Intervention d’Olivier ABEL
Une remarque préalable. Chaque fois que l’on travaille ainsi un sujet, on se rend compte qu’il y a des questions de mots. Quels mots prend-on ? On perçoit que les mots entrent dans des argumentations différentes, des mondes différents et que l’on a du mal à parler nécessairement des mêmes choses.
Le tragique et le comique
Ce que je voudrais dire en premier, un peu comme le faisait Jean-François Colosimo à l’instant, c’est qu’il faut replacer cela sur du long terme. Certes il y a des enjeux tragiques. Et certains enjeux tragiques consistent même à défendre le tragique : il faut affirmer qu’on n’est pas dans un progrès, une sorte d’évolution dans laquelle, peu à peu, on supprimerait le tragique. Bien sûr il y a la différence de sexe, la différence de générations qui se rencontre dans la famille et qui forcément amènent du tragique. Et derrière la différence homme-femme, grand-petit, il peut très bien y avoir la dialectique du maître et de l’esclave. L’épaisseur tragique est donc indéniable.
Mais j’ai envie de dire en même temps qu’il faudrait probablement réintroduire un certain sens du comique, de la relativité, car quand on regarde les choses d’un peu loin, les familles ont aussi un côté comique. Il faudrait aussi réintroduire de l’humour, parce que si on regarde les choses sur le long terme, il me semble que dans 300 ans, les enfants continueront en gros d’être nés d’un homme et d’une femme.
Au fond, on a actuellement un trouble sur la différence de sexe. Je crois notamment qu’il y a un trouble de la masculinité. Il y a eu de très beaux livres, depuis près de 150 ans, sur la crise de la femme ; mais les femmes ont passé ce cap-là. Maintenant, ce sont les hommes qui ont un problème très fort quant à leur identité. Je pense cependant qu’il faut voir les choses sur du long terme et peut-être prendre du recul en évitant de durcir, parce que durcir accentuerait les dérapages. Peut-être faut-il faire comme dans une voiture lorsqu’elle commence à déraper : laisser flotter un peu pour éviter d’accentuer les mouvements complètement incontrôlés. En même temps, je suis d’accord qu’il faut rappeler les limites, ne pas laisser dire n’importe quoi.
Une hérésie de l’amour chrétien
Mon deuxième point, c’est que ce sujet touche aux questions de justice, d’égalité, de partage des rôles entre les uns et les autres, entre hommes et femmes… Mais il y a aussi des questions de différences : l’homme et la femme, le fort et le faible, etc. sont des questions qui intéressent la justice. Celle-ci ne cherche pas que l’égalité. Il y a une erreur qui consiste à ne voir dans la justice que la seule recherche de l’égalité. Elle cherche aussi la protection des différences légitimes.
Mais ces sujets n’amènent pas que des questions de justice ; il y a aussi des questions d’amour, et l’amour trouble la justice parce que dans l’amour il y a aussi le plaisir. Je voudrais mettre cela en toile de fond car il nous faut bien voir qu’il n’y a pas que des questions de misère, de pastorale au sens d’accompagnement de malheur, de maladie, etc. Il me semble très important de ne pas placer les choses sur ce registre s’agissant justement de responsabilités d’ordre pastoral.
On perçoit dans l’amour quelque chose qui me semble très important : l’attachement dans le couple homosexuel à la singularité de quelqu’un au-delà de son sexe. On est quelqu’un, et ensuite on découvre qu’on est homosexuel. Il faut sentir l’importance du mouvement queer, qui d’ailleurs est lui-même un mouvement dans lequel il y a, non pas une indifférenciation, mais en définitive l’amour de quelqu’un de singulier. Or il y a dans le paradigme de cette homosexualité queer – la singularité de quelqu’un, au-delà du sexe -, quelque chose qui vient historiquement du christianisme lui-même. Le christianisme, en ce sens-là, et l’amour chrétien, a cassé une conception aristocratique de l’homosexualité et y a introduit une sorte d’universalisme : ni homme ni femme. C’est un angélisme, une hérésie peut-être, mais sur un fond d’imaginaire chrétien. Je pense qu’il faut le sentir pour se dire qu’on n’est plus dans un modèle d’homosexualité gréco-romaine.
Le refus de l’homoparentalité
Je ne vais pas trop m’appuyer sur le document de 1998 que vous trouverez ci-joint parce qu’il est trop long. C’était un document de réflexion qui avait été accepté par une commission d’éthique, puis par le conseil de la Fédération. Le texte comprenait deux parties. Il voulait d’abord ne pas entrer dans une petite bulle en mettant l’homosexualité à part et de la replacer dans un contexte plus général, celui d’une réflexion sur les perplexités quant à la conjugalité et quant à la parentalité en général. Mais en parlant de ce trouble, on a traité de l’homosexualité (la partie en italiques dans le texte). Les termes de la réflexion étaient en gros les suivants : un « refus » unanime exprimé vis-à-vis de l’homoparentalité, non pas tellement à celle qui arrive, par recomposition etc, qu’à celle qui justifierait les PMA et une emprise supplémentaire de la technique sur la procréation ; et un désaccord exprimé dans le groupe à propos de la conjugalité homosexuelle, certains estimant qu’on pouvait accompagner une conjugalité homosexuelle alors que d’autres en refusaient la notion même.
