C’est en hommage à l’œuvre de Paul Ricœur que nous avons proposé, en titre, cette dialectique délicate du refus et du consentement. Ce titre s’impose également à nous lorsque nous pensons à sa vie, à sa fin de vie, où jusqu’au bout, pour reprendre une expression de son petit livre posthume sur la mort, il a lui-même soutenu cette oscillation entre refus et consentement, jusqu’à l’exténuation. Auprès de lui, nous avons appris que si l’on accorde trop au consentement à mourir, au consentement à avoir vécu, on peut éprouver le sentiment d’être poussé dehors, et que la riposte vitale réside dans le refus de la résignation, le désir de vivre encore, de revenir à la vie le plus loin possible, d’être jusqu’au bout et pleinement vivant. Auprès de lui encore, nous avons appris que si l’on accorde trop au vouloir-vivre, au refus de la mort, on peut éprouver le sentiment d’être comme gardé dans une vie de plus en plus étroite, renvoyé sans cesse au souci de soi, alors que le bonheur serait de se défaire d’un tel souci, de s’oublier soi-même, d’être simplement parmi d’autres et de s’effacer tranquillement devant ce qui est plus vaste[1].
Cette dialectique ténue de la fin de vie dévoile dans le même temps une structure et un rythme intime à toute existence, depuis ses tout débuts. Naître et grandir, c’est déplier cette oscillation entre le oui et le non, entre, d’une part, le désir de s’affirmer, de se confronter, de se distinguer, de se montrer, et, d’autre part, le désir de se retirer, de diminuer, de s’effacer dans l’être. Tant que cela est possible, tant qu’on est soi-même, on tient cette oscillation ténue et tenace, jusqu’aux dernières pressions de la main par lesquelles on donne et reçoit, on prend et on laisse. Aussi cette double attitude du refus et du consentement, par rapport à la condition native d’être né tel ou tel, d’avoir tel visage et non tel autre, mais aussi par rapport à la diminution et à la mort, dévoile-t-elle une condition ordinaire, et une double orientation profonde de toute existence. Si l’on veut ici parler d’accompagnement spirituel, nous dirions qu’il est ondulatoire, qu’il ne peut sans reste s’identifier à l’une des deux orientations, et qu’il s’agit de multiplier les occasions de faire cette expérience radicale, proprement spirituelle, de l’un et l’autre de ces deux désirs.
La dialectique du soin
Il nous a paru utile de compliquer cette première entrée de la dialectique du consentement et du refus en introduisant la dualité du sujet soignant et du sujet qui fait l’objet des soins. Le soin, en effet, indique tantôt le souci médical de guérir, tantôt le souci éthique du « prendre soin ». D’un côté, il y a le soin thérapeutique, qui passe par un « faire » spécialisé, technique, relativement impersonnel, et qui soigne quelque chose de particulier et d’isolable ; de l’autre, il existe un soin, parental ou filial par exemple, qui tisse un lien personnel, et qui, par un « parler », s’adresse globalement à quelqu’un : le soin tient ici à une condition ordinaire.
Le premier modèle du soin vise des individus séparés, « lointains », de façon détachée et anonyme. C’est un soin dissociatif, qui passe par un élément cognitif, conceptuel, argumentatif, avec une pulsion de généralité. Son risque, sans doute, est de trop éloigner, de tenir l’autre à distance comme un objet. L’abus de pouvoir (médical par exemple) n’est jamais loin. Mais dans le même temps, il importe d’être attentif, d’abord, à la visée éthique propre à ce type de soin, qui est l’émancipation du patient, son retour à l’autonomie, et, ensuite, à la règle de justice, de traitement égal des cas semblables, de resymétrisation. En ce sens, il s’agit d’un soin par solidarité.
Le second modèle de soin vise des « proches », d’une façon personnelle qui respecte les attaches de la personne, ses entours, ses petites habitudes. C’est un soin associatif, intégratif, en quelque sorte, où tout besoin fini (de nourriture, etc.) comprend une demande infinie, et appelle une réponse qui s’inscrive dans une narration singulière. Le registre, ici, est davantage celui de l’ajustement, de l’improvisation sans trop de règles préalables ; le risque serait justement de trop attacher, de trop rapprocher dans la familiarité : la maltraitance tient ici de la dépendance, de l’humiliation domestique en quelque sorte. Mais ce qui oriente cette forme de soin, c’est une éthique fondamentale de l’attachement au proche, du souci attentif, de la générosité, du dévouement, de la gentillesse. C’est un soin par sollicitude.
