I. L’idée protestante
Il serait présomptueux de prétendre présenter la perception de la sexualité dans l’ensemble du protestantisme, car ce dernier justement tolère une incroyable diversité d’attitudes face à ces questions, surtout si on le prend à l’échelle mondiale où les protestantismes sont si divers. Je vais seulement tenter ici d’en expliquer la racine, et d’en déplier quelques unes des figures qui me semblent principales, et dont je voudrais d’abord présenter certaines des grandes lignes.
La Réforme se présente comme une désacralisation des interdits. « Je sais bien qu’il n’y a rien d’impur, sinon pour celui qui estime une chose impure », écrivait Paul (Epître aux Romains-14). Calvin commente: « Par lesquelles paroles il soumet toutes choses externes à notre liberté, pourvu que l’assurance de cette liberté soit certaine à nos consciences envers Dieu » et « il faut toujours soigneusement prendre garde en de telles observances qu’elles ne soient estimées nécessaires au salut, pour lier les consciences »[1]. Calvin refuse l’argument qui consiste à dire que pour ne pas scandaliser les fidèles, il faut « les nourrir de lait », et les maintenir sous des interdits et des obligations qui les infantilisent ; en effet, « jusques à quand abreuveront-ils leurs enfants d’un même lait ? Car s’ils ne grandissent jamais jusqu’à porter quelque légère viande, il est certain que jamais ils n’ont été nourri de bon lait » (p.145). Le but de ce genre de remarques est d’abord de désacraliser les formes de vie imposées par les religions, de montrer qu’elles sont relatives à des traditions et des contextes. De même que Paul relativise les prescriptions judaïques, les réformateurs rompent les interdits alimentaires, l’obligation du célibat des prêtres, l’interdiction du prêt à intérêt, l’interdiction du divorce ; et c’est du même mouvement qu’aujourd’hui les protestants ont accepté sans hésitation la pilule ou le préservatif.
L’argument de fond tient au coeur même de la théologie protestante, tel que formulé par Luther : c’est qu’en aucun cas la Loi religieuse (le Décalogue, par exemple), serait-elle observée jusque dans ses moindres détails, ne peut nous conduire au « salut » et à la « grâce » divine. Ceux-ci ne dépendent absolument pas de nos bonnes oeuvres (ni de notre obéissance aux puissances ecclésiastiques), mais d’un don gratuit de Dieu. Par ce don nous sommes libérés de ce que les obligations et les interdits religieux peuvent avoir d’obsessionnels. Celui qui ne s’intéresse qu’à la Loi est quelqu’un qui s’intéresse trop à son propre salut ou à son propre bien. Calvin écrit : « il nous faut démettre de toute cogitation de la Loi (…) et détourner notre regard de nous-mêmes » (p.130). D’ailleurs Calvin propose pour règle de « ne nous pas contenter nous-mêmes, mais qu’un chacun contente son prochain » (p.142).
Cette intériorisation des obligations et des interdits fait que la loi de charité et d’équité (aimer son prochain comme soi-même et ne pas le traiter comme on ne voudrait pas qu’il nous traite) n’est « autre chose sinon un témoignage de la loi naturelle et de la conscience, laquelle notre Seigneur a imprimée au coeur de tous les hommes ». Par ce travail de subjectivisation du droit, Calvin fait l’économie d’une légalisation interminable : chaque lecteur porte désormais en lui une structure de responsabilité, sa subjectivité est formée et disciplinée par un texte qui éprouve sa capacité à respecter la pluralité des interprétations tout en attestant la cohérence de la sienne. Chacun est considéré comme majeur.
