I. Les modalités d’une greffe politique et ecclésiale décisive
Nous sommes ensemble placés face à un enjeu formidable, je veux dire à la fois effrayant et magnifique. La greffe des « néo-protestantismes » de sources africaines sur ce tissu culturel multiséculaire qu’est le petit monde huguenot a-t-elle quelque chance de prendre, et à quelles conditions ? Comment penser la communauté nouvelle que cela dessine ? Comment déjouer sans les détruire les mécanismes immunitaires de nos diverses communautés, comment convaincre celles-ci d’inventer quelque chose ensemble ? Qui ne voit qu’il s’agit tout bonnement de la survie du protestantisme français : la Faculté du Boulevard Arago est un lieu où nous éprouvons tous les jours cette confrontation et cet enjeu.
Et qui ne voit que cette question est aussi une question vitale pour la société française tout entière, qui se figure elle-même sous les traits d’un Etat-Nation alors qu’elle est plus que jamais et tout autant une société d’immigration ? Cette immense majorité du protestantisme francophone, cet iceberg immergé dans les profondeurs de l’Afrique, se trouve désormais et pour longtemps au centre de gravité d’une francophonie protestante extrêmement dynamique. Oui, on peut parler d’un test : soit la société française est capable d’intégrer à une nouvelle façon de vivre ensemble ces nouvelles trajectoires d’individus et de communautés, et d’en faire une occasion de sortir de sa complaisance mortelle. Soit ces communautés africaines, repliées sur elles-mêmes, renforceront encore les réflexes immunitaires et identitaires de rejet mutuel.
Le tableau que je souhaite dresser des compatibilités et des incompatibilités morales sera ma petite contribution de philosophe moraliste à cette vaste question des conditions sous lesquelles une telle greffe pourrait prendre avec succès. Cela suppose de trouver l’équilibre, la juste distance, entre une conception trop immédiatement politisée de la prédication protestante, et une conception trop apolitique qui favorise un retrait du monde commun. Cela suppose aussi de bien mesurer, sans faire trop vite la morale, le besoin de clôture qu’éprouvent nos sociétés et nos communautés, à divers égards. Cela suppose enfin de repenser à nouveaux frais une éthique de la frontière.
Mais cela suppose avant tout de comprendre les logiques à l’œuvre, leurs modalités, et de s’y repérer. Il est possible en effet de penser un concordat assez calme, sinon un peu plat, sans la moindre confrontation. Par exemple si la morale démocratique se réduit à une morale minimale, de type procédural et d’allure juridique : les règles minimales qui obligent chacun à respecter l’ordre public ne vont interférer en rien avec les mœurs propres à chaque tradition ou confession religieuse. Ou bien par exemple, du côté chrétien, si on souscrit à une théologie des deux règnes un peu simplifiée, qui sépare nettement le temporel et le spirituel, la raison et la foi, l’ordre humain et le salut divin. Là encore il n’y a pas de compétition, pas de conflit entre des registres si différents.
On peut à l’inverse prendre la mesure de logiques de confrontations aiguës, quand la morale laïque, à partir d’un noyau de justice un peu kantien (ne jamais traiter autrui comme un moyen, traiter également les cas semblables), s’érige en instance morale unique pour dicter de façon jacobine les normes de vie conformes à la société républicaine, et obliger tout le monde à laisser au vestiaire ses attaches et ses coutumes. Ou bien quand l’évangile entraîne une éthique radicale qui doit changer toutes nos formes de vie, dans la suivance du seul Christ, une éthique de l’amour du prochain qui ne cesse de déroger aux règles de la justice la plus ordinaire.
Nous devons chercher quelque chose de plus intermédiaire, sans doute, mais l’oscillation est ancienne. L’opposition issue de Max Weber, et qui fut longtemps très utilisée, entre une éthique de responsabilité, qui demande un minimum d’engagement politique et de sentiment que les institutions républicaines sont sous notre commune sauvegarde, et une éthique de conviction, qui proteste par dénonciations et objections de conscience à ce qui lui paraît illégitime jusque dans la légalité établie, a été une manière d’installer ce débat interminable. Mais c’est peut-être un débat constitutif des sociétés qui ont du penser ensemble la République et la pensée chrétienne. De Hobbes à Rousseau, de Calvin à Karl Barth, on trouve cette question qui ne cesse d’osciller d’un pôle à l’autre. Voyons cela de plus près.
