vie sociale se nourrit de ce spectacle qui stimule notre moralité commune. Il faudrait distinguer l’expressif et le communicationnel. Duff est très influencé par toute l’école allemande, sur la communication, en estimant qu’il n’y a plus de transcendance en dehors d’un principe de délibération, de communication. A travers ce face à face pénal, s’élabore une communication dans les deux sens : de l’Etat vers les victimes et des victimes vers l’Etat. Il est important de garder cette dimension spectaculaire de la peine. Duff insiste sur la vertu de la repentance publique. Pourquoi ne pas plus solliciter les prévenus sur ce registre ? On voit se profiler une sorte de ritualisation des regrets en fin de débats en cour d’assises. Il faut apprendre à regretter ce qu’on a fait avec toute une mise en scène. On pense à la déclaration du Président Chirac en 1995 et à un tas d’actes politiques, publics, qui sont des actes de justice et doivent être considérés comme tels, adressés d’ailleurs aux victimes et adossés à une réparation. Il faudrait laisser un peu de place à l’imagination plutôt qu’à la description, imaginer des formes dans lesquelles ces idées pourraient prendre une consistance plus quotidienne… Il faut imaginer la manière dans lesquelles le pardon de la victime puisse avoir des conséquences juridiques. C’est plus ou moins dans la loi de juillet 75 sur la peine et ça n’a pas cessé de s’affirmer depuis. La vengeance ne doit pas être réduite à sa part violente, mais elle doit être aussi comprise comme volonté de retrouver l’estime de soi.

Il y a une idée chez Duff, que je partage, à savoir qu’il faut trouver des réparations dans le registre du mal causé. Finalement, la prison ne fonctionne plus symboliquement aussi parce qu’elle est impérialiste : elle attrape tout. On y met des gens qui ont commis des infractions contre les biens – de moins en moins mais on les met quand même -, des toxicos, des violents, etc. Il faut imaginer des peines plus signifiantes : si vous voulez retrouver des équivalents, imaginer des équivalents dans le registre du mal causé. J’ai été juge des enfants pendants douze ans, et je me suis souvent demandé à quoi cela servait d’envoyer un père incestueux en prison pendant 17 ou 20 ans. C’est quelqu’un qui n’est dangereux que pour trois personnes au monde : sa descendance. On a besoin de se rassurer moralement parce que l’inceste est un tabou essentiel, fondamental, mais pourquoi le mettre 20 ans en prison ? Pourquoi mettre des délinquants financiers en prison ? Ne serait-il pas plus approprié de prononcer des interdictions professionnelles rigoureuses, définitives, des interdictions de siéger à des conseils d’administration ou de les saisir au portefeuille, tout simplement ? Pourquoi ne pas sanctionner les atteintes à l’honneur en flétrissant la réputation professionnelle voire sociale de l’intéressé. Toutes ces idées sont déjà en filigrane dans notre Code pénal mais peu utilisées. Celui-ci contient l’obligation de publication d’un jugement dans la presse aux frais de la personne condamnée.

Il est un peu naïf de croire que la médiation est une panacée universelle qui va tout arranger. Non, nous sommes violents. La société s’organise autour d’une violence fondatrice qui nous fait peur à tous mais qu’il faut regarder en face. La peine ne doit pas être réduite à son efficacité, à sa qualité fut elle réparatrice, mais doit être aussi pensée comme signification sociale. On entend dire souvent qu’il faut faire un procès pour le deuil des victimes, mais est-ce si sûr ? Ce qui est certain, c’est qu’il doit nous aider à régler la place de ces victimes dans la société, ce qui est tout à fait différent. On le voit en matière de crime contre l’humanité.

J’espère vous avoir montré que ce modèle de la justice reconstructive n’est pas non violent, loin de là. Ce nouveau sens de la peine tente de rationaliser une autre violence, la violence des victimes ou la violence du face à face. Lorsque le tribunal de Lille met en place un système pour les délinquances routières qui consiste à faire visionner par des délinquants routiers des photos horribles prises par la sécurité civile, par le SAMU, c’est très violent. La technologie organise un étrange face à face entre un fauteur de trouble virtuel et des victimes potentielles. C’est d’une violence extrême d’obliger quelqu’un à assister à une vision filmée, et pourtant on estime que c’est plus de nature à symboliser ce que nous attendons de la peine qu’une peine de prison.

Ce nouveau modèle de justice n’est pas non plus alternatif. Ces nouvelles peines se combinent avec la répression classique. Elle ont d’ailleurs aussi leurs excès dont j’ai peu parlé : on songe au retour des peines infamantes aux Etats-Unis (comme de porter par exemple des tee-shirts avec l’inscription « je suis un voleur »). On en parle de plus en plus de la honte et ce n’est certainement pas par hasard. La honte était un ressort essentiel du procès Papon : il a été un leader de la république et bien non, il est traîné dans un box d’accusés. Ressort qui n’est pas sans poser de problèmes, à commencer par celui de savoir comment on la contrôle. Bref, je crois que cette forme de justice reconstructive sera toujours tributaire d’une loi, d’une loi qui définit les délits, les délits d’une manière objective, d’une loi à disposition en quelque sorte.

Merci

Notes :

[1]. Georges Vigarello, Histoire du viol,  Paris, Seuil,. 1998.

[2]. François Tricaud, L’accusation. Figures de l’agression éthique, Paris, Dalloz, 1977.

[3]. Nathalie Heinich, Bernard Edelman, L’art en conflits, La découverte, Paris, 2002.

[4]. Philippe Maurice, De la Haine à la vie, Paris, Le cherche midi, p. 250

[5]. Antony Duff, Trials and Punishments. Cambridge, Cambridge University Press, 1991.

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Pense-t-on la prison comme punition ?

Exposé de ?

Il s’agit de se demander comment nous pensons la prison. Mais peut-être bien que nous ne la pensons pas du tout. Car penser veut dire quelque chose d’assez précis et de très particulier dans l’horizon politique ou historique. Il y a ainsi des objets de pensée politique : la démocratie, le citoyen, la loi par exemple. Ces objets sont conceptualisables, c’est-à-dire qu’ils ont chacun des traits hétérogènes formant cependant une unité. Mais en même temps, ils sont rarement conceptualisés explicitement et d’ailleurs être explicités n’est pas nécessairement ce qui peut leur arriver de mieux. Quand ils font surface et sont mis à toutes les sauces, c’est signe qu’ils vont mal, que, justement, ils ne sont plus des concepts mais des fragments idéologiques qui s’efforcent de penser par incantation (ils fonctionnent alors comme de la monnaie fiduciaire dont la valeur-or a depuis longtemps disparu). Ainsi pour le « citoyen » et la « loi » par exemple, littéralement vidés de tout contenu par un usage abusif. Les vrais concepts ont le statut de ces « objets biscornus » dont parle Paul Veyne à propos des concepts historiques, difficiles et enfouis : « D’où le sentiment qui accompagne comme une ombre le travail de synthèse historique : quand on est arrivé enfin à distinguer deux notions confuses ou à localiser l’impression d’une étrangeté dans un événement qui, à première vue, se ramenait à des notions banales, il semble qu’on avait au fond « toujours su » ce qu’il en était et qu’on se bouchait les yeux pour ne pas le voir ; la conceptualisation – qui n’est qu’un autre nom de l’idéaltype wébérien – est ainsi ce grâce à quoi la connaissance historique « sort de la sphère des choses qui sont seulement vaguement senties », pour citer les propres paroles de Weber. »[1]. Penser « pour de bon » ces objets c’est d’abord reconnaître que leur état naturel est le statut de l’oublié, présents, influents, mais hors champ de la conscience des acteurs qui pourtant en vivent – et ensuite faire apparaître explicitement leur cohérence, la façon dont ils réfléchissent en eux-mêmes l’ensemble des pratiques et des savoirs d’une époque, ce que Hegel appelait « les mœurs », la façon originale dont un ensemble d’hommes comprennent la situation qui est la leur, non pas en la disant directement, mais en la manifestant dans tout ce qu’ils font, du moindre geste au traité le plus savant. L’objet est alors pensable si, en l’exhumant, on trouve qu’il signifie encore quelque chose par rapport aux engagements fondamentaux des hommes qui le côtoient.