Le danger de cette subjectivisation et de cette responsabilisation, c’est que l’interdit, brisé comme obligation religieuse hétéronome, peut réapparaître comme le sentiment intime d’une exigence ou d’une dette infinie, sans limite. Ici apparaît le type du protestant torturé, hanté par une conscience malheureuse. Beaucoup de protestants ont souffert de cette rigidité morale, qui tient moins au caractère imprescriptible d’un interdit extérieur qu’à la rigueur d’une règle trop intérieure, trop autonome, on y reviendra. Une illustration de cette souffrance peut être trouvée chez André Gide, qui n’avait trouvé comme solution, un peu cathare, qu’en séparant en lui une part angélique, et totalement chaste, celle visant à un amour impossible, et une part animale et innocente, papillonnant au gré des désirs. D’un côté l’agapè d’un amour sans désir, de l’autre l’éros d’un désir sans amour[2]. Cette opposition entre Eros et Agapè, développée par le protestant Nygren, a eu une influence déterminante et désastreuse sur une génération entière de protestants européens. Mais d’autres auteurs comme le philosophe Paul Ricœur ont refusé cette opposition :
« Nous pressentons que le plaisir lui-même n’a pas son sens en lui-même : qu’il est figuratif (…) que la vie est unique, universelle, toute en tous et que c’est à ce mystère que la joie sexuelle fait participer (…) Mais cette conscience vive est aussi conscience obscure, car nous savons bien que cet univers à quoi la joie sexuelle participe s’est effondré en nous : que la sexualité est l’épave d’une Atlantide submergée. De là son énigme. »[3]
Dans l’éthique protestante, au fond, le sexe n’est pas si important que ça. Le puritanisme anglo-saxon, qui est ici la figure de proue de la morale sexuelle protestante, a fondé la « constancy », la constance conjugale, sur une relation très égalitaire entre le mari et la femme associés étroitement par ce que le grand poète Milton appelle une conversation, et la sexualité et son plaisir fait partie de cette libre-conversation, une façon éminente de partager la joie. C’est pourquoi la sincérité y est essentielle. Mais cette discipline de la véracité, qui a donné à l’individu cette capacité à se juger lui-même, a paradoxalement eu comme résultat lointain une liberté sexuelle inédite : en effet la discipline individualiste, l’obligation à être conscient de ce qu’on fait, à être autonome, à être sincère, l’idée de covenant et de libre-contrat individuel, ne pouvaient pas rester sans conséquences sur les formes de conjugalité.
Il faut dire enfin que le style éthique des protestants français atténue tout cela par son appartenance au monde latin, méditerranéen. Une certaine dose de marivaudage ne lui fait pas trop peur, tout ce travail du langage, cet « amour parlé », un peu courtois, par lequel on essaye diverses manières de se raconter dans des relations, de se représenter, de sortir des rôles établis, d’essayer d’autres soi-même. Une certaine tendresse aussi, un certain refus de juger les autres, tout cela est caractéristique aussi bien de la manière dont les théologiens (André Dumas par exemple[4]) ont parlé du couple amoureux (en s’attristant de sa raréfaction!) que de la manière dont les protestants « sociologiques » ont vécu les dernières décennies (on trouve beaucoup de protestantes parmi les fondatrices du Planning familial). Ni la cupidité de la possession ou de l’instrumentalisation de l’autre, ni la superstition qui sacralise la sexualité et en exagère l’importance, et qui par l’interdit allume les passions, telle est la sobriété plutôt courtoise de l’éthique protestante en matière sexuelle.
II. L’amour et l’Occident
Un pasteur, Roland de Pury, résumait ainsi la chose : « en Occident on se marie parce qu’on s’aime, en Orient on s’aime parce qu’on se marie » : « dans la moitié du monde la liberté à deux n’existe ni au départ, ni pendant la vie du couple, et face à l’anarchie et à l’instabilité familiale de l’Occident, les sociétés africaines et asiatiques disent : ‘c’est nous qui avons raison’ »[5]. Et pourtant, il estime, pour des raisons théologiques, qu’il faut maintenir « obstinément la liberté avec tous ses risques (…) le mariage chrétien est une liberté permanente à deux. Il est une union libre qui se maintient parce qu’elle est libre de se maintenir, et non parce que le divorce est impossible ». On va le voir, c’est exactement le cœur du mythe hollywoodien. Mais pour cela il faut d’abord comprendre que la vraie invention de la civilisation marquée par la culture chrétienne, en Occident, n’est pas le mariage indissoluble, c’est le divorce. Et la grande époque de cette invention n’est pas la chrétienté médiévale, c’est l’époque moderne. Le mariage traditionnel d’ailleurs n’était pas absolument indissoluble, il y avait des échappatoires, dont la principale longtemps a été le couvent. Mais dans le protestantisme, il n’y avait plus d’échappatoire, pas de couvent où s’abriter du monde. C’est pour cela qu’il a fallu inventer le divorce, et aussi une alliance libre qui soit une élection mutuelle.
