« Paul Ricœur – Penser en faisant converser les traditions »

Parce qu’il portait en lui-même l’interminable conversation de la philosophie et de la foi, de la critique et de la conviction, il a su faire dialoguer les plus grandes traditions de pensée

Paul a deux ans, en 1915, à la mort de son père, tué dans la bataille de la Marne. Sa mère étant morte lors de sa naissance, il est élevé par ses tantes qui habitent Rennes. Protestantes, elles lui transmettent leur foi. Ricoeur dira plus tard l’avoir reçue par hasard, mais avoir transformé ce hasard « en destin, par un choix continu ». Il concevra toujours la religion comme une langue dans laquelle on se sent chez soi ; ce qui implique de reconnaître qu’il puisse y avoir « d’autres langues parlées par d’autres hommes ». Cet orphelin se passionne pour l’esprit critique des philosophes modernes comme Spinoza, Kant et les Lumières. Il intériorise ainsi très tôt le conflit entre l’esprit critique de ces derniers et la foi convaincue de son milieu. Loin de vouloir réduire cette opposition, il maintient en tension ces deux points de vue. C’est là une attitude fondatrice. Agrégé en 1935, il enseigne la philosophie et se passionne pour l’oeuvre de Husserl, un juif allemand fondateur de la phénoménologie (une attitude philosophique qui consiste à appréhender la réalité telle qu’elle se donne à voir). Mobilisé dans l’armée française, il est capturé par les Allemands en 1940. S’en suivront cinq années de captivité dans un camp de prisonnier en Poméranie. Ce sera pour lui le lieu de toute une évolution politique, de la vision antilibérale qui caractérisait les chrétiens de gauche avant-guerre, à un ralliement à la démocratie devant l’horreur nazie.

Au sortir de la guerre, il entreprend une réflexion sur le mal et sa symbolique. Cela le conduit à s’intéresser aux interprétations divergentes qui en sont faites. Professeur à la Sorbonne, il entame son travail sur Le conflit des interprétations. Chaque texte, qu’il soit un livre biblique ou une tragédie grecque, peut être l’objet de deux types d’interprétations. L’interprétation « archéologique » voit dans le texte l’effet superficiel d’une réalité plus profonde ou antérieure. L’interprétation « poétique » dégage le sens ouvert par le texte et projette devant lui un monde inédit. A la différence de la première, souvent réductrice, elle est créatrice et suscite l’action. La première se rapproche de l’esprit critique, la seconde de l’attitude de foi. Toutefois, comme dans sa jeunesse, Ricoeur considère que la vérité ne consiste pas à trouver un accord, mais à entretenir un dialogue, jamais achevé, entre elles.

De là découle sa façon de ne s’exprimer lui-même qu’en faisant dialoguer les autres, en respectant la discontinuité des points de vue et des registres (philosophique, théologique, littéraire, prophétique…). Autour des grandes questions, il confronte les philosophies allemande, anglo-américaine, et française. Puis il les met elles-mêmes aux prises avec leurs sources littéraires ou bibliques, et les soumet à un débat serré avec la psychanalyse, la poétique, l’histoire, le droit. Dans le domaine éthique, il fait dialoguer les visions ancienne et moderne : la vision aristotélicienne, appuyée sur le sens des vertus et visant à la « vie bonne » et la vision kantienne, appuyée sur le sens de la règle juste, qui nous empêche de faire aux autres le mal que nous ne voudrions pas qu’on nous fasse. Puis il montre comment, face aux situations tragiques de nos vies, cette conversation aboutit à une sagesse pratique qui se sait provisoire. Devons-nous, par exemple, accepter la violence qu’exerce l’Etat contre l’individu ou renoncer à ce que la justice ait les moyens de faire respecter ses décisions ?