On appelle punition a) une souffrance infligée b) symbolisant une excommunication définitive ou transitoire c) décrétée par une puissance souveraine d) en conséquences d’actes qui n’auraient pas dû être posés (faute). En ce sens la punition a été pensable, mais ne l’est plus. Elle l’a été comme pénitence et rédemption au Moyen-Âge parce qu’au moment même où le pénitent était puni, il était conformé à la figure la plus haute de sa culture : le Christ souffrant, innocent supprimant toutes fautes, y compris celle des pécheurs, dans le dernier sacrifice de l’Histoire du salut. Elle prenait donc aussi bien le contre-pied de sa propre définition (réintégration par la puissance souveraine capable d’effacer la faute). Aucune humiliation, dès lors, dans le fait de s’humilier par pénitence. Un roi pouvait faire pénitence sans déroger, bien au contraire. La disparition de la Chrétienté a définitivement ruiné la possibilité de penser la punition : l’exhumer (ce que l’on se garde bien de faire en général !) ne met qu’en face d’un objet incompréhensible qui, à la lumière du jour, se transforme en autre chose – une négation de la peine lue comme thérapie (il faut soigner le délinquant) ou comme pédagogie (il faut l’éduquer). Mais, naturellement, dans la vérité concrète des faits, la punition demeure punition – impensée et immonde. Selon la forte formule d’Annie Leclerc, la « punition précède le crime et ne le suit pas », c’est elle qui initie le criminel en lui révélant, du fin fond de son enfance le plus souvent, ce qu’est la violence indicible d’une force contraignante qui s’exerce sur quelqu’un pour en faire un puni, quelqu’un qui a eu affaire à la puissance d’autrui, sans instance tierce pour s’interposer. Car le retrait de l’instance tierce est le crime lui-même si l’on en croit Daniel Sibony[2].

Quant à la prison, elle est, elle aussi, impossible à référer à quelque chose de pensable. « La privation de liberté et rien d’autre », disait, avec raison et non sans heureuses conséquences, Valéry Giscard d’Estaing dans les années 70. Sauf qu’on ne voit pas ce que veut dire « privation de liberté », laquelle est inaliénable : il faut préciser « liberté d’aller et venir ». Mais aussitôt se révèle l’impossible : on ne peut pas priver quelqu’un de sa seule liberté d’aller et venir sans le priver du même coup, lui et ses proches, d’une foule de droits fondamentaux. Bref, la punition – la souffrance infligée en paiement d’un acte répréhensible – suinte de tous les murs de la prison. Sans doute, comme la punition, la prison a-t-elle été pensable : au XVIIIème siècle. Chacun sait que la prison n’était pas une punition sous l’Ancien Régime et que les Révolutionnaires ont d’abord institué la peine de prison négativement, comme la fin des supplices, la fin de la main mise sur l’intégrité du corps du condamné, à l’exception de la peine capitale. En quittant la conception féodale du droit (l’offense vaut à mesure de la qualité de l’offensé) pour l’universalité républicaine, la prison prenait sans doute un sens également à partir de la liberté rationnelle : puisque la liberté s’était révélée défaillante en un citoyen, c’était sa liberté qu’il fallait sanctionner (ce que la formule « pas de liberté pour les ennemis de la liberté » résume d’ailleurs admirablement).

Nous ne pouvons plus produire une interprétation de ce genre à propos de la prison. Nous ne pouvons plus lui donner la plénitude d’un sens – à part la mise à l’écart de sujets particulièrement dangereux, ce que ne sont pas, à l’évidence, les quelques 64 000 détenus de nos prisons. La prison recueille donc sur elle l’ensemble des contradictions la concernant et concernant la punition, assortie d’un discours sur la réinsertion laissant dans le vide l’objet même de la sanction (le délit ou le crime) qui n’est jamais travaillé. Bien au contraire, la réinsertion est pensée comme effacement de ce qui a eu lieu (« venez nous rejoindre, nous, les gens bien, et ne recommencez plus »), alors que la vraie question est : « Comment allez-vous vivre, maintenant, avec ça, avec cet acte que vous avez commis ? Comment allez-vous trouver passage pour continuer à être un vivant ? »[3]. Cette absence de prise en considération du crime et du délit en eux-même conduit tout droit vers l’exigence d’une punition, tenue à la fois comme allant d’elle-même, et telle que personne ne se risque à la penser, que tout le monde nie peu ou prou qu’il s’agisse d’une punition et qu’il va falloir en assumer les conséquences. De la même façon, le prisonnier est contradictoirement exclu de la société – et maintenu en elle ; ou peut-être faudrait-il dire plutôt : prétendument maintenu en elle et en réalité exclu. Exclu à l’endroit même où il est inséré, incarcéré. L’incarcération est une insertion totalement réussie. La difficulté, c’est ensuite, n’est-ce pas ?

Cependant, il est peut-être possible de penser la prison réellement comme punition d’une manière saine. Il faut bien en arriver là, puisque nous ne pouvons pas espérer nous débarrasser d’elle pour inventer vraiment un tout autre registre de peines. A la façon dont Pascal dit que faute de fortifier la justice il faut justifier la force, faute de sanctionner sans punir et sans incarcérer, il faut justifier la punition et l’incarcération – car il y a urgence. Nous croyons qu’il y faudrait quatre conditions.

1°) Penser la punition franchement comme punition, c’est-à-dire comme absurde. La punition est la conséquence factuelle entre un comportement et ses conséquences, sans que l’on puisse davantage déployer le lien entre les deux qu’on ne peut dire en quoi il est juste que celui qui fait un pas de trop en haut de la falaise risque la mort, alors même qu’il ne l’a pas fait exprès. C’est un risque. Devant certains comportements gravissimes, la société décide souverainement d’ajouter un risque d’emprisonnement, non pas tant pour se défendre, ni pour « effrayer » le délinquant potentiel, que pour manifester ce qui compte à ses yeux, ce qui est grave et ce qui ne l’est pas. Quant à trouver, en elle-même et par elle-même, un sens à l’incarcération, c’est impossible. Ou plutôt, ce n’est pas à nous d’en trouver un, c’est à celui qui la subit que doit être laissée la liberté de l’interprétation. Qu’il en fasse ce qu’il peut, nous l’y aiderons d’ailleurs. Et ce deuxième membre de phrase est, bien sûr, de la plus extrême importance. C’est pourquoi le concept d’accompagnement vers la liberté devrait remplacer celui de réinsertion dans la société. En son essence la punition dit : « Assez ! » à un comportement donné et jugé intolérable. Catherine Chalier fait remarquer dans une note de Dieu après Auschwitz de Hans Jonas que ce que nous traduisons dans la Bible par le « Tout-Puissant », El Shaddaï veut dire : « Celui qui dit « Assez ! » ». La punition est ce qui est mis sur le chemin de quelqu’un pour qu’il s’arrête et invente comment il va poursuivre. Il faut penser la sanction pénale en terme d’histoire à poursuivre. Une histoire qui doit tenir compte aussi de ce que le « puni » a à dire et à vouloir à propos de la société dans laquelle il n’a pas pu ou pas su vivre « convenablement »[4].

2°) Modéliser la prison sur l’arrêt du temps. Donner du temps. Je ne crois pas aux vertus d’une peine contractualisée. Je crois beaucoup en revanche à la possibilité d’un travail du condamné sur ce qui lui arrive, à condition que quelqu’un ouvre la possibilité de croire en lui, c’est-à-dire que l’on ait suffisamment confiance en sa capacité à résoudre ce qui lui arrive. Ce qui passe obligatoirement par la reconnaissance inconditionnelle de sa compétence sur lui-même et de ses savoirs réels. On ne le dira jamais assez, le condamné a une triple expérience payée un prix exorbitant : celle du crime (ou du délit), celle de la justice vue du banc des accusés, celle de l’incarcération effective. Si on ne reconnaît pas qu’il y a là quelque chose avec quoi il faut compter et où lui seul a pénétré, on ne pourra rien faire qui compte. Il ne s’agit pas de faire accepter la condamnation. Les révoltés ne sont pas ceux qui, semble-t-il, s’en tirent le plus mal. Il s’agit de donner l’occasion au condamné de mesurer la « gravité et la vanité » de ce qu’il a fait[5], à sa manière et comme il l’entend. Cela suppose que les prisons soient des lieux où un tel espace de temps puisse être réellement ouvert. Le pire ennemi est ici, assurément, la promiscuité et la fragmentation réglementaire du temps. Car il ne s’agit de rien d’autre que de l’attente d’une métamorphose. Elle aura lieu ou non, ceci est une autre histoire.