L’intérêt de cette polarisation réside dans les mixtes qu’elle fait voir, car la priorité à tel ou tel genre de soin varie selon les moments, et s’il faut donner le pas à tel aspect, ce doit être sans oublier l’autre. Le refus de la confusion des rôles permet et suppose leur articulation dans des proportions complexes et variables, les rôles intermédiaires étant les plus délicats (les infirmières qui effectuent des gestes très techniques, mais qui, aussi, « maternent », par exemple). C’est toute la question de ce qu’on pourrait appeler « l’amour professionnel », comme dans le cas des « nounous » qui doivent pouvoir se détacher d’enfants avec qui elles ont passé un temps intense et ont tissé des liens intimes supposant une grande confiance. Et pourtant, il faut un certain investissement et un attachement pour qu’il puisse y avoir ensuite détachement et désinvestissement. Cette complication mutuelle des modèles entre la compétence et le dévouement fait voir combien, parfois, on peut « soigner » par le fait de parler (et d’écouter), et « parler » par le fait de soigner.
L’asymétrie de la relation de soin mêle encore la responsabilité et la vulnérabilité, la capacité et la faiblesse – couples conceptuels chers à Ricœur. Cette asymétrie peut, certes, donner naissance au pire, quand le vertige du pouvoir de soigner suscite le désir de soumission et d’irresponsabilité, ou réciproquement. À rebours, il faut sentir la vulnérabilité des êtres pour leur faire ressentir leur capacité d’agir et de dire encore, là même où ils ne la ressentaient plus. La sagesse rappelle la fragilité des forts, et la capacité des faibles. Il y a donc une perpétuelle inversion d’une figure du soin dans l’autre. Le soignant peut devenir soigné, et le soigné peut devenir soignant. Cette inversion du visage, Ricœur la notait déjà en 1954 dans un grand texte sur « Le socius et le prochain » : « la science du prochain est tout de suite barrée par une praxis du prochain »[2]. Il suivait en cela l’inversion que propose le texte évangélique : on avait demandé à Jésus « qui est mon prochain ?», et « ce qui est étonnant c’est que Jésus répond à une question par une question, mais une question qui s’est inversée par la vertu corrective du récit : lequel de ces hommes s’est comporté comme prochain » de celui tombé à terre ?
La dialectique de l’attachement et du détachement
On l’a aperçu au passage, avec la question du soin se glisse dans la dialectique du consentement et du refus celle de l’attachement et du détachement, du lien et de la déliaison, des rapprochements et des séparations. Mais sur le fond de la fin de vie, toute distance, tout éloignement, toute proximité et tout attachement prennent un relief spécifique, que le soin doit sentir. Nous sommes attachés à la vie, même si nous n’avons pas peur de la mort, comme le remarquait Pierre Bayle dans une belle objection à Épicure (dans l’article de ce nom du Dictionnaire). Et Plotin lui aussi disait que la fin (l’achèvement) du bon est au cœur du mal, puisque même si le mal n’était rien de positif, la perte d’un bonheur peut suffire à nous mettre au comble du malheur. Et puis la mort, parce qu’elle nous touche un par un, de façon chaque fois isolée, présente toujours quelque chose d’immérité, d’injuste, de violent : pourquoi moi ? Pourquoi suis-je seul à mourir ? C’est ici la force de contestation de la lutte pour la vie. Il y a un refus de la mort qui est un moment spirituel important, et même, à certains égards, indépassable. Cette protestation peut emprunter la voix de Job, qui conteste la justice divine et se révolte contre une conception pénale du monde où tout est rétribution, mais qui consentira à un malheur seulement absurde, dans une plainte pure qui cesse d’accuser – il est d’ailleurs significatif qu’une telle voix soit à ce point autorisée dans le texte biblique ! Cet attachement tenace à la vie, par toutes sortes d’attaches qui nous sont douces, tient aussi à notre incapacité à nous voir nous-mêmes comme moribonds. Nous sommes ici réfractaires au regard médical. Comme l’écrit Ricœur, jusqu’au bout nous sommes simplement vivants. Et ce désir de vivre s’individualise dans une sorte d’autodéfense, d’immunité, de résistance envers tout ce qui attaque ou affaiblit notre vie et abat notre désir de vivre.
