L’habitude est souvent méprisée, comme un carcan rigide, une routine insignifiante. Mais jetez une pierre cent fois dans la même direction, elle n’en prendra pas l’habitude, je veux dire une disposition neuve et persistante de son être. L’habitude signale une faculté supérieure d’incorporation, où une sensation, un acte, une parole deviennent une faculté nouvelle, une manière d’être du corps. Avec la répétition, on s’habitue à coordonner des gestes au premier abord incompatibles, comme le savent les musiciens, les danseurs, ou les simples conducteurs automobiles. Ce qui semblait presque impossible a l’air facile. Plus il y a disposition et plus il y a disponibilité. L’habitude n’est pas encombrée par la conscience de soi, elle est une inconscience heureuse, et elle est en l’être ce qui se laisse être. Mais comment peut-on à ce point s’habituer au malheur d’autrui, ou à son propre malheur? Ou même pire : s’habituer à la joie ? Cette accoutumance tient peut être au fait que l’habitude facilite l’action mais inhibe la sensation : c’est sa superbe dissymétrie, et ce qui permet les mauvaises habitudes. A l’occasion d’un évenement pourtant on peut changer d’habitude : pour modifier une habitude, nous devons parfois bouleverser l’ensemble de nos habitudes. — c’est peut-être ce qui nous sera bientôt demandé, et l’on verra alors que l’on change de techniques plus aisément que d’habitudes. Nieztzsche, qui affirmait qu’une vie sans habitude, une improvisation constante, serait pour lui une insoutenable Sibérie, aimait rencontrer des habitudes intenses mais brèves, qui fassent leur temps et dont il puisse se séparer paisiblement, comme d’un fruit muri. C’est une grande sagesse.
Olivier Abel
Publié dans Evangile et Liberté, mars 2006, p.5.