3°) Clarifier les autres fonctions sociales de la prison, en particulier reconnaître le droit de la société à se défendre contre les individus dangereux. Un tel droit ne va pas sans difficultés considérables : la dangerosité comme telle n’est pas un délit ou un crime ; et récemment le législateur a frôlé la transformation d’une vérité : « toute personne en difficulté sociale est menacée de délinquance » en disparition des libertés publiques : « toute personne en difficulté sociale doit être dénoncée comme suspecte par les instances chargées de se porter à son secours ». Clarifier la fonction de la prison en tant qu’elle protège veut donc surtout dire : ne mettre en prison que ceux qui doivent réellement s’y trouver, parce que les faire vivre ailleurs est impossible.

Dans le même ordre d’idée il conviendrait de restaurer la symbolique politique de la sanction pénale pour échapper à la tendance actuelle qui voudrait que le pénal se déploie « entre nous », comme une sorte d’affaire privée qui n’impliquerait que des victimes et des agresseurs. Alors le procès est vécu uniquement sur le mode du dédommagement des victimes. Dédommagement qui d’ailleurs s’adresse beaucoup moins aux victimes qu’à l’idée que les médias s’en font et imposent à l’opinion : les victimes sacralisées de sorte qu’elles puissent demander satisfaction en termes de souffrance des agresseurs : « une sorte de satisfaction qu’on accorde au créancier pour le rembourser et le dédommager, – satisfaction de pouvoir exercer sans retenue sa puissance sur un impuissant, volupté « de faire le mal pour le plaisir de le faire », jouissance du viol »[6]. En bonne logique d’ailleurs, il en résulte que les agresseurs punis se trouvent confirmés dans leur propre statut de victimes vouées à la fatalité et donc autorisés à leur tour à demander vengeance. La fonction sociale de la sanction pénale, c’est aussi de rappeler que nous ne sommes pas seulement aux prises les uns avec les autres, mais que c’est une affaire publique où l’ordre de la Cité a été compromis. Cette dernière se doit de rappeler, par la présence du Ministère public, que l’instance tierce, c’est elle, et que, par là, elle est aussi partie prenante.

4°) Fonder autrement le vivre-ensemble que les tendances actuelles ne le suggèrent. Cesser de baptiser « citoyenneté » le conformisme ; cesser d’en appeler à la République et au Législateur pour qu’ils viennent nous prescrire par lois et décrets ce qu’il faut faire et jusqu’à ce qu’il faut penser partout où, normalement, un débat devrait s’instaurer ; cesser de nommer « débat national » en revanche, de vastes consultations ritualisées et destinées à se perdre dans les archives des ministères. Nous trouvons que la société française est dans un état assez lamentable, en haine de tout ce qui n’est pas elle, alors qu’elle fait semblant de naviguer sous le pavillon de l’universalité. Le vrai fondement de l’universalité ne peut être que la confiance, la générosité, l’hospitalité à l’égard des libertés. Il faut d’ailleurs dire haut et fort que non, la démocratie n’est pas un régime fragile, qu’on peut le risquer à toutes les confrontations. Il est le plus stable, le plus fort, historiquement le plus irréversible des régimes, sauf, et là ça peut être effectivement terrible, quand il doute de lui-même, croit qu’il est fragile et désigne un ennemi comme source de tous ses maux. Nous penserons la sanction pénale – et par conséquent aussi la prison – quand nous serons capables de la conceptualiser de telle sorte qu’elle reflète la démocratie dans sa capacité à courir tous les risques.

Notes :

[1] Paul Veyne, « L’Histoire conceptualisante », in Jacques Le Goff et Pierre Nora (dir.), Faire de l’Histoire I, Nouveaux problèmes, « Folio Histoire », Gallimard, 1974, p. 103

[2] In revue Prison Justice

[3] Daniel Hoibian

[4] Conformément au précieux concept d’ « insertion critique » du philosophe belge Luc Carton.

[5] André Vallotton

[6] Nietzsche, La Généalogie de la morale, Deuxième dissertation, § 5, p. 258 du volume VII des Œuvres philosophiques complètes, Gallimard, 1971

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L’expulsion du mal : un acte de naissance de l’Eglise (Pourquoi Satan a-t-il rempli ton cœur ?) Actes des Apôtres 5, 1-11

Exposé de Corina COMBET-GALLAND

1 Un homme du nom d’Ananias vendit une propriété, d’accord avec Saphira sa femme; 2 puis, de connivence avec elle, il retint une partie du prix, apporta le reste et le déposa aux pieds des apôtres. 3 Mais Pierre dit : “Ananias, pourquoi Satan a-t-il rempli ton coeur ? Tu as menti à l’Esprit Saint et tu as retenu une partie du prix du terrain. 4 Ne pouvais-tu pas le garder sans le vendre, ou, si tu le vendais, disposer du prix à ton gré ? Comment ce projet a-t-il pu te venir au coeur ? Ce n’est pas aux hommes que tu as menti, c’est à Dieu.” 5 Quand il entendit ces mots, Ananias tomba et expira. Une grande crainte saisit tous ceux qui l’apprenaient. 6 Les jeunes gens vinrent alors ensevelir le corps et l’emportèrent pour l’enterrer.

7 Trois heures environ s’éc]oulèrent; sa femme entra, sans savoir ce qui était arrivé. 8 Pierre l’interpella : “Dis-moi, le terrain, c’est bien à ce prix que vous l’avez vendu ?” Elle dit : “Oui, c’est bien à ce prix-là !” 9 Alors Pierre reprit : “Comment avez-vous pu vous mettre d’accord pour provoquer l’Esprit du Seigneur ? Ecoute : les pas de ceux qui viennent d’enterrer ton mari sont à la porte; ils vont t’emporter, toi aussi.” 10 Aussitôt elle tomba aux pieds de Pierre et expira. Quand les jeunes gens rentrèrent, ils la trouvèrent morte et l’emportèrent pour l’enterrer auprès de son mari. 11 Une grande crainte saisit alors toute l’Eglise et tous ceux qui apprenaient cet événement. (TOB).

Un miracle à l’envers ?

Ce récit fait choc. Dans la fresque grandiose qui, des chapitres 1-5 des Actes, dessine l’enfance harmonieuse de la communauté, il introduit une dissonance :

– en deux temps bien frappés, il met en scène une double exclusion, par mort subite, alors que le contexte a suivi le rythme d’une croissance miraculeuse dont on peut répérer la trace : les Onze et quelques autres (1,14); cent-vingt frères, auxquels Pierre s’adresse pour élire un douzième apôtre (1,15); trois mille adhésions sous l’Esprit de la Pentecôte et la prédication qui interprète ce souffle comme don promis par les prophètes et signe des temps derniers (2,4); cinq mille croyants, après la guérison miraculeuse d’un infirme à la porte du Temple et le discours qui en révèle la source (4,4).

– le verdict de Pierre ici dénonce le mal au dedans, alors que le témoignage public a dû et devra affronter au dehors l’hostilité des autorités juives, le zèle jaloux des autres groupes religieux, qui emprisonnent ou menacent pour réduire au silence (4,2-3.18.21; 5,17-18.33). Comme au berceau de l’humanité (Gn 2-3), comme à la table du dernier repas pour la communauté des disciples (Jn 13), le mal, le péché, fait partie intégrante de l’histoire; la Bible n’en explique pas l’origine, elle le prend en compte, elle en discerne l’influence, comme la tromperie d’une bête tapie, prête à bondir (Rm 7,7-12), qui ne surgit pas seulement de l’extérieur, de l’étranger, mais qui s’avère aussi traître au-dedans, au coeur de soi.

S’agit-il d’un acte de pouvoir quand la norme qui définissait le terreau communautaire est violée, un mirace punitif ? Est-il la leçon exemplaire du jugement de Dieu ?