II. Le dedans et le dehors, le problème de l’éthique chrétienne
Du côté de l’éthique chrétienne déjà, je dirai même d’abord, on a rencontré ce problème, et c’est toute une histoire que l’on peut brosser en quelques traits. L’essentiel, comme Calvin et Hobbes, mais aussi Spinoza et Bayle, l’ont montré, réside dans l’interprétation des Ecritures. Mais entre la logique de séparation étanche des registres, où le texte biblique n’aurait aucune incidence politique ni éthique, et la logique d’intégration des registres, où le texte biblique est tout entier traversé d’implications éthiques fortes, on n’est pas obligés de trancher par une théologie unique. La diversité biblique des genres littéraires, narratifs, prophétiques, prescriptifs, sapientaux, hymniques, engendre une diversité de postures, de régimes éthiques de lecture. On peut donc légitimement ne pas se borner à sacraliser la politique et basculer vers des synthèses césaro-papistes ou vers des théocraties, mais ne pas se borner non plus à une sorte de repli intérieur et spirituel, vers des communautés retirées du monde commun. Déplier la diversité des textes est une bonne façon de sortir de ces ornières.
On voit très bien ce double mouvement dans la lecture de l’épître aux Romains proposée par Karl Barth : ne pas affirmer la seigneurie impériale d’une théologie politique, au risque de justifier par la religion une puissance politique quelconque (lecture de 1919), mais ne pas non plus se retirer du politique au prétexte que le monde est mauvais, au risque de tout laisser faire à un pouvoir devenu fou (lecture de 1933). Entre le risque de désaffection du politique et celui d’une sacralisation du pouvoir, il y a un mouvement, un « dedans et dehors ». En mai 1957, juste après le coup de Budapest, Paul Ricœur écrivait dans la revue Esprit un texte appelé « Le paradoxe politique » qui se terminait ainsi : « le problème central de la politique c’est la liberté. Soit que l’État fonde de l’intérieur la liberté par sa rationalité, soit que la liberté limite de l’extérieur les passions du pouvoir par sa résistance. »
Nous sommes en effet trop longtemps restés captifs d’une alternative ruineuse. Soit il s’agissait de penser l’État, l’institution, dans une sorte de conservatisme politique. Soit il s’agissait de penser la révolution messianique, ailleurs, en dehors de vieux monde vermoulu dont il vaut mieux hâter la destruction… Mais si l’on suit l’incroyable double mouvement de nos lectures, il faut en même temps penser l’eschatologie, et donc la résistance, le maquis, et penser l’institution, l’installation ordinaire, durable, pour plusieurs générations. C’est ce que Paul pensait, semble-t-il. Du dedans, l’éthique chrétienne soutient les effort de l’Etat de droit pour établir davantage d’égalité, pour protéger les plus faibles contre les trop forts, pour installer des compromis durables dans les conflits trop complexes. Il y là un encouragement à respecter les institutions, fût-ce pour les changer de l’intérieur, un encouragement à ne pas déserter les responsabilités politiques, à les prendre à bras le corps sans jamais perdre de vue ni les réalités de l’agenda, ni l’intime et radicale intention éthique qui nous anime.
Mais du dehors, l’éthique chrétienne rappelle sans cesse que l’on n’a pas été entièrement juste avec chacun, que l’on n’a pas donné vraiment à chacun sa chance, et que l’on pas tout partagé assez largement, que l’on n’a pas vraiment tout recommencé en abolissant jusqu’aux injustices du passé. Il lui arrive même de faire entendre une plainte anti-politique, le rappel que sous le consensus facile du progrès et du développement, sous la croyance qu’il y a toujours une solution, il y a du deuil, de la fatigue, de la souffrance, de l’absurde, de l’horreur. Que sous les prescriptions, les amnisties et les consensus politiques il y a de la violence, que cette origine violente de tout État est continuée, que l’État ne peut faire longtemps sans. Elle rappelle au spectateur ce qui borde le politique et l’ensemble des affaires humaines : la mortalité, les limites, la vulnérabilité, notre manque d’intelligence. Elle rappelle aussi les promesses de bonheur non encore tenues, qui sont celles de l’Evangile et de la Réforme, mais tant d’autres et aussi bien celles des Lumières et d’une modernité inachevées. Enfin elle nous délie des promesses dangereuses lorsqu’elles deviennent des poids mortels — c’est parfois ce qu’il y a de plus délicat, et de plus vital.