Au cœur de l’Occident, il y a donc un mythe de l’amour. C’est la grande hypothèse de Denis de Rougemont, dans son grand livre L’amour et l’Occident, qu’il y a, au cœur de la culture occidentale, un mythe de la Passion, de la passion amoureuse, s’entend, mais de l’amour malheureux, blessé, meurtri, impossible. C’est le roman de Tristan, de son amour impossible pour sa dame, Guenièvre, l’épouse de son Roi, et de l’épée qui les empêche de s’unir. Mais c’est aussi une interminable variation littéraire, de Dante et Don Juan à Sade et de Wagner à Lolita, qui déplie les diverses figures de l’amour comme transgression d’un interdit, d’un obstacle, d’une impossibilité. A ce mythe, Rougemont a opposé, au nom de l’agapè, un amour beaucoup plus prosaïque, plus ordinaire, plus difficile aussi, non pour un Autre inaccessible, mais pour un être singulier, imparfait, étrangement proche. Le couple amoureux et heureux, c’est possible, c’est à portée de main. Ce mariage n’a ni l’éphémérité esthétique des conquêtes passagères de Don Juan, ni l’éternité passionnée de l’amour impossible de Tristan[6]: il ne sépare d’ailleurs pas le corps et l’âme, et le désir ne peut plus s’y nourrir de l’obstacle que formerait un tiers (père, mari jaloux, interdit, etc.). On le verra, c’est tout le problème du mythe hollywoodien de la conjugalité : que mon épouse soit mon amante.
Mais comment fonder quelque chose de durablement heureux sur un sentiment aussi « doux et libre » (Rousseau) mais imprévisible que celui qui anime le consentement amoureux? Il faut se rappeler, selon Rougemont, que seuls les époux qui s’engagent sans raison, c’est à dire avec une conscience aiguë de l’absurdité de leur acte, sont susceptible de recevoir, mais au titre de surprises providentielles, l’ardeur passionnée que la jouissance se devait de tuer et le goût du plaisir que l’habitude était censée étouffer. Une étonnante réflexion se glisse ici sur le lien électif, sur l’affinité élective qui préside au consentement amoureux, comme un hasard accepté, une grâce absurde mais approuvée. On ne peut pas produire le bonheur amoureux, il n’y a aucune assurance à cet égard, et sa seule chance réside dans une certaine insouciance à cet égard, une insouciance active. Mais en reconnaissant dans l’être que l’on aime « une personne tout à la fois charnelle et spirituelle, absolument singulière et nécessairement imparfaite , on accepte de quitter une image idéalisée et impossible de l’autre, et on s’attache à une singularité toute ordinaire quoique irremplaçable.
Le philosophe américain Stanley Cavell, qui a travaillé sur le cinéma d’Hollywood des années trente, y a étudié ce qu’il appelle les « comédies de remariages ». C’est par exemple un homme et une femme qui se détestent, mais qui, placés dans l’obligation de faire croire qu’ils sont mariés, font semblant de se disputer (l’idée étant qu’un vrai couple est un couple qui se dispute) ; et c’est sur cette dispute que se construit leur alliance[7]. La véritable alliance est toujours une nouvelle alliance, après une rupture. Ce point me semble très important par rapport à la fidélité aujourd’hui : penser la fidélité comme une nouvelle alliance, une fidélité qui peut comporter la tempête, la rupture.