Le récit provoque en sa violence : la faute a-t-elle vraiment la gravité qui correspond à la dénonciation si radicale et à l’exécution capitale ? L’intransigeance frappe en effet, et d’autant plus sous la plume de Luc qui ne cesse dans son évangile de raconter le salut comme la venue de Dieu qui en Jésus cherche ce qui était perdu (à l’exemple d’une pièce d’argent, d’une brebis, d’un fils, chp. 15), qui répercute les appels à la conversion, insistant sur les mouvements de retour, les retournements. Que deviendra l’histoire de l’humanité si aucune chance de repentir, aucun signe d’accompagnement ne sont tendus à un homme et une femme séduits par Satan ?

Sans pour autant éviter le scandale, vraisemblablement voulu par le récit lui-même, on avancera en se demandant : en fait, de qui est-ce l’histoire ? quelle est la perspective de l’intrigue ? sous quel angle de vue cette architecture narrative se laisse-t-elle le mieux éclairer et par où entrer pour la visiter ?

Un mot retient l’attention parce qu’il est marqué et qu’il apparaît pour la première fois dans le livre des Actes : l’Eglise (ecclesia, v.11), gagnée par la crainte. La double mort en effet génère un sentiment de recul; la même formule – “et il y eut une grande crainte”, v.5 et 11 – scande la narration en ponctuant chaque scène d’un affect ambivalent (phobos), à la fois d’angoisse et de vénération – le flash suivant, sur le contexte, déploie d’ailleurs ce sentiment en deux réactions presque contradictoires : personne d’autre n’osait s’agréger aux apôtres (v.13) / mais le peuple faisait leur éloge et s’additionnaient ceux qui se mettaient à croire au Seigneur… (v.14). Mais s’il y a répétition de l’émotion, la seconde fois le récit introduit parmi les gens éprouvés un groupe à la qualification spécifique. Quand Ananias tombe raide mort, la crainte saisit tous ceux qui l’apprennent (littéralement : entendent, v.5). Quand Saphira, sa femme, le rejoint dans la tombe, la crainte atteint l’Eglise tout entière et tous ceux qui apprennent ces choses (v.11). On peut dès lors faire l’hypothèse que la communauté, désignée jusque-là dans le récit des Actes par un terme numérique, la multitude des croyants, trouve ici, en qualité d’Eglise, son récit d’origine.

Dans cette perspective, une lecture qui se centrerait sur l’individu semble s’exclure. Ananias et Saphira ne sont pas traités pour eux-mêmes; le récit n’a pas pour fonction première d’illustrer comment des croyants risquent et perdent leur salut. Au lieu de se focaliser sur le châtiment du couple, il prend pour sujet principal le groupe et son accès au statut d’Eglise. Celle-ci ne semble pouvoir tracer sa fondation, comme territoire symbolique, sans l’expulsion violente de ce qui la divise, du mensonge en son sein qui risquerait de la ronger.

De ce point de vue, s’il y a intervention de la puissance divine, c’est moins comme punition que comme exorcisme, guérison. Par miracle, la mort de ce qui est mortel pour la vie communautaire ouvre à l’Eglise son avenir.

Mais y a-t-il, à ce stade déjà, moyen de valider l’hypothèse de lecture?

L’éventail des interprétations et leur point d’ancrage

La pertinence d’une porte d’entrée peut s’évaluer dans la comparaison critique avec d’autres. Puis elle sera validée aussi, une étape plus loin, si le trajet de lecture qu’elle permet s’enrichit de découvertes.

Les travaux exégétiques dont nous disposons ont exploré plusieurs pistes qui privilégient tel aspect du texte; leur diversité atteste la difficulté à interpréter, éventuellement résorber, la virulence du récit. On y a vu :

– Une légende étiologique, c’est-à-dire une mise en scène fictive mais qui réfléchit profondément, pour trouver une cause au choc subi par les communautés quand les premiers décès de chrétiens ont secoué la foi en la victoire du Christ sur la mort. Sur le modèle des lectures prophétiques de l’Exil, c’est le péché de l’homme qui permet une explication de la catastrophe sans que ni la volonté ni le pouvoir de Dieu de conduire les siens sur un chemin de vie ne soient remis en cause. Mais si la mort avant le retour du Christ est la question que Paul prend en charge en 1 Th 4,13-27, pour ranimer l’espérance en la communion avec le Christ aussi bien pour les défunts que les vivants, est-elle celle qui travaille encore l’Eglise que connaît Luc trente ans plus tard, quand il raconte le drame d’Ananias et Saphira ?

– Sur le registre de la fable, on a proposé aussi d’en percervoir une visée catéchétique : le récit voudrait impressionner les nouveaux convertis, pour le sérieux de leur engagement.

– Dans un souci de réalisme, le récit offrirait une image de l’Eglise avec ses ombres et ses lumières, par un cas de désunion alors même que, dans ces débuts de vie chrétienne, la communion est soulignée comme centrale. Mais lorsque l’ordre est perturbé, le réalisme implique aussi l’exclusion des coupables.

– Le récit serait porté par une réflexion de type institutionnel qui manifesterait la conscience d’un pouvoir ecclésial sur le péché : le texte » pourrait avoir pour fonction de légitimer l’exercice d’un droit d’excommunication, tel qu’on en trouve des traces en 1 Co 5,7 et Mt 18,15-13.

– Une lecture disciplinaire de ce récit a été aussi privilégiée : il attesterait l’apparition d’une première discipline pénitentielle de l’Eglise. La conception de Dieu qui veille sur la pureté de sa communauté en punissant les coupables qui risquent de la contaminer, appelle une comparaison avec la règle de la communauté essénienne retirée à Qumrân, en particulier sur le plan économique. L’exigence se montre là d’ailleurs plus radicale qu’aux origines chrétiennes, vu ici la mise au point de Pierre sur la responsabilité de la libre décision (à propos du terrain : ne pouvais-tu pas le garder sans le vendre, ou, si tu le vendais, disposer du prix à ton gré ?, v.4).

– On peut reconnaître enfin à ce récit la fonction de placer devant le jugement de Dieu. Le châtiment des coupables tient à ce que leur fraude se révèle mensonge à l’égard de l’Esprit Saint, de Dieu lui-même. Il s’agirait de souligner la présence de l’Esprit de Dieu dans la communauté, en particulier chez les apôtres. Mais Pierre ne fait qu’annoncer la mort, chacune de ses questions rhétoriques y contribue, et c’est Dieu lui-même qui intervient. Il n’en va pas dès lors d’un miracle punitif parmi d’autres mais du jugement divin lui-même, dernier, sans appel. Cela expliquerait la rigueur du récit, son écart par rapport à la grâce évangélique du pardon. Ce récit entrerait dans la ligne de la réflexion théologique, en ses représentations narratives et mythiques, sur les péchés d’origine : la tromperie du premier couple par le serpent au jardin d’Eden (Gn 2-3), la séduction des filles des hommes par les géants, qui “explique” le Déluge (Gn 6), le veau d’or, l’idolâtrie, comme faute d’origine au désert (Ex 32), le détournement d’une part de l’offrande sacrée au profit personnel d’Akhan, après la prise de Jéricho, première faute sur la terre promise (Jos 7).

Comment nous orienter à ce carrefour de possibilités et d’intérêts ?

Sans nous laisser écraser par le sentiment que tout a été dit, ces propositions peuvent stimuler l’attention au texte jusqu’en ses détails, puis l’imagination pour trouver le lieu d’où il sera possible de tenir tous les effets de sens dans une lecture qui les structure en signification du récit complet.

L’agir du couple est défini comme un détournement d’une somme d’argent et de la vérité, une partie du prix étant donnée comme le tout. Les commentateurs repèrent que le verbe “dérober pour soi”, répété (v.2 et 3), est celui que la Septante – traduction grecque, à partir du IIIème siècle avant JC, du texte hébreu des Ecritures juives (l’Ancien Testament des chrétiens) – utilise en deux occurrences :

– dans le livre deutéro-canonique de 2 Maccabées 4,32 : quand le grand-prêtre Ménélas, sous le roi Onias qui s’absente pour régler la question d’une révolte, dérobe quelques objets d’or du Temple;

– en Jos 7,1 surtout, où Akhan “fait une fausse note” après la prise de Jéricho en dérobant une part de l’offrande consacrée. Le geste sacrilège a pour conséquence l’échec d’Israël devant

A la ville d’Aï. Le viol de l’interdit est une souillure qui risque de contaminer le peuple tout entier, il exige l’aveu public, la vérification, l’exécution de la sentence prononcée par Josué – “pourquoi nous as-tu perdus ? Qu’en conséquence le Seigneur exécute ta perdition aujourd’hui…”, 7,25. Tout Israël alors lapide le coupable et le brûle avec sa famille. Les Pères de l’Eglise ont lu le récit des Actes dans cette veine interprétative, comme la condamnation d’une atteinte au bien sacré; le verbe dérober y est marqué par un contexte non économique mais bien religieux

Quelle fraude ? quelle faute ?