III. Le clos et l’ouvert, le problème de la morale républicaine
La pensée politique a elle-même, de l’intérieur, rencontré ce problème sous une forme voisine. C’est toute une autre histoire que nous devrions retracer. Il n’est pas si facile de penser un équilibre entre le théologique et le politique. D’une part on a la tendance de tout Etat à se donner une base religieuse homogène, une sorte de religion civile, pour reprendre les termes de Rousseau, qui cherchait à fonder un vrai patriotisme, une cohérence sociale fondée sur le sentiment d’un Bien commun sacré, mais s’inquiétait de savoir comment le faire sans tomber dans un fanatisme nationaliste. La clôture de l’espace politique suppose une ouverture quasi-religieuse, et semble ne pouvoir se faire que de l’extérieur, par une transcendance. Il ne faut pas sous-estimer ce socle religieux du politique, car de la Rome antique à l’Empire soviétique, nous ne connaissons pas de régime politique, aussi laïc soit-il, qui ne soit fondé sur une sacré, parfois d’autant plus intransigeant que laïcisé. D’autre part on a la tendance, due à la complexification de la carte religieuse, linguistique et culturelle, par le biais des échanges, des immigrations, de la multiplication des minorités de toutes sortes, à dissocier la religion et l’Etat en accélérant la sécularisation, le pluralisme réel et profond des sociétés modernes. Mais comment le faire sans tomber dans une sorte de relativisme individualiste qui sape tout sentiment d’appartenance ? Et puis ce faisant, ne fait-on pas bon marché du besoin de clôture de toute société, d’un besoin d’immunité qui risque de s’individualiser, dans un indifférentisme et un incivisme général ?
Ces deux tendances, l’une plus de laïcité, l’autre plus de sécularisation, ont pu être en quelque sorte contenues ensemble dans le projet moderne des Etats-Nations, et notamment dans le projet encore magnifiquement illustré par Bergson d’une morale ouverte, typique d’une morale républicaine en phase avec une religion ouverte. C’était alors l’idée que les religions évoluent depuis les religions les plus archaïques, les plus intolérantes, autoritaires et fermées, vers les religions les plus ouvertes, spirituelles et tolérantes — en gros le protestantisme libéral était le dernier stade de la religion. La morale républicaine pouvait alors s’identifier à un civisme de l’intérêt général, qui sortait chacun de ses attachements particuliers pour entrer dans une morale de l’institution juste : traiter soi-même comme n’importe qui, ne pas faire primer les liens de proximité sur les obligations morales générales.
Mais les puissances de l’ouverture, appuyées par les divers impérialismes successifs et leurs entreprises coloniales, puis par le mythe du développement et les diverses figures de la mondialisation, débordant la figure un peu idéalisée des « sociétés ouvertes », se sont avérées d’une grande brutalité. Elles se sont avérées procéder d’une logique d’uniformisation technique, dont le vecteur est le Marché, qui prétend introduire le « libéralisme universel » contre les forteresses autoritaires et liquider les vieilles frontières, mais qui écrase la diversité des cultures et des modes de vie. Face à cela se développe une logique de balkanisation ethnique, nationale, ou religieuse, qui entrave le bulldozer de la mondialisation par le durcissement de toutes sortes de frontières ou de communautés closes, mais qui incarcère les individus dans des communautés contraignantes.
Dans cet étau, la morale républicaine est en crise, car elle ne peut plus se contenter de prôner la tolérance et l’ouverture : elle comprend peu à peu que les sociétés ont besoin d’un minimum de clôture et d’immunisation. Elle est prise à contre-pied par ce besoin de fermeture néo-républicaine, qu’il ne faut pas confondre avec un néo-nationalisme, mais qui a du mal à s’en distinguer. Comment repenser l’urbanité dans un tel contexte ? Il faut apprendre à déchiffrer la diversité des codes moraux qui s’enchevêtrent dans nos sociétés. Cette urbanité républicaine proposera ainsi une sorte de morale au carré, de morale des morales, capable de montrer qu’aucun morale particulière n’est à la fois assez enracinée dans des mœurs vécues, assez généralisable, ou assez praticable dans les situations singulières compliquées. Parce qu’il n’y a pas de morale qui n’ait des effets pervers, il faut une morale républicaine qui sache construire le dissensus des morales, leur complémentarité, leur hospitalité mutuelle.
IV. Une éthique de la frontière et de l’accueil
Il faut bien le dire, à l’âge de la mondialisation de l’échange des marchandises, les personnes ne circulent pas si aisément. Si l’on donnait des visas plus facilement, on s’apercevrait peut-être qu’une partie de l’immigration n’est que la contrepartie de notre tourisme, une manière d’aller voir comment c’est ailleurs. A cet égard je souhaiterais que l’on cesse de regarder la France et les pays occidentaux comme une « arche de Noé », dont il faudrait nécessairement faire partie pour éviter la catastrophe qui menace le monde. Ce discours, évidemment ridicule, curieusement tenu à la fois par les opposants et les partisans de l’immigration, contribue à la dépolitisation du monde, au sentiment qu’il n’y a plus rien à faire dans l’« autre » monde.
