On nous le redit, l’obésité infantile est passée dans notre doux pays de 3% en 1965 à 16% aujourd’hui, et probablement 20% en 2020 (avec une réduction de 13 ans de l’espérance de vie). C’est la fin de l’exception culturelle française. Comme si on s’était tous mis à grossir ensemble, un peu comme dans le feuilleton des shaddoks les gibis attrapent tous la maladie du temps, qui les fait à la fois grossir et vieillir ! C’est que nous avons changé de régime alimentaire, autant que de régime de dépense physique, et tout est devenu trop facile, jusqu’au dégoût de soi. Mais il n’y a pas que cela : l’imaginaire de notre société valorise la minceur au point d’en faire une valeur morale, un idéal, le résumé de toutes les vertus : le mince est ferme et flexible, actif, et intelligent puisqu’il sait remplacer la quantité par la qualité etc. N’est-ce pas cependant le conformisme de la minceur qui fait voir tout ce qui dépasse comme une obésité anormale ? Et c’est ainsi que notre société oscille entre l’anorexie adorée de ses top-modèles et la mal bouffe ordinaire des consommateurs.
Manger est une activité à forte charge affective et symbolique puisque nous ne vivons qu’à manger du vivant autre que nous-même, mais que ce que nous mangeons devient nous-mêmes. C’est pourquoi l’intime plaisir que cela procure n’est pas sans réveiller une certaine anxiété. C’est ce qu’on a pu appeler le paradoxe de l’omnivore : nous avons besoin de diversité, de variété (nous ne sommes pas capables, comme certains herbivores, de tout tirer d’une seule chose). Cela pousse à l’innovation, et à l’adaptation, mais tout nouvel aliment est un danger potentiel. D’où l’oscillation, fondamentale dans la culture humaine, entre innovation et tradition, entre « néophilie » et « néophobie », très sensible chez les enfants. C’est elle qu’il faut cultiver et éduquer, ne serait-ce que par les rythmes familiaux des repas : on a trop négligé le fait que le langage et la nourriture étaient intimement mêlés, et qu’il est bon d’intercaler finement la parole à l’aliment, car l’homme ne se nourrit pas de pain seulement, et les paroles sont comme des aliments, qui donnent de la saveur au monde.
Olivier Abel
Publié dans La Croix, le 14/04/04.