A regarder le récit lui-même, il a sa construction propre et suffisante, mais ses mots, et la problématique qu’ils éveillent, ont un impact qui le déborde.

Résumons-le : l’intrigue narrative se dédouble en deux temps, sans écart malgré un délai horaire (v.7) qui ne fonctionne donc pas pour enrayer l’implacable. Introduit par les termes génériques, un homme (v.1), avant la spécificité de son nom propre, et sa femme (v.7), un couple s’entend sur un geste mensonger qui s’illustre, pour lui, par le faire (v.1-6), pour elle, par le dire qui ratifie le faire (v.7-11). Le groupe dont la règle de comportement a ainsi été flouée, dénonce en deux fois, par son représentant, la perversion et sa portée critique : une atteinte à Dieu lui-même. La sanction tombe, validant la lecture théologique d’une pratique économique. La transgression d’un homme et d’une femme manipulés par Satan a donc introduit le mal dans le cocon des origines mais le récit ose, sous la grande crainte religieuse que suscite dans la communauté et autour d’elle l’expulsion des coupables, faire naître l’Eglise.

Ouvrons-le : certains termes frappent et ouvrent un écho plus large. D’emblée, on l’a vu, le récit a interprété par un verbe très fort, comme une fraude (nosphizomai, dérober à son profit, v.2, et reprise au v.3), une retenue dans la somme acquise par la vente d’une propriété, que le geste d’offrande ne dit pas. Il en explicite le climat par l’expression d’une complicité du couple : la vente se fait par Ananias avec Saphira (v.1); pour le détournement, il est précisé que sa femme en a con-science, qu’elle est de con-nivence (v.2); enfin, un troisième usage du préfixe/préposition avec (syn- en grec, co- en français), intervient, au v. 9, dans l’accusation de Pierre : pourquoi y a-t-il eu accord entre vous, littéralement “symphonie”, concordance ? – une complicité pour tenter l’Esprit !

Cela fait ressortir d’autant plus fort l’exclusion de Saphira du savoir commun sur la condamnation de son mari: le savoir avec lui (v.1) semble incompatible avec le savoir communautaire (v.7). Si l’écart de trois heures évoque, sur le modèle juif, le rythme de la prière, la communauté dont Saphira est retranchée apparaît dans sa dimension liturgique, qui cependant n’a d’aucune manière fissuré la complicité entre les époux. Une piste d’interprétation s’esquisse : le récit réfléchirait-il donc fondamentalement sur les conditions de “l’être ensemble” ?

La communauté, un corps solidaire

Plus encore que la charge du verbe “dérober à son avantage” appuyée par l’histoire de ses emplois, c’est le décodage de Pierre qui révèle l’enjeu fondamental de la transgression; il faudra l’observer de près. Mais déjà en relatant le geste, le récit a inscrit la déviance par rapport à la voie commune : Ananias a apporté une partie du prix de la vente de sa propriété. Or cela enfreint l’acte même qui fait la communauté. La part retenue s’oppose au “tout en commun” (hapanta koina, 4,32) qui conclut en une formule à force de loi pour le groupe l’attitude adoptée par chacun, “pas un ne déclarait lui appartenir en propre l’un quelconque de ses biens” (v. 32).

Un spécialiste de cette littérature , après d’autres mais en rassemblant le dossier, a reconnu dans ces termes l’idéal grec de l’amitié. Le proverbe “tout est commun aux amis”, cité dès le Ve siècle av. JC, est attribué au philosophe (et mathématicien) Pythagore; il reflète un âge d’or de l’humanité, l’idéal d’une vie en société conforme à la nature. Platon s’y est référé volontiers tandis qu’Aristophane, en auteur comique, s’est amusé de cette utopie. Si le récit des Actes l’a repris, il l’a, de façon originale, articulé à la prescription de la Loi juive, en Dt 15,4 : “il n’y aura pas parmi toi d’indigent” (ici en 4,34). En Dt, le précept social est fondé sur la reconnaissance de la générosité de Dieu – “tellement le Seigneur t’aura comblé de bénédictions” – assortie de l’exigence, qui en découle, de rester dans cette relation où la vie est reçue et donc ne se dérobe pas – “pourvu que tu écoutes attentivement la voix du Seigneur ; s’il y a un pauvre chez toi, tu n’endurciras pas ton coeur”.

Le contexte donc de notre épisode, en cette rencontre de deux expressions culturelles d’un même idéal, a posé le principe de la vie communautaire. La citation des deux modèles porte en son coeur, comme son souffle propre, la confession de la foi chrétienne – les apôtres rendaient témoignage à la résurrection du Seigneur Jésus, v. 33 -, elle-même entourée, soutenue, par l’affirmation d’un grande puissance et d’une grande grâce à l’oeuvre. De plus, aux deux bords de l’espace ainsi construit, celui du texte qui suggère celui de la communauté, des figures du corps font de celle-ci un ensemble structuré, animé et humain :

– la multitude des croyants était un corps et une âme uniques (v. 32)

– tout en commun (idéal grec, v. 32)

– une grande puissance (v. 33)

– témoignage des apôtres à la résurrection de Jésus

(énoncé chrétien de la foi, v. 33)

– une grande grâce (v. 33)

– il n’y avait parmi eux aucun indigent (idéal juif, v. 34)

    • le prix des terrains vendus, ils le déposaient aux pieds des apôtres (v. 35).

Les pieds

Le lieu où se gèrent les affaires est en effet désigné par les pieds des apôtres, ce qui assure au corps communautaire à la fois stabilité et mobilité.

Les apôtres en effet semblent les garants de la règle qui est mise en oeuvre à leurs pieds. Mais le principe du partage n’est pas introduit comme un devoir, il paraît plutôt découler naturellement de l’unité de coeur et d’âme, comme un faire découle d’un mode d’être, et il trouve en Dieu une approbation, manifestée par sa bénédiction : la puissance et la grâce. Dans le cas particulier d’Ananias, la question de Pierre – si tu voulais le garder, ne le pouvais-tu pas ? et si tu le vendais, ne pouvais-tu disposer de sa valeur à ton gré ? (5,4) – évoque aussi le libre consentement, dont l’argumentation de l’apôtre tient compte. La norme est énoncée à l’imparfait, comme une pratique généralisée, qui se répète: renoncement à tout bien propre, vente donc des terrains ou maisons, apport de la valeur aux pieds des apôtres, répartition selon les besoins de chacun (4,32 et 34-35). Son énoncé est suivi d’une application parfaite, avec Joseph, surnommé Barnabas par les apôtres, c’est-à-dire “fils du réconfort” (4,36-37), avant la mise en scène de la transgression, comme le négatif de la photo : Ananias et Saphira, couple complice, ne figureraient-ils pas alors le contraire même du réconfort pour la communauté ?

Si la valeur des biens vendus se dépose aux pieds des apôtres, ceux-ci semblent représenter en personne l’autel des offrandes qui est ainsi déplacé du Temple de Jérusalem au coeur même de la communauté; avec les trajets de la mission, il pourra, mobile, accompagner l’implantation de l’Eglise jusqu’aux extrémités de la terre. Les apôtres en effet, sous la suggestion de songes ou la conduite de l’Esprit, seront appelés à prendre des routes imprévues, à rejoindre des lieux païens pour y mettre au monde des églises, comme Pierre lui-même à la table du centurion Corneille où l’Esprit, bousculant les résistances, tombe sur eux tous en une nouvelle Pentecôte (Ac 10).