Mais il est vrai qu’autour de nos sociétés riches et heureuses (ou qui veulent donner au monde l’image du bonheur, alors qu’elles sont en fait elles-mêmes de moins en moins attractives), de véritables murs sont en train de s’élever, pour empêcher ce que l’on imagine être le déferlement de « la misère du monde ». Ces murs sont probablement inefficaces, tant les phénomènes migratoires sont, comme tous les phénomènes écologiques, indifférents aux frontières administratives. Mais ces murs ont certainement des conséquences morales désastreuses, tant chez les « autochtones » que chez les « immigrés », qui ne comprennent et a fortiori ne respectent pas leurs codes moraux et culturels respectifs. Plutôt que de traiter l’étranger comme ayant des droits sacrés, qui se retournent trop aisément pour en faire un bouc émissaire diabolisé, je préfèrerais qu’on traite les immigrés comme des personnes ordinaires, comme n’importe qui, et n’importe qui comme des étrangers. Il est urgent de rappeler aux uns et aux autres leurs obligations morales.
Il faut le dire, beaucoup d’immigrants deviennent prêts à tout pour réussir. Ainsi, quand les migrations ne passent plus par les chemins reconnus, elles passent autrement, mais non sans une profonde modification morale : il n’y a plus aucune obligation significative, plus aucun attachement. Ce qui est donc demandé à l’accueilli, c’est une certaine réciprocité, non de prestations, mais de dispositions. Cela veut par exemple dire qu’il a l’obligation éthique de ne pas considérer la société qui l’accueille comme un pur espace d’intérêts économiques à utiliser au maximum, mais aussi comme un espace social, politique, culturel, auquel il se dispose à participer. Cela veut dire aussi qu’il ne doit pas transposer dans la société qui l’accueille, comme si c’était un territoire vide, les formes de vie cultuelle, de combat politique, d’entreprise économique auxquelles il est habitué, sans chercher à les « greffer » sur le tissu existant. Bien sûr ce n’est pas un hasard si le choc en retour de la colonisation peut prendre la forme de la « contre-colonie », non seulement sur le mode démographique et économique, mais aussi sur le plan culturel et cultuel. Cela ne fait qu’attester à quel point la vraie rencontre, le véritable dialogue des cultures, leur greffe, n’avaient pas eu lieu — et risquent de continuer à en pas avoir lieu. Quoi qu’il en soit, en l’absence de cette disposition à participer, on peut se demander si l’étranger n’avait pas dans son pays la même attitude, la même absence d’obligation, le même désir de manger à tous les râteliers, le même incivisme.
Mais c’est aussi, comme je le disais, à cause de l’immoralité de certaines frontières. Si une humanité sans frontières serait invivable, il existe aujourd’hui des murs immoraux, je veux dire des murs qui rendent immoraux ceux qui les traversent. L’accueillant a donc à son tour des obligations morales, qui ne sont pas seulement des obligations personnelles. C’est d’abord une question d’institutions justes. Il faut que les portes d’accès à la France soient des « portes morales », des portes qui ne rendent pas ceux qui les franchissent immoraux ou démoralisés, des institutions qui ne soient pas humiliantes. Il n’est pas impossible d’imaginer, aux guichets des frontières et de toutes les administrations concernées, des agents chargés éventuellement d’appliquer des consignes très strictes, mais qui le feraient avec courtoisie, avec un souci sincère et effectif d’informer l’étranger des procédures possibles. A cet égard la prise en compte des difficultés à s’orienter dans un environnement linguistique inhabituel serait une nécessité absolue. Par ailleurs les conditions matérielles de l’accueil sont souvent inacceptables.
En l’absence de cette disposition qui fonde l’accueil, et lorsque ceux qui portent la fonction de l’accueil, à tous les niveaux, ne peuvent ou ne veulent pas accueillir l’étranger correctement, les Eglises ont un devoir moral de résistance et d’intervention, de l’extérieur. Cette intervention peut se faire pour suppléer à l’accueil, organiser les lieux et les moyens pour favoriser un accueil correct, dans le respect de la loi tant que c’est possible, et par objection de conscience quand c’est nécessaire. A cet égard un système d’identification et de surveillance infalsifiable et informatisé serait un système technique légal, mais apolitique et immoral, excluant de fait toute transgression de la loi, toute résistance à certains abus.
Mais cette dialectique du soutien aux institutions républicaines et de la vigilance critique ne doit pas s’en tenir à la situation interne à la France. Compliquant la dialectique de l’ouverture et de la fermeture des frontières, celles des Etats, mais aussi celles des Eglises, ici et là-bas, elle doit aller porter le soutien aux institutions justes et la résistance critique jusque dans les pays africains, qui doivent à leur tour se montrer dignes d’accueillir ceux qui du monde leur reviendront, ou leur viendront. Cet enjeu là est aussi formidable que celui par lequel nous avons commencé. Et souvent trop inaperçu.
Olivier Abel
Colloque Eglises et immigration 11 mars 2006