Mais dans le même temps, se glisse en nous un consentement à ce que cela ait été bon, un consentement à la fugacité du bon, à l’inanité de la tentation de refermer ses doigts sur un bonheur d’autant plus fuyant. Nous sommes ici au seuil d’un autre moment spirituel important, et non moins indépassable que le précédent. Ce moment de détachement, pour reprendre le mot de Maître Eckart, ou de consentement, s’atteste par le désir de laisser tomber les barrières confessionnelles, qui sont aussi les formes de langage dans lesquelles ont pris nos formes de vie, pour en venir à l’essentiel, au sentiment que la vie était bonne, et qu’elle continue jusque dans notre effacement. La louange qui dit « j’avoue que j’ai vécu, j’ai eu mon salaire », qui dit la gratitude d’avoir été, abaisse mon immunité parce qu’elle me désindividualise, mais elle me donne une confiance jusque dans ce que je ne sais pas, jusque dans ce que je ne peux pas. L’impuissance est alors synonyme d’abandon de soi à autre que soi.
Le premier temps est celui du rassemblement de soi par lequel le sujet se raconte, et cherche à comprendre la différence que son existence a faite dans la mémoire des autres, dans la mémoire de Dieu. Le second temps est celui du dépouillement de soi, de l’insouci de soi et jusqu’à l’insouciance de son propre salut, celui d’un abandon confiant. Mais l’oscillation entre ces deux moments est incertaine et les imbrique étroitement, comme si l’un n’allait pas sans l’autre. Comme si c’était du même chemin qu’il s’agissait, jusqu’au bout. L’inversion dans ce rapport à soi s’opère dans le thème de l’incognito : « quand t’avons nous vu avoir faim et t’avons nous donné à manger (…) toutes les fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25). Il ne s’agit plus ici seulement de l’anonymat des soins, mais de l’an-iconicité en quelque sorte, de la non-figurabilité du sujet, y compris du sujet pour lui-même. Je ne me connais pas, jusqu’au bout je ne sais pas qui je suis ; la reconnaissance vient toujours après coup.
Le chemin du refus et du consentement
Le premier livre de Paul Ricœur sur Le Volontaire et l’involontaire se termine par un chapitre intitulé « Le chemin du consentement », qui forme presque un livre dans le livre, un petit livre à l’usage des enfants et des vieillards, des adolescents et des convalescents. On y apprend qu’il n’y a d’attachement que pour ceux qui ont consenti à être né, et de détachement que pour ceux qui ont consenti à devoir mourir. Ce consentement, cependant, est sinueux et difficile : le consentement rapide ne conduit nulle part.
La première chose que l’on rencontre, et dont la poésie, la littérature et la philosophie existentielle se sont fait l’écho, c’est la « tristesse du fini », la contingence d’être né ainsi et non autrement, de ne pouvoir embrasser tout ce que nous désirons, et d’être comme d’avance diminués dans nos existences par tout ce qui nous manque, nous déçoit et nous disperse. La riposte de la liberté face à cette tristesse et cette limitation, c’est d’abord le refus, le « non », la révolte. Mais bientôt la liberté ne peut maintenir ce refus sans rien approuver, et l’énergie même de la négation procède de quelque affirmation plus radicale. L’existence humaine, ainsi, « c’est la Joie du Oui dans la tristesse du fini »[3]. Comment se maintient l’affirmation ou l’approbation au cœur de la négation ? Quel est ce « oui » qui me permet de dire « non » ?