Les pieds des apôtres sont ainsi le centre d’un double mouvement d’afflux et de ventilation, de récolte et de distribution; cela définit la communauté comme un espace de vie qui revendique et respecte à la fois “tous” et “chacun”. A l’articulation de ces deux pôles, qui s’explicite ici sur le plan économique, les récits précédents ont d’ailleurs déjà donné des représentations vives : au retour de l’Ascension, dans la chambre haute, où tous se rassemblent et s’attachent, unanimes, à la prière, le récit désigne chacun par son nom propre (1,13-14); à Pentecôte, quand la maison où ils sont tous ensemble est toute remplie par un bruit du ciel, ils sont tous remplis de l’Esprit Saint et des langues de feu se partagent et se posent sur chacun d’eux; ils se mettent à parler aux juifs de toutes les nations et chacun les entend dans sa propre langue (2,1-6). Ainsi les différents registres illustrent la conviction que le vivre ensemble ne nivelle pas les singularités qui, elles, ne font pas obstacle à l’unanimité.

Mais c’est aussi aux pieds des apôtres que tombe morte Saphira (v. 10). Le texte est lapidaire et rend la parole apostolique redoutable. Elle s’abat comme un oracle de jugement qui prend aussitôt effet, sans laisser aucune distance pour l’écoute et son travail de réflexion, de retournement; pas même la médiation d’un geste humain d’exécution ! A l’entendre, Ananias expire, et, avec redoublement, sur ceux qui apprennent la chose, “il y eut une grande crainte”, dit à la fois sobrement et solennellement le récit. Le contenu de la double sentence de Pierre explique-t-il l’arrêt de mort ?

2) Le coeur et l’âme

C’est le coeur qui est atteint; c’est dans le coeur d’Ananias que le mal s’est infiltré. Dans la compréhension biblique de l’homme, le coeur est non seulement le siège des sentiments mais de la réflexion et, à partir d’elle, de la décision – dans les évangiles, on voit Jésus percer le débat de bien des coeurs (en Lc 5,22, par ex.). Chaque terme de l’interprétation de Pierre, qui révèle l’enjeu du détournement, a son poids, sa gravité : le sujet, c’est Satan, son oeuvre, remplir le coeur de l’homme (certains manuscrits préfèrent la variante “tenter”, ou “endurcir”, signifiant, avec leur nuance propre, la même attitude de rébellion à l’égard de Dieu), sa visée, tromper l’Esprit Saint; dans la reprise à l’adresse de Saphira, qui lui reproche d’avoir consenti à la duperie, l’apôtre le répète : comment avez-vous pu vous mettre d’accord pour tenter l’Esprit du Seigneur ?

Il en va donc du conflit à mort entre le mal et Dieu, qui est celui des origines mais qui s’active encore une dernière fois, avec virulence, au temps de la fin. On est sur l’arête entre le chaos et la création et c’est le coeur de l’homme qui en est le théâtre. A l’écoute de la parole qui dévoile, Ananias tombe et expire, littéralement, il rend l’âme; les deux mêmes verbes sont repris pour faire de la mort de Saphira un décalque.

Ce sont deux composantes du corps que l’on peut souligner d’abord : le coeur (cardia) et l’âme (psychè). Avec un coeur imbu par Satan et son incitation au mensonge, l’homme perd le souffle de vie qui l’anime, son âme. Or le coeur et l’âme sont les termes mêmes que la fresque des origines a privilégiés pour dépeindre l’harmonie de la communauté, comme un corps vivant : la multitude des croyants n’était qu’un seul coeur et qu’une seule âme (4,32).

Ainsi la duplicité d’Ananias et Saphira contribue à renforcer l’unité d’être du corps communautaire, à la rendre intouchable en quelque sorte, en figurant le contraire mais condamné sans appel par le récit qui frappe de mort les deux personnages. Cette écriture en blanc et en noir n’est pas complètement nouvelle, le narrateur y a recouru dès le premier acte de la communauté, l’élection d’un douzième apôtre pour restaurer le noyau dans sa pureté originelle; déjà l’embryon communautaire avait traversé sa crise avec Judas, sa mort évoquée en images crues : achat d’une terre avec le salaire de l’iniquité, chute en avant du corps qui claque par le milieu, toutes entrailles répandues (1,19). Ces traits ont commencé à esquisser l’inverse même du rassemblement des nouveaux convertis, qui vendent leurs terrains pour en donner la valeur, s’unissent pour rompre le pain et manger dans la simplicité du coeur, comme le disent quelques touches des sommaires qui scandent la narration en condensant et généralisant la pratique communautaire (1,14; 2,42-47; 4,32-35; 5,12-16; 5,42).

L’unité de coeur et d’âme qui exprime le vivre communautaire, le sommaire qui précède notre récit (4,32-35) la représente en exploitant le registre économique; le sommaire qui suit (5,12-16) privilégie la guérison, sous son jour miraculeux et en des termes qui évoquent la conduite du peuple au désert pendant l’Exode : de nombreux signes et prodiges se faisaient dans le peuple par les mains des apôtres (v. 12). Notre épisode emprunte aux deux plans et ainsi les articule : l’Eglise qui trouve ici son acte de naissance est définie comme l’espace d’un partage des biens auquel l’adhésion semble rester libre mais exige d’être vraie. Elle est aussi un corps guéri, par la dénonciation du mensonge qui la manipule, par l’expulsion du mal qui menace son coeur et son âme. L’unanimité retrouvée se lit alors comme la réponse directe de la prière adressée à Dieu : étends ta main pour que se produisent des guérisons, des signes et des prodiges” (4,30) …

L’autorité apostolique, et en particulier le rôle de Pierre, en sont singulièrement renforcés – était-ce une nécessité quand Luc écrit, vers la fin du siècle, pour des communautés du bassin méditerranéen déjà bien coupées de ce nombril de l’histoire, dont l’image est alors burinée ?

Que des jeunes gens se lèvent et entrent (5,6 et 10) pour emporter dehors les deux complices qui tombent morts, rajeunit encore le portrait : une Eglise naissante, debout, aux pas qui frappent !

3) L’inspiration du corps, ou l’intrusion

En plus des deux couples de figures corporelles, coeur et âme, pieds et mains, le verbe remplir, lui aussi, entre dans le jeu des échos entre la scène singulière et son encadrement narratif. La question de Pierre à Ananias, “pourquoi Satan a-t-il rempli ton coeur (v. 3), adosse sa critique au statut de la communauté : “ils étaient tous remplis du Saint Esprit” (4,31). Ainsi ce que Satan a usurpé, c’est le rôle même de l’Esprit. Par son intrusion dans leur coeur, il pervertit l’inspiration des croyants.

La question du texte est donc : qu’est-ce qui fait le plein, le poids, dans le coeur de l’homme et de l’Eglise ? qu’est-ce qui les revendique, les habite et les anime en leur conduite ? qui les inspire ou les aspire ? L’opposition est exprimée dans sa radicalité la plus vive, presque en termes mythiques de combat primordial – Satan / l’Esprit de Dieu -, alternative sans voie moyenne. Par le jugement impitoyable de l’invasion de Satan, le récit peut sembler une représentation narrative de la parole de Jésus dans les évangiles, rude elle aussi : “En vérité, je vous déclare que tout sera pardonné aux fils des hommes, les péchés et les blasphèmes, aussi nombreux qu’ils en auront proféré. Mais si quelqu’un blasphème contre l’Esprit Saint, il reste sans pardon à jamais : il est coupable de péché pour toujours.” (Mc 3,28-29, dans la forme la plus dure, et ses parallèles).

Chez Luc, plus que chez les autres évangélistes, la vie reçue de Dieu se conçoit comme une plénitude de l’Esprit ; l’évangile de l’enfance l’a affirmé d’emblée, dès la parole de l’ange qui annonce le précurseur, Jean-Baptiste : “il sera rempli de l’Esprit Saint dès le ventre de sa mère (Lc 1,15). Le Magnificat célèbre cette genèse nouvelle en termes de renversement, riches renvoyés à vide et affamés rassasiés (Lc 1,53), car le Seigneur passe par un chemin où toute hauteur doit être abaissée, tout ravin comblé (Lc 3,4-6). La communauté des origines, dans les Actes, s’inscit sur ces traces d’un jubilé, en pratiquant le partage par redistribution des biens. Mais brusquement elle subit et affronte une crise interne, dont la gravité vient aussi de ce que celle-ci met en question son rayonnement externe. En effet, si l’Esprit, depuis son irruption et sa diffusion à la Pentecôte première et à ses reprises dans l’histoire, est la puissance de Dieu qui donne à la communauté de prêcher avec assurance la parole de Dieu (4,29 et 31), c’est la dimension missionnaire de l’Eglise elle-même dans le monde qui est ainsi mise en cause et en échec avec Ananias et Saphira.