Pourquoi la comédie du remariage est-elle une structure aussi importante pour ce que j’appelais le noyau éthico-mythique de notre culture? Nous y sommes en présence d’un couple déjà constitué, sans qu’il y ait à raconter l’histoire de la rencontre du couple. C’est qu’il n’y pas grand chose à raconter avant, et que l’intrigue commence après. La comédie de remariage est davantage apparentée à ce que Northrop Frye a appelé « Old Comedy » et qu’on trouve aussi chez Shakespeare, plutôt qu’à la « New Comedy » qui caractérise les dramaturges modernes et romantiques : il ne s’agit pas de montrer un couple qui surmonte les obstacles extérieurs à son union. On a déjà vu avec Rougemont que ces romans ou ces films de la passion amoureuse ont du mal à se faire crédible ! Les obstacles sociaux et moraux pouvant s’opposer à la constitution initiale d’un couple se sont tellement atténués, que les grandes tirades contre l’ordre moral confinent au ridicule. D’où une fastidieuse surenchère dans la création d’obstacles improbables.
Dans la « Old Comedy », par contre, il ne s’agit pas de mettre les héros ensemble, mais de les re-mettre ensemble. Il s’agit de surmonter une séparation, et de surmonter un obstacle intérieur — la difficulté de rester ensemble. Bref, il s’agit de mettre le couple à l’épreuve, et de montrer sous la menace de la séparation, la nature délicate de l’union ou de l’alliance qu’ils forment. Ce que l’amour passion de l’Occident a trouvé, fidèle à son idée de séparation originaire, mais pour convertir son mythe du couple amoureux et le perpétuer retourné vers autre chose, c’est la liberté de se séparer, qui place l’obstacle au cœur même de l’amour durable. L’accès a l’autre peut être rendu incertain justement parce qu’on le connaît trop, qu’on l’aime trop, qu’on le respecte trop, qu’on tient trop à sa conversation. Shakespeare et Milton, à cet égard, Goethe et Rousseau[8], Kierkegaard et Emerson, tous ces penseurs protestants ont senti que le sujet n’était pas ailleurs.
C’est pourquoi le mariage et le divorce ont été inventés ensemble — et sont peut-être en train de disparaître ensemble. Il ne s’agit donc plus ici du mariage traditionnel, incompatible avec la grande passion tragique, et bien souvent devenu relativement tolérant à l’adultère, mais de ce mariage amoureux libre et sincère, dernière forme moderne prise par le mythe occidental de l’amour, et que l’on trouve depuis Milton et le combat puritain pour le « droit de partir », jusqu’aux comédies hollywoodiennes du remariage (« nouvelle alliance ») décrites par le philosophe américain Stanley Cavell, en passant par Rousseau, Goethe, Kierkegaard, Gide, etc. Tout se passe comme si ce mythe, qui continue à fasciner et à conquérir le monde (ce fut peut-être l’un des axes les plus puissants de la conquête du monde par l’Occident), ne fonctionnait plus au cœur même de la culture qui l’a inventé. D’où ce paradoxe, que de tous les rivages de la planète les formes occidentales de l’amour triomphent, tandis que l’Occident ne croit plus trop à sa propre invention, en quoi réside pourtant son noyau éthico-mythique. On pourrait même dire que cette invention de l’amour et son tranquille affichage public a été l’une des clés les plus puissantes de son succès : davantage que les accumulations agressives de moyens militaires, davantage que l’insolence de la richesse et de la productivité, le cœur de son pouvoir de pénétration a été la séduction de sa culture amoureuse, de sa libération du couple amoureux.
III. La conversation amoureuse
C’est au moment de la révolution puritaine anglaise de Cromwell, méconnue en France où l’on n’envisage que le puritanisme de la bourgeoisie élisabéthaine du 19ème siècle, que cette figure du couple se met en place. Généralement on oublie que l’éthique puritaine de la conjugalité, radicalisant le mouvement amorcé dans le christianisme primitif, a marqué une prodigieuse libération de la sexualité. Elle posait le mariage comme une alliance entre individus égaux, où la conjugalité n’est plus subordonnée à la filiation et à la nécessité d’élever des enfants, mais peut être vécue comme une sincérité, une fidélité, un plaisir libres. Dans cette libre-alliance, la subversion de l’Antiquité se poursuit et s’accomplit, et la réforme puritaine brise l’assujetissement des femmes à leur rôle dans l’économie de la filiation. C’est ce que chantait le grand poète flamboyant et puritain John Milton dans son magnifique plaidoyer pour le divorce, Doctrine et discipline du divorce, publié en 1640[9] : il reprend l’autorisation que Calvin a faite du divorce pour affirmer qu’il faut revenir à l’alliance comme à la forme que prend le consentement libre entre deux êtres qui s’aiment ; une sorte de conversation amoureuse où la discordance fait partie de la concorde, où le désaccord fait partie de l’accord.