Tout en reconnaissant les bienfaits d’une civilisation planétaire qui serait porteuse d’un « raisonnable » universellement communicable, à travers les sciences, le droit, les sagesses, il souhaite la préservation de l’irréductible pluralité des cultures, des langues et des religions. Seule la diversité peut permettre la conversation à travers laquelle la vérité se laisse percevoir. « Pour avoir en face de soi un autre que soi, il faut avoir un soi », affirme-t-il ; d’où l’importance d’être ancré dans une tradition. Toutefois, il ne conçoit pas les cultures comme figées. Ce qui fait selon lui leur valeur est leur capacité à s’enraciner dans le passé « pour inventer ». Dès les années 1950, en pleine guerre froide, il a souligné, avec une lucidité prémonitoire, le double péril qui menace aujourd’hui le monde : d’un côté une mondialisation brutale des échanges, de l’autre les replis identitaires. Etablir une connivence entre ce que les cultures ont de plus singulier, de plus vif et de plus créateur, était pour lui la grande tâche des générations à venir. Et il est à ce titre significatif de voir l’intérêt que son oeuvre suscite en Amérique latine, aux Etats-Unis où il a enseigné, aussi bien qu’au Japon. Devenu une autorité intellectuelle et morale majeure depuis les années 1980, Paul Ricoeur a poursuivi ses conversations jusqu’en 2005 dans sa demeure de Châtenay-Malabry.

Philosopher par temps sombres

1913 Naissance à Valence suivi de la mort de sa mère

1915 Mort de son père

1935 Agrégation de de philosophie

1940-1945 Prisonnier en Poméranie

1956-1964 Professeur à la Sorbonne, rejoint la revue Esprit, puis l’Université de Nanterre

1969-1970 Doyen de la faculté des Lettres, il combat la rupture entre la contestation et l’institution

1970-1985 Enseignement à l’Université de Chicago

1980-2000 Retour au premier plan de la vie intellectuelle par la publication de ses grands ouvrages, La métaphore vive, Temps et Récit, Soi-même comme un autre, Mémoire, Histoire, oubli.

2005 Mort à Châtenay-Malabry

Citation :

« L’homme, c’est la joie du Oui dans la tristesse du fini. »

Extrait :

« Lorsque la rencontre est une confrontation d’impulsions créatrices, une confrontation d’élans, elle est elle-même créatrice. Je crois que, de création à création, il existe une sorte de consonance, en l’absence de tout accord. C’est ainsi que je comprends le très beau théorème de Spinoza: « plus nous connaissons de choses singulières, plus nous connaissons Dieu ». C’est lorsqu’on est allé jusqu’au fond de la singularité, que l’on sent qu’elle consonne avec toute autre »

Le fonds Ricœur reprend la conversation

Appel à contribution

Le philosophe a légué sa bibliothèque et ses archives à la Faculté de théologie protestante de Paris, où il avait jadis enseigné. Un appel à contribution es lancé pour mettre cet ensemble à la disposition des nombreux étudiants et chercheurs du monde entier, mais aussi d’un public toujours plus large. Pour que chacun se sente chez soi au Fonds Ricœur, il faut construire un étage de bibliothèque avec des espaces de travail, ouvrir l’atelier du philosophe et monter un centre de recherche capable de faire rayonner sa pensée. Pour participer à ce projet, vous pouvez adresser votre soutien (déductible de l’impôt sur le revenu et de l’impôt sur la fortune) à l’ordre de : « Fondation Paul Ricœur », 83 boulevard Arago, 75014 Paris.

Visiter

www.fondsricoeur.fr

Le site internet du Fonds Ricœur, qui présente la pensée de Ricœur et sa bibliographie intégrale, offre des textes inédits en ligne, propose un forum et un agenda des colloques et publications, et explique le projet de construction du Fonds Ricœur.

Lire

On peut commencer par le livre d’entretiens avec François Azouvi et Marc de Launay, La Critique et la Conviction (Hachette, 8,40 €).

La plupart des grands livres de Ricœur (La métaphore vive, Temps et Récit, Soi-même comme un autre, Mémoire, Histoire, oubli) se trouvent en collection de poche.

Le Fonds Ricœur est en lien avec les éditions du Seuil pour poursuivre une édition de textes épuisés. Ont ainsi déjà été publiés ses derniers fragments sur la vie et le deuil : Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort, Paris : Seuil, 2007.

Voir

Paul Ricœur, Philosophe de tous les dialogues

Ce DVD du film documentaire réalisé par Caroline Reussner, produit par F2, comprend des bonus, il sera disponible à partir de février au prix de 35 €

Olivier Abel

paru dans le dossier Sagesse, dans le journal La Vie
sous le titre « Paul Ricœur, le philosophe de tous les dialogues»,
17/01/08