Le don de l’Esprit ne va-t-il jamais sans tentation ? En prolongeant le parallélisme entre l’itinéraire de Jésus raconté dans l’évangile et celui de l’Eglise dans les Actes des apôtres, on peut se demander si le diptyque baptême / tentation qui, pour Jésus, spécifie le sens de la filiation divine, ne trouve pas un écho ici, dans le passage de l’Eglise à l’âge adulte. Comme si le don de l’Esprit, et le baptême auquel il a mené à la Pentecôte, appelaient, pour creuser le sillon de leur vérité, le temps de l’épreuve où Satan monte à l’attaque mais est souverainement vaincu.

Une conclusion en forme de reprise et de question

L’être et le faire communautaires se posent donc par contrastes. On a pu affiner leur sens en analysant, sous la représentation des personnages, les valeurs en jeu. Profondément, ce qui nie le vivre communautaire, ce n’est donc pas le fait de garder sa propriété ni de la vendre et d’en garder le prix; l’opposition qui structure le récit n’est pas donner / disposer pour soi. Il faut prendre en compte le mensonge aussi. Le tout en commun qui fait le tous unanimes de la communauté est mis en péril par le faux tout, l’offrande dont une part est dévoyée, et du coup par le faux dire qui le couvre.

Avec Ananias et Saphira, l’intégralité de l’objet (le don sans calcul) et l’intégrité du sujet (la vérité) s’inversent en division : division de l’objet dont une part est retenue, une autre déposée, division de la personne par le mensonge (apport d’une part comme si c’était le tout; apparence d’adéquation à la règle alors que celle-ci est flouée). Il en résulte que la “symphonie” du couple produit la “cacophonie” avec la communauté. Car la perversion qu’implique la complicité touche précisément aux deux pôles complémentaires qui dessinent l’espace d’une unité sans uniformité, où tous sont un seul coeur et une seule âme et où chacun est envisagé selon son besoin : l’union de deux détruit aussi bien l’unanimité de tous que le propre de chacun, en étant duplicité, répétition. C’est ce duel-là que le récit condamne.

Ainsi les pieds des apôtres sont le lieu où la question de la vérité, de l’intégrité, est posée, où le mensonge est démasqué comme mortel, la faille réparée. C’est la puissance de Satan, le diviseur, qui s’écroule aux pieds de Pierre, et ce qui a succombé à son pouvoir. L’Eglise ne naît ni sans crise, ni sans résolution de la crise par Dieu. Ce grand récit d’âge d’or ne raconte pas sa mise au monde sans assaut de Satan, sans risque de perversion du coeur et mort de l’âme. Il peut bien s’agir ici de la phase d’expulsion hors des cocons, hors du jardin idéalisé des commencements. L’Eglise naît alors à la fois d’être conduite par l’Esprit, d’avoir à affronter le mal, et d’être guérie par Dieu. Cela semble non seulement la triple réalité de son sens mais la condition même de sa mission. Et si, dès l’origine, le jugement de Dieu constitue non seulement son horizon dernier mais le passage même vers sa croissance, c’est qu’elle est communauté eschatologique; son entrée dans l’histoire est aussi écrite comme son sens ultime.

Il n’en demeure pas moins qu’on est choqué qu’il y ait mort, qu’il n’y ait pas d’appel à la repentance, ou d’exorcisme des deux individus. Cela aurait pu être, cela aurait donné un autre récit, tout aussi imaginable; faire jouer l’imagination peut aider à mesurer le choix spécifique d’une ligne narrative et des contraintes pour le sens qu’elle engage. Ici il y a exorcisme de la communauté. Mais au prix de mort humaine. Peut-être ne faut-il pas gommer cette violence du texte en réduisant les deux individus à un rang de pur symbole. Mais est-ce la question de Luc déjà, qui raconte, ou celle qu’on peut greffer sur son récit ? L’histoire, et en particulier celle d’une communauté de foi, ne va-t-elle jamais sans geste sacrificiel ? Un tracé de fondation réclame-t-il une victime ? Le sacré ne peut-il s’instaurer que sur la base d’une violence ? La crise de la communauté avec le duo Ananias et Saphira tiendrait-elle du coup autant de Caïn et Abel que d’Adam et Eve ? Combinerait-elle quelque chose de ces deux transgressions originelles qui font sortir l’humanité, et ici l’Eglise, d’un paradis si incroyable du point de vue de l’expérience humaine, d’une condition d’innocence qui n’est jamais celle de l’histoire ? Elle nous rend attentifs par ailleurs au risque d’un geste sectaire qui plane sur tout cercle de purs à l’égard de ceux dont il redoute la pollution, et l’Eglise chrétienne n’a pas plus de garantie qu’aucun autre groupe humain d’en être préservée; sa vigilance et requise.

Bibliographie

Jacques DUPONT, Nouvelles études sur les Actes des apôtres (Lectio divina 118), Paris, Cerf, 1984.

Charles L’EPLATTENIER, Les Actes des Apôtres, Genève, Labor et Fides, 1987.

Daniel MARGUERAT, “Terreur dans l’Eglise : le drame d’Ananias et Saphira. Actes 5,1-11”, Foi et Vie, Cahier biblique 31, 1992, pp. 75-88 (pour une version plus scientifique de cette analyse cf. “La mort d’Ananias et Saphira dans la stratégie narrative de Luc”, NTS 39, 1993 pp. 209-226.

C’est l’une des catégories retenues par la classification des récits de miracles de G. Theissen, exorcisme, thérapie, épiphanie, sauvetage, don, légitimation d’une norme. Cf. en français la présentation de Xavier LEON-DUFOUR, “Structure et fonction du récit de miracle” in X. LEON-DUFOUR, éd., Les miracles de Jésus selon le Nouveau Testament (Parole de Dieu), Paris, Seuil, 1977, pp. 289-352.

J. DUPONT, “La communauté des biens aux premiers jours de l’Eglise, in Etudes sur les Actes des apôtres (Lectio divina 45), Paris, Cerf, 1967, pp. 503-519.

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Psychiatrie et prison

Exposé de Pierre-Michel LLORCA[1]

Un peu d’histoire…

Pinel, à la fin du XVIIe siècle écrivait : « Ces aliénés loin d’être des coupables qu’il faut punir, sont des malades dont l’état mérite tous les égards de l’humanité souffrante. Les aliénés qui jusqu’alors ont été traités beaucoup plus en ennemis de la sécurité publique qu’en créatures déchues dignes de pitié, doivent être soignés dans des asiles spéciaux. »

Depuis cette époque, la psychiatrie en France s’est interrogée sur la nécessité de la prise en compte de la dimension médico-légale de la maladie mentale. Au cours du XIXe siècle, lors de la mise en place des fondations de la clinique psychiatrique moderne, on a observé une modification du regard porté sur le patient, qui a engendré l’opposition encore très actuelle entre le malade mental irresponsable relevant de soins psychiatriques et le criminel, responsable et donc puni. Cette opposition binaire, ne permet pas de rendre compte des criminels qui, sans être des malades mentaux reconnus au moment des faits (et en conséquence considérés comme responsables), n’en présentent pas moins des troubles psychiques préoccupants, en particulier en prison où se réactivent des psychopathologies préexistantes.

Dès la seconde moitié du XIXe siècle, Lelut en 1843, Baillarger en 1844, mais d’autres aussi, ont souligné l’importance des troubles psychotiques existants dans la population carcérale.

Le cadre légal de la question

Chaque modification du Code Pénal comprend une évolution de la loi qui organise les soins sous la contrainte de ceux qui sont déclarés irresponsables. En 1994, le Code Pénal dans son article 122-1 prévoit l’irresponsabilité pénale comme abolition du discernement. Il comporte deux alinéas :

1/ n’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ;

2/ demeure punissable la personne qui était atteinte au moment des faits d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes ; toutefois la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu’elle détermine la peine et en fixe le régime.

Cette atténuation de la responsabilité prévue par l’alinéa 2 est souvent à l’origine d’un allongement paradoxal de la durée des peines, car les jurys d’assises ont un réflexe de protection vis-à-vis des risques de récidive de ceux que les psychiatres ne retiennent pas comme malades irresponsables. Cette évolution paradoxale est devenue en France un très réel problème, dans la mesure où ces détenus malades mentaux responsables présentent de fréquentes décompensations psychiatriques associées à des troubles du comportement. Or, cette symptomatologie est difficilement prise en compte par le système de soins mis en œuvre.