Il ne s’agit pas d’un consentement qui s’interromprait dès qu’il y a désaccord, mais d’un travail, d’une « conversation assortie » et heureuse dans laquelle il y a discordance et conflit. Mais précisément on ne peut pas penser l’alliance sans la déliaison : il faut les penser en même temps. C’est pourquoi il faut penser le divorce, en établir la discipline. On ne peut pas forcer quelqu’un à maintenir un libre-lien dont il ne veut plus, mais on ne peut pas rompre n’importe comment. Le travail de la conjugalité est au contraire celui de la courtoisie, de la capacité de proximité en même temps que de la distance, du respect ; c’est une intrigue à deux voix où il n’y a pas que mon point de vue qui compte. L’idée centrale de Stanley Cavell est même que « le mariage est toujours un divorce, il entraîne toujours une rupture avec quelque chose »[10]. Par cette rupture on passe par exemple du lien père-fille, c’est à dire de la condition incestueuse ou plutôt narcissique de ne pouvoir connaître quelqu’un d’autre parce qu’on en a une idée inaccessible, au lien libre du mariage. C’est de ce scepticisme que la connaissance amoureuse est la transgression, et c’est ce qu’affirme la Genèse : puisqu’ « il n’est pas bon que l’homme soit seul » et qu’il lui faut une compagne qui lui soit « assortie », « l’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme » (Gn.2 24).
L.e mariage n’est pas un remède au désir, qui serait mauvais et pécheur, mais directement un désir de bonheur et d’accomplissement, et il faut retrouver l’institution heureuse et même divine du couple amoureux, dans laquelle Milton ne voit pas une once de péché :
« celui, disais-je, qui cherche à se séparer, tient en haute estime la vie maritale en se refusant ainsi à la souiller : et les motifs qui l’incitent au divorce sont de même force que les meilleurs motifs qu’il pouvait avoir dans le mariage (…) ne contiennent pas une once de péché, s’il est digne de se comprendre lui-même. » [11].
Si l’on retrouve l’intention première de la conjugalité dans son institution, c’est à dire dans sa genèse et son Paradis perdu, il s’agit d’un joug libérateur, puisqu’il nous délivre de la solitude : il s’agit d’éprouver ensemble, par la conversation et l’échange, la possibilité d’une association heureuse, le désir de partager le bonheur. Cette intention heureuse, il la trouve dans le livre biblique de la Genèse :
« Il n’est pas bon, dit-il, que l’homme fût seul ; je vais lui faire une aide qui lui soit appropriée. On ne peut à moins conclure de ces paroles si claires (et c’est aussi ce que dit tout interprète averti) que dans l’intention de Dieu, une conversation appropriée et heureuse est la fin principale et la fin la plus noble du mariage » (Milton cité par Cavell).
On le voit, il n’est pas question d’enfants. Il existe un lien amoureux, sexuel, nuptial, en dehors de toute perspective d’enfants ou de lien généalogique et de filiation. Les protestants ont donc insisté sur la conjugalité, mais en gardant plutôt le modèle puritain : libre alliance entre des individus égaux où l’on insiste sur la sincérité, et où la filiation n’est plus le seul but du couple (ce qui brise notamment l’assujettissement des femmes à un rôle dans l’économie de la filiation). Cette conception a des aspects intéressants : le contrat compris au sens fort de libre-alliance. Mais aussi des aspects négatifs : la dimension très individuelle d’une sincérité qui, lorsqu’elle était devant Dieu, était engagée éternellement mais qui, quand elle n’est plus que devant soi-même, devient nerveuse, narcissique et anorexique! Ainsi, chez des êtres majeurs, vaccinés et consentants, l’inconstance devient la forme que prennent la véracité et la sincérité à tout prix.
