1– Les parents ont-ils raison d’avoir peur pour l’avenir de leurs enfants?
– La peur est toujours mauvaise conseillère, surtout lorsqu’il s’agit d’une peur pour les autres. Se laisser prendre par la peur, c’est penser l’éducation sans la confiance, ce qui est un contresens. La peur est aussi à l’origine de la course folle à la performance et à la puissance qui sévit aujourd’hui un peu partout et dans tous les domaines de la vie. Le vrai danger se situe justement dans cette course dont on sait qu’elle est meurtrière et ne peut aboutir qu’au chaos, au néant et au malheur collectif.
2– N’êtes-vous pas un peu pessimiste?
– Je ne crois pas. On ne peut pas «bien» vivre en étant mus par la peur et dans le seul but de sauver le présent «chacun pour soi». Soyons honnêtes, le sauve-qui-peut individuel prévaut trop souvent aujourd’hui dans le monde éducatif, creusant ainsi l’écart injuste entre ceux qui peuvent et ceux qui ne peuvent pas. Ainsi tous les moyens sont bons pour que son enfant soit le meilleur – quitte à ce qu’il mette en danger son équilibre et sa santé –, entre dans le monde du travail – quitte à ce qu’il joue malhonnêtement des coudes et écrase le voisin-, échappe par le jeu des privilèges aux dangers écologiques. Le «sauve-qui-peut» immédiat et individualiste n’a jamais permis de construire une société heureuse, une société qui donne une place digne à chacun et permet la fraternité. Or, n’est-ce pas ce que nous voulons pour nos enfants: qu’ils soient heureux au milieu et avec les autres?
3– Que préconisez-vous?
– Ce n’est pas tant la compétition ni la recherche de performance qu’il faut combattre. Nous savons qu’elles représentent des leviers de progrès. Mais c’est le caractère individualiste, immédiat et toujours plus rapide de cette recherche. Nous devons modifier notre rapport au temps, en renouant avec des traditions culturelles et spirituelles qui font droit à la mémoire et à la transcendance. Sans cela, comment échapper à la dictature du «tout tout de suite» et du «toujours plus» qui étouffe la peur de l’avenir mais ne donne pas les moyens aux jeunes de le construire. En ce sens, je pense à la tradition chrétienne et à la richesse de ses grands thèmes tels que la Loi donnée, reçue, transmise, l’Alliance rompue et renouvelée, le temps perpétué, le pardon offert. Même dans nos églises chrétiennes, il y a une tendance à privilégier l’immédiat de l’Agape qui «sauve» le présent au détriment de l’Espérance qui fait mémoire du passé pour ouvrir les portes de l’avenir. Dans une société qui exige que nos enfants montrent sans arrêt leurs capacités jusqu’à épuisement, il est important de leur offrir des lieux et des temps de retrait, de gratuité pour qu’ils puissent panser leurs blessures, se ressourcer, retrouver des forces intérieures et penser une autre image de la vie heureuse, plus tenable psychiquement et moralement. Ainsi, ils pourront mieux se préparer à répondre aux exigences de la vie moderne quitte à renoncer à toutes les satisfaire. Mais pour que nos jeunes aient envie d’entrer dans cette démarche, il faut qu’il rencontre des adultes qui sachent eux aussi reprendre souffle.
4– Beaucoup affirment que la transmission des valeurs spirituelles est en panne. Qu’en pensez-vous?
– Je crois surtout qu’il y a des malentendus sur cette question de la transmission. Dans une société individualiste comme la nôtre, les jeunes – souvent à l’image des adultes qui les entourent – développent un sentiment de suffisance: Je ne dois rien à personne, je suis moi tout seul, je décide tout seul de ma vie etc. Ils refusent l’héritage spirituel qu’on leur donne, pour ne rien devoir à personne. Ce qui est contraire à la condition humaine. C’est seulement lorsque l’héritage que l’on transmet est accompagné d’une véritable confiance, qu’il peut être reçu comme un don et non comme une dette impossible à rembourser. En d’autres termes, les parents, soucieux de transmettre des valeurs spirituelles qui les aident à résister aux injonctions matérialistes de la société doivent signifier à leurs enfants qu’ils leur font confiance dans leur capacité à gérer ce patrimoine avec leurs pairs. Cette génération a besoin plus que tout qu’on leur fasse confiance et qu’on approuve ce qu’elle fait de bien.
Olivier Abel
Recueilli par Agnès Auschitzka
Paru dans La Croix
le 7/2/2007