L’intervention psychiatrique en prison

Dès la fin du XIXe siècle, la nécessité de l’intervention psychiatrique en prison a été soulignée par différents auteurs. C’est à la charnière des XIXe et XXe siècles qu’a été créé l’établissement pénitentiaire de Château-Thierry, afin d’y regrouper « les détenus en cours de peine signalés par les établissements pénitentiaires pour des troubles du comportement, du caractère avec ou sans manifestations psychopathiques, détenus qui se sont montrés réfractaires à la vie commune et au traitement qui leur aurai tété proposé ».

Dans la seconde moitié du XXe siècle sont mis en place tout d’abord les CMPR (Centres Médico-Psychologiques Régionaux), dont le premier a fonctionné à la prison de la Santé, puis les SMPR (Secteurs de Psychiatrie en Milieu Pénitentiaire Régionaux), dont la base réglementaire de fonctionnement a été fixée par la circulaire interministérielle de mars 1977. Il s’agit d’unités psychiatriques implantées en prison, et gérées par une équipe soignante détachée de l’hôpital de rattachement.

L’intervention psychiatrique en prison, offre donc en France plusieurs niveaux de réponses :

— des consultations ambulatoires proposant un dépistage des troubles mentaux des entrants en prison et une prise en charge psychothérapique et chimiothérapique à distance réalisée par une équipe psychiatrique ;

— pour les détenus consentants qui ne peuvent du fait de leurs troubles être maintenus dans une détention normale, une possibilité d’admission dans un SMPR. Ces unités évoquées précédemment ont, comme leur nom l’indique, une vocation régionale.

Mais pour les détenus malades mentaux non consentants, la situation est fort différente. En effet, les structures de psychiatrie évoluant en milieu pénitentiaire ne peuvent donner des soins dans la prison qu’à des détenus consentants.

Lorsqu’un détenu ne consent pas aux soins qui lui sont nécessaires, deux possibilités sont prévues par le loi :

— s’il s’agit d’un prévenu, l’opération d’expertise peut évoluer vers l’application de l’article 122-1 du Code Pénal que nous avons évoqué précédemment, et donc vers une irresponsabilité pénale éventuelle ;

— s’il s’agit d’un condamné, l’article D398 du Code de procédure pénale prévoit qu’un aliéné ne peut être maintenu dans un établissement pénitentiaire et qu’il est alors fait application à son égard de la législation du Code de la santé prévoyant une hospitalisation d’office si son état le justifie.

Toutefois, il existe de nombreuses difficultés d’application de cet article. En effet, l’évolution actuelle des hôpitaux psychiatriques vers des modalités de fonctionnement ouvert, rend extrêmement difficile l’accueil de patients venant de prison et pour lesquels il reste nécessaire de pratiquer les soins dans une structure fermée. L’orientation vers les unités pour malades difficiles ne peut se faire que dans des cas précis du fait de l’importante attente qui existe avant de pouvoir faire admettre ces patients dans une telle unité, puisqu’on n’en compte actuellement que quatre pour toute la France.

Ainsi se pose toute l’ambiguïté d’un dispositif dont les moyens ne sont pas suffisants pour répondre aux exigences de la loi et donc de la société.

Pathologies psychiatriques en détention

Plusieurs études, et en particulier une méta-analyse de 2002, met en évidence chez les hommes incarcérés en prison 3,7 % de psychoses chroniques, 10 % de troubles dépressifs caractérisés et 65 % de troubles de la personnalité dont 47 % de personnalités antisociales. Ces pourcentages élevés sont confirmés par différentes études pratiquées en France.

Il faut prendre toute la mesure de ces chiffres en les comparant à ceux de la population générale : parmi les prisonniers, les psychoses et les dépressions sont en effet quatre fois plus nombreuses, et les personnalités antisociales dix fois plus nombreuses. Or, les moyens mis à disposition pour traiter les patients incarcérés présentant des troubles psychiatriques reste bien trop faible pour que l’action soignante qui en résulte puisse être satisfaisante.

Malgré l’existence en France de dispositifs sanitaires relativement efficaces, de nombreuses critiques sont à apporter quant aux dispositifs :

— on note une diminution des irresponsabilités pénales en application de l’article 122-1 et l’évolution paradoxale évoquée dans le sens d’une aggravation des peines chez les sujets pour lesquels une atténuation de la responsabilité a été proposée par l’expertise ;

— les structures de type SMPR sont souvent saturées et il n’existe pas de mesures spécifiques permettant la prise en charge des sujets pour lesquels une irresponsabilité pénale a été prononcée après leur sortie d’hospitalisation d’office.

Cette inadéquation entre, d’un côté, l’allongement des peines chez les sujets présentant une atténuation de responsabilité mais qui justifient des soins, et, de l’autre côté, la faible possibilité des moyens psychiatriques, contribue à créer une situation dans laquelle dans de nombreux cas les prisons se transforment en structures psychiatriques de relégation sans que les moyens nécessaires pour mettre en œuvre une prise en charge adaptée ne puisse être développée.

Le développement des soins psychiatriques en milieu carcéral nécessite l’intégration de l’activité au sein de ce milieu. Toutefois, l’absence d’interférence de la part de l’équipe psychiatrique sur le fonctionnement de l’équipe pénitentiaire apparaît comme un des fondements du travail en milieu carcéral. Ainsi, les soignants doivent accepter une modalité de pratiques soignantes très spécifique car il convient avant tout d’éviter des situations dans lesquelles le déni de la mission de chacun (équipe soignante et équipe pénitentiaire) pourrait conduire à des crises institutionnelles graves.

Une expérience personnelle

Au cours de mon internat puis de mes premières années de pratique professionnelles comme praticien à l’Assistance Publique des Hôpitaux de Marseille, j’ai été amené à intervenir en tant que psychiatre au sein du SMPR de la Maison d’Arrêt des Baumettes.

L’expérience de l’intervention en prison, notamment durant les gardes de nuit, est tout d’abord physique. L’odeur, le bruit, le contexte sensoriel contribuent à créer un contexte très particulier et participent de la définition du cadre qui est si importante dans la mise en œuvre d’une prise en charge psychiatrique. Le malaise initial peut être intense et rend parfois difficile la mise en œuvre d’une relation thérapeutique. Le travail en équipe pluridisciplinaire est indispensable pour partager ces expériences et permettre d’appréhender cette dimension spécifique.

De nombreux rapports (dont celui du Prof. Terra en 2004) soulignent la nécessité d’améliorer la prise en charge psychiatrique en prison, et en particulier la prévention du suicide. Dans la pratique quotidienne du soin, les pathologies rencontrées, les attentes des patients, et la confrontation avec les demandes de l’administration pénitentiaire nécessitent de réajuster constamment la position soignante. La question qui se pose au praticien est celle de la fonction que l’on peut avoir en prison.

En fait, il faut abandonner les a priori et essayer d’identifier la souffrance des patients en ne se laissant pas totalement submerger par le contexte.

La relation thérapeutique a de plus une dimension temporelle fortement rythmée par la durée de l’incarcération ce qui peut être un élément difficile à gérer.

De même, les relations avec les surveillants sont parfois difficiles. Leur objectif, compréhensible, est de diminuer toute tension qui peut avoir des conséquences graves dans le milieu carcéral clos. Mais la psychiatrie a pour objectif de soigner et non pas d’assurer un contrôle comportemental. L’intervention dans un contexte de garde, ne favorise pas l’intégration avec l’équipe pénitentiaire et explique probablement la fréquence des tensions que l’on peut observer.

Conclure…

Les questions associées à l’évolution de la psychiatrie en milieu pénitentiaire sont multiples. La médiatisation concernant par exemple les auteurs de violences sexuelles pose un certain nombre d’interrogations en particulier dans ces pathologies qui restent difficilement accessibles aux soins. À partir de ces multiples questionnements, la position du psychiatre au sein d’une institution complexe reflet du fonctionnement de la société que la possibilité de rester soignant, dans ce contexte pourra se dessiner.

Note :

[1] Le Prof. Llorca est chef du service de Psychiatrie du CHU de Clermont-Ferrand.