IV. Les effets pervers
Tout cela n’est donc pas sans effets pervers, mais qui n’ont rien à voir avec la pudibonderie que l’on prête à la morale puritaine. L’éthique protestante du plaisir demande un plaisir libre : « l’obligation de jouir est une évidente absurdité », écrivait Kant. Le plaisir est gratuit et vraiment pour rien, pour le plaisir, pour varier la gratitude d’exister : on croit que le protestantisme est hostile à toute dépense inutile, mais il y a un principe de grâce surabondante, une gratuité, et déjà une sorte de générosité absurde de la nature, et c’est pourquoi les protestants n’ont rien contre le préservatif. Un plaisir sincère : la chasteté du plaisir, c’est justement sa sobriété, sa simplicité « devant Dieu », son absence d’hypocrisie, de duplicité, de vantardise. La vanité du plaisir, c’est la vantardise qui toujours s’en mêle, de vouloir être raconté, comparé. Sans cette vantardise, chaque plaisir serait paradisiaquement singulier, incomparable.
Du même coup, les protestants ont leur part spécifique d’aveuglement. Si leur intention était bien éloignée de cet exercice de sincérité sensitive et anorexique qu’on appelle individualisme, c’est bien la discipline de la véracité des sentiments placée férocement « devant le miroir », qui aboutit à cette authenticité narcissique et solitaire dont nous souffrons. Qui ne voit combien les adultes sincères et consentants sont aussi des êtres fragiles, portant dans leurs amours des traînées d’enfance? Et peut-on à l’inverse d’une tradition millénaire subordonner entièrement le lien de filiation, qui n’est pas un contrat, au lien d’égale et libre-conjugalité, sans défaire la conjugalité elle-même? Ces questions déjà hantaient Rousseau et Kierkegaard, mais aussi plus récemment André Gide et Denis de Rougemont.
On le voit, la liberté conjugale n’a vu le jour que par une véritable ascèse, une discipline de l’individualité pure qui exige une authenticité, un austère exercice de libre examen et de véracité permanente. Ce sujet sincère et autonome, on lui reconnaît le droit de changer, la possibilité que tout ce qui lui plaisait naguère soudain lui déplaise[12]. On pourrait dire que c’est un caprice, et que tout cela n’est que la généralisation de l’individualisme capricieux, mais on peut aussi bien dire que c’est cela la sortie de la minorité, cet exercice de véracité qui fait de toute conjugalité le lieu d’une éducation sentimentale, d’une mutuelle éducation sans fin assignable, sans maître ni élève. Au sein du couple émancipé (mais en finit-on jamais de l’enfance dans l’amour ?), comme Eve dans le Paradis perdu de Milton demandant avec insistance à Adam de pouvoir s’éloigner un peu, de ne pas rester toujours à côté de lui, il y a un droit à la solitude.
La déception est peut-être d’autant plus cruelle que l’on a trop attendu du mariage amoureux, avec lequel Rousseau pensait jeter les bases d’une société nouvelle. Déception ? On attendait l’amour fou, et l’on a le scepticisme, jamais peut-être il n’y a eu autant de solitude résignée. On attendait l’égalité, et l’on a toutes sortes de dissymétries, de nouvelles figures insidieuses de la dialectique du maître et de l’esclave. On attendait l’émancipation, et l’on a l’exclusion, le fait que chacun de plus en plus se sente rejeté. Dans une société qui luttait contre la servitude, le divorce était le signe d’une émancipation ; mais dans un monde gangrené par l’exclusion, le divorce voile les conflits sous une façade de consensus. Qu’est donc devenu le mariage librement consenti dont il était la condition ?