On a formulé ce désaccord et essayé de l’argumenter dans ce texte. Je trouvais que c’était une démarche intéressante parce qu’on tentait d’exprimer publiquement ce pourquoi on n’était pas d’accord. L’argumentaire était celui-ci : dans la conjugalité, il existe un lien électif, une forme de l’alliance, une image de l’alliance au sens biblique. L’alliance peut être rompue. Je crois qu’on ne peut penser l’alliance sans penser la rupture de l’alliance. C’est-à-dire qu’on peut considérer le divorce, non comme quelque chose de bon mais comme un mal acceptable pour le bien du mariage qui doit être un libre mariage, un consentement, une adhésion, une promesse libre. C’est donc là la toile de fond de notre débat.
Du coup, quelque chose est apparu important dans notre débat – et compte beaucoup dans les débats sur le PACS – : aujourd’hui, tout le monde est passionné par la filiation au détriment de l’intérêt pour le couple. On a cristallisé tous les débats en faveur de la filiation, et de ce fait cela devient trop lourd pour elle parce que toute la société passe par elle et plus du tout par le couple qui semble considéré comme une petite affaire privée, livrée aux aléas du consentement individuel. Le PACS n’était pas du tout suffisant parce que ce n’était qu’un petit arrangement sur des questions matérielles, non l’institution d’un couple.
La question de l’institution du couple
La difficulté dans le couple, c’est que c’est le lieu où l’on interprète la différence des sexes. Je pèse le mot : interpréter. Dans les débats que nous avons eus entre nous, au sein de cette commission de la Fédération protestante de France, on oscillait entre deux impossibilités : d’une part, la différence des sexes n’est pas une donnée immuable de la nature qui serait, en elle-même, une valeur théologique ; d’autre part, ce n’est pas une invention malléable des cultures dont on pourrait faire n’importe quoi. La différence des sexes existe, elle est ; mais il faut l’interpréter. Or aujourd’hui rien ne soutient, n’encourage, n’alimente de manière publique cet exercice très délicat de l’interprétation de la différence des sexes. Le soin est laissé à chacun de s’y livrer. Le seul endroit où la différence des sexes soit marquée, ce sont les toilettes hommes – femmes, et encore…
Le PACS me semble insuffisant pour instituer la fidélité – et une fidélité qui ne soit pas simplement un petit engagement matériel mais un engagement entre les personnes (nous nous limitons actuellement à soutenir stratégiquement ou pastoralement les uns contre les autres). Or pour ces personnes homosexuelles, la fidélité est une valeur fondamentale et pas seulement quelque chose de stratégique. Ceci est peut-être à discuter mais me semble tout de même très important. Il ne s’agit donc pas de penser un contrat à durée indéterminée qui durerait le plus longtemps possible mais serait tout de même résiliable facilement (ce que le divorce est en train de devenir, car c’est le modèle du mariage qui s’aligne en fait peu à peu sur le PACS, et il y a là un vrai danger, quelque chose de grave). On est maintenant dans une société de projets ; on bâtit un projet avec qui on peut… Notre imaginaire, c’est le projet : projet parental, projet d’Église, projets en tous domaines… C’est vraiment le vocabulaire du progressisme ! Il y a là quelque chose de gnostique : avec le projet, tout le reste n’est que de la matière et on pourra donc toujours faire quelque chose d’autre. Il y a derrière cet imaginaire une gnose, l’idée que la matière est mauvaise, qu’il faut la dominer et que, par divers moyens, on va maîtriser cette condition sexuée, considérée à la limite comme une condition malheureuse.
Il nous semblait très important, stratégiquement, de dire où on fait passer la limite. Et à ceux qui pensaient comme moi, il nous semblait plus important de dire oui à une conjugalité homosexuelle (je ne parle pas forcément de « mariage » mais d’une réelle institution ; ceci est plus facile pour nous protestants dans la mesure où nous ne marions pas, c’est l’État qui marie) et non à la parentalité homosexuelle. Je dis d’autant plus non à la parentalité homosexuelle que ce qui me semble très grave (comme Jean-François Colosimo le disait à propos des lesbiennes) c’est qu’on va aujourd’hui vers une réduction de la parentalité à la maternité. On n’a pas encore terminé le virage ni vu ce qui nous attendait. En majorant la filiation, l’image de la mère à l’enfant – ce que je dis n’est pas uniquement pour les catholiques ; c’est général – nous avons une image tellement forte de la maternité que les hommes ne seront bientôt plus que des Joseph un peu falots, Dieu le Père étant seul à compter. Je trouve cela très grave ; c’est la raison pour laquelle je voulais me battre pour la défense du mariage. Il me semblait plus important d’accorder aux homosexuels une institution forte du couple.
Du coup, je ne suis pas tellement d’accord avec J.F. Colosimo pour parler de « décadence », d’embourgeoisement. Je comprends ce qu’il veut dire : les homosexuels veulent se marier et avoir des enfants, ils sont presque les derniers à soutenir cette image de la vie de famille ! Mais il n faut pas oublier ce qu’il y a d’épique dans cette image de Rome où on n’entrait dans l’armée républicaine qu’en faisant couple avec un autre ; on ne pouvait rentrer dans la légion que deux par deux car il n’y avait pas de contrat individuel. C’était très fondamental dans l’imaginaire romain. Mais cela, c’est un lien horizontal ; ce n’est pas ce lien vertical, un peu aristocratique du maître et de l’élève ou du maître et de l’esclave auquel Colosimo faisait allusion. C’est autre chose : c’est un lien égal, un lien d’alliance, et cela me semble avoir sa place. Mais je crois que la limite est à placer là et qu’il ne s’agit pas d’en passer de là à la filiation.
Olivier Abel