Le chemin du consentement passe d’abord par ce que Ricœur appelle le consentement imparfait, un consentement stoïcien, un peu amer et distant, où le oui s’énonce à travers un non à tout ce qui nous nie. C’est un consentement dans le détachement, sinon dans un certain exil méprisant du monde : « il n’est pas une réconciliation mais un détachement (…) un art du détachement et du mépris, par lequel l’âme se retire en sa propre sphéricité, sans cesse compensée par une admiration révérencieuse pour la totalité »[4]. C’est un consentement qui me retranche du monde, dans une sorte de retrait, de sentiment d’étrangeté : nous sommes tous des passants dans l’hôtellerie. Le chemin du consentement passe ensuite par ce qu’il appelle un consentement hyperbolique, excessif, un consentement orphique, enthousiaste et joyeux, où le oui s’énonce jusque dans un oui à cela même qui nous nie. C’est un consentement dans la participation, dans la joyeuse consumation sans conscience, où la mort fait encore partie de la vie. C’est un consentement qui me voue au monde, où je me perds dans un devenir qui m’excède de toute part : « ce monde (…) est bon d’une bonté elle-même sans degré, d’une bonté qui est le oui de l’être. Il est parce qu’il devient. La bonté du monde c’est le meurs et deviens »[5].
Le juste consentement comprendrait à la fois ce non, cette distance ou cette retenue, et ce oui, cette approbation véhémente. « Mais qui, demande Ricœur, peut vivre dans cette authentique tension entre le consentement recueilli en soi-même et l’admiration insoucieuse de soi ? Qui peut échapper au vertige de l’exil méprisant ou au vertige de la joyeuse consumation dans la métamorphose sans conscience ? Si le chemin de crête est étroit entre l’exil et la confusion, c’est que le consentement aux limites est un acte à jamais inachevé »[6]. Ricœur l’appelle le consentement selon l’espérance : le monde est bon, mais il n’est pas fini. J’y consens, mais je ne consens pas à tout, j’espère[7]. On passe ainsi de l’orphisme à l’espérance, selon le superbe final de ce « chemin » :
« Il semble que pour l’orphisme ce soit du fond de la mort acceptée, et par une sorte de rétrospection à partir du néant, que l’existence brute conquiert toute sa splendeur. C’est du retour des enfers qu’Orphée s’écrie : ‘être ici est une splendeur’. C’est pourquoi ‘seul l’espace de la célébration peut accueillir la lamentation, nymphe de la source qui pleure’ (Sonnets à Orphée, I, 8). Et si une distance évanouissante sépare toujours la liberté de la nécessité, du moins l’espérance veut-elle convertir toute hostilité en une tension fraternelle, à l’intérieur d’une unité de création. Connaissance franciscaine de la nécessité : je suis avec la nécessité, parmi les créatures »[8].
L’expression d’une intense gratitude n’empêche pas, mais au contraire relance un agir seulement humain qui ne se résigne pas au malheur. Cette approbation se rapproche de la sagesse franciscaine, où le sujet se retrouve créature parmi des créatures. Et la liberté humaine elle-même s’y découvre une liberté selon l’espérance, une liberté qui rencontre une limite, la limite de ce qui ne lui appartient pas, qu’elle ne sait pas et qu’elle ne peut pas ; une liberté qui, depuis cette limite, se retourne et revient sur ses pas, comme convertie à l’en deçà.
Ce dernier mouvement d’inversion est capital, c’est lui qui autorise cette fine oscillation que nous avons ensemble explorée, ce passage délicat et toujours changeant. Et il récapitule toutes les inversions que nous avons pointées et qui culminent ici dans une inversion proprement christologique. Le thème du prochain dans le soin déterminait un retournement du souci qui se détache de soi pour se reporter sur les autres : « qui a été le prochain… ? ». Et le rapport à soi, par l’incognito de l’image de Dieu, devient un rapport à un autre. Que peut, enfin, signifier que Jésus est mort « pour nous » ? Nul ne peut mourir à notre place. Mais il atteste cette rupture radicale et ce retournement par lesquels le souci de soi est reporté sur les autres, jusque dans la demande qu’il y ait pour les autres une résurrection que je ne demande peut-être pas pour moi ; et jusque dans le report sur les autres de mon désir de vivre, dans ce qu’il a d’invulnérable, de plus fort que la mort
Olivier Abel
paru dans Philo Magazine, n° 18/ 2008.