Interpréter la différence des sexes : l’Homme
Le christianisme, à chaque période où il a eu la force d’inventer et non la faiblesse de donner sa bénédiction à l’ordre établi, n’a eu de cesse de se battre contre cette polarité entre le rôle actif du maître et le rôle passif de l’esclave dans la relation sexuelle. Or le christianisme, et les sociétés qui en sont issues, c’était peut-être une parenthèse un peu folle? Ce que nous avons tenté d’inventer, une société sans esclave, est quelque chose de très fragile, sexuellement. D’où peut-être la prostitution et aujourd’hui le tourisme sexuel (dans une autre langue tous les humains sont des animaux). En effet, la suppression du rapport dominant-dominé suppose d’interpréter la différence des sexes comme une différence entre des égaux, qui différent ensemble, si l’on peut dire, relativement l’un à l’autre. Selon une alliance libre où l’on ne sait qui est actif, dans une réciprocité indécise — le sceau de cette égalité dans l’alliance est la possibilité du divorce. Bref il y a toute une histoire de la différence des sexes : on est passé d’une petite différence très hiérarchique à une différence incommensurable mais non hiérarchique (le romantisme), puis de la génération plus ou moins androgyne de 68 à la revendication publique des homosexualités d’aujourd’hui.
Tout se passe comme s’il y avait bien une différence des sexes, mais qu’on ne sait pas bien laquelle, et qu’il était de notre responsabilité de l’interpréter. Mais nous le faisons entre ces deux limites, que ni on ne peut la « faire » ou la refaire artificiellement, comme si elle n’existait pas, ni prétendre jamais en avoir trouvé l’invariant (l’anthropologie à cet égard semble avoir pris la place de la théologie de jadis, d’énoncer l’indiscutable). On pourrait par exemple se demander pourquoi deux et pas plus? Mais si on ébranle trop la dualité ou la différence des sexes, on risque d’en venir plutôt à augmenter la solitude.
Le personnage principal du film La vie est belle de Frank Capra (1946), George Bailey, rentrant un soir à la maison, apprend de sa femme qu’il attend un bébé: —une fille? un garçon? —oui, répond-elle. Aujourd’hui, elle aurait précisé le sexe et proposé un prénom. Par contre cette incertitude sur le sexe de l’enfant à naître semble s’être reportée sur le sexe des adultes et parfois même sur leur « orientation sexuelle »: être tellement amoureux de quelqu’un qu’on a oublié de regarder son sexe! Mais l’essentiel est le trouble quant à sa propre identité. Cette incertitude n’est pas seulement le fait des adolescents, et elle surgit plus encore dans les ruptures conjugales. À chaque couple qui se brise correspond un trouble profond sur nos rôles masculins et féminins: qu’est ce que c’est qu’être une femme, un homme? Où m’attend-on? Cela n’est pas surprenant si la conjugalité est le lieu où l’on interprète la différence des sexes — de même que la filiation nécessite d’interpréter la différence des générations. Cette double-différence n’est pas une donnée immuable de la nature, où la biologie donnerait la Loi; mais elle n’est pas non plus une invention malléable des cultures, que l’on pourrait défaire et refaire à merci. Non. Elle existe, mais on ne sait pas complètement ce qu’elle est. Elle n’existe qu’à être à chaque fois interprétée. Or aujourd’hui cette double-différence est très vulnérable (qu’est-ce qu’être une femme, un mari, un père, etc.), il n’y a plus guère qu’aux toilettes qu’on trouve encore instituée une différence dames-messieurs.
Il y a presque 150 ans, Jules Michelet écrivait un plaidoyer vibrant pour La Femme. Il s’y lamentait sur la séparation entre l’homme, jeté sur la voie positive du progrès, et la femme, demeurée librement captive de la religion. Il se lamentait sur la tentation de faire des enfants dans cette séparation, et sur la ruine morale qui en résultait. C’est peut-être la question inverse, aujourd’hui, qui pourrait devenir la grande question, à la fois sociale, morale et politique, de notre temps de célibataires. Quand on voit des familles où le père, évaporé et puéril, quitte femme et enfants pour aller voir ailleurs si il y est, et où la mère, jouant indifféremment tous les rôles, ne cherche même plus à faire place au père, à le nommer ni à l’obliger, on est consterné. Quand on entend des femmes se plaindre d’une société où trop d’hommes sont inabordables dans un lien de véritable consentement amoureux, on se dit que décidément il y a un problème. Où sont passés les hommes?
Au fond aujourd’hui presque tout le monde est d’accord : on manque de pères, et il faudrait que le droit réinstitue la filiation par le père, donne toute sa place à la paternité, à la pleine et indissociable étendue de ses droits et devoirs. Mais comment y parvenir en pensant l’homme seulement dans la filiation, passant de l’état puéril à l’état paternel par on ne sait quel coup de baguette magique. Certes un père l’est justement par la capacité qu’il donne à son enfant de le quitter et de devenir parent à son tour. Mais cela suppose l’irruption d’un autre ordre: celui de la conjugalité. Comment sera-t-il père, celui qui jamais n’a été époux? Or c’est là que le rôle masculin s’est non seulement troublé mais effacé et effondré. C’est cette figure de l’Époux qui nous manque, et non pas tellement celle du Père qui en France n’a jamais désemparé. Au fond la théologie chrétienne a peut-être trop bien réussi, si l’on considère que ce qui nous arrive est la faute à Paul ou à Jésus, quand ils annoncent qu’à la résurrection nous ne serons ni hommes ni femmes. Comme si la différence des sexes était encore une différence trop générale face à la singularité infinie dans laquelle nos verrons Dieu face à face! Mais ils parlaient de résurrection. Quand à nous, nous sommes encore masculins et féminins, portant chacun les deux moitiés, quoique l’une en nous porte seulement le désir de l’autre.
Olivier Abel
Paru dans in Dysfonction érectile & cultures,
Paris : Regimedia, 2007.
Notes :
[1] Calvin, Institution de la Religion chrétienne, Paris Les Belles Lettres 1961, tome 4 p.136 et 192
[2] Voir Denis de Rougemont, Les mythes de l’amour, Paris : Gallimard, Idées, 1961, p.177. Et aussi L’amour et l’Occident, Paris : 10/18, 1972.
[3] « La sexualité, la merveille, l’errance, l’énigme », Histoire et Vérité, Paris Seuil 1964, p.236. Dans son commentaire du Cantique des cantiques, Ricoeur parle de « métaphore nuptiale » : c’est que l’amour érotique signifie plus que lui-même et que le lien nuptial libre et fidèle, en dehors même de toute perspective de mariage ou d’enfants, est l’image de l’alliance, du libre lien (Penser la Bible, Paris : Seuil, 1997, p.446 sq.).
[4] Voir par exemple son livre sur Le contrôle des naissances, Paris : Les bergers et les mages, 1965.
[5] Pasteur de Lyon, il osa, en pleine occupation allemande, une prédication sur « l’église, maquis du monde ». Le livre ici cité s’intitule Liberté à deux, Genève : Labor et fides, 1967, p.28-31.
[6] Rougemont emprunte ses catégories aux Étapes sur le chemin de la vie de Kierkegaard.
[7] It happened one night (de Frank Capra, 1934, en français New-York Miami).
[8] M.Feher, « les charmes d’une passion condamnée », préface à JJ.Rousseau, Emile et Sophie, Paris : Rivages poche, 1994, p.19. Les conceptions de Rousseau se trouvent dans La nouvelle Héloïse, mais aussi au livre V de l’Emile.
[9] John Milton, Doctrine et discipline du divorce, édition bilingue, traduction et préface de Christophe Tournu, postface de Sandra Laugier et Olivier Abel, Paris : Belin, 2005.
[10] Stanley Cavell, « La connaissance comme transgression », dans À la recherche du bonheur, Hollywood et la comédie du remariage, Paris: Les cahiers du cinéma, 1993, p.101.
[11] Cf. fin du chap.IV. Et parlant un peu plus loin de l’excitation du désir sexuel, Milton ajoute que « Dieu n’a que faire de ces bêtises ». Il n’y a pas là de mépris du sexe, mais le refus d’en faire un tabou ou un fétiche — dans le Paradis perdu le sexe est poétiquement partout, jusque dans le cosmos animé par le rapport entre ces deux grands sexes que sont la lune et le soleil.
[12] Cf. Sandra Laugier, Emerson et le cinéma, dans Critique, juin juillet 1992, à propos du Conte d’hiver de Rohmer.
[13] Olivier Abel, Le mariage a-t-il encore un avenir ? Paris : Bayard, 2005, collection «Le temps d’une question».