Image du Bosphore
immeubles-séracs
Ici le lieu même donne à penser et chacun parfois s’arrête pensif, saisi par un espace trop puissant. Cette ville énorme, de plus de quinze millions d’habitants, est fracturée et traversée par le Bosphore, où sans se décourager les mers coulent les unes dans les autres, sans jamais parvenir à mêler leurs eaux. Aujourd’hui les grands cargos passent tranquillement au milieu des mouettes et des flottilles de pécheurs. Mais ici jadis se sont ouvertes les portes du Déluge qui a englouti ce qui est devenu la Mer Noire, et le souvenir de tremblements de terre récents est encore là, pesant sur un futur imminent, impensable. Tout peut toujours s’écrouler. Telle est la toile de fond, qui habite inconsciemment les anciens comme la jeunesse.
La question cependant qui hante leur conscience d’eux-mêmes, c’est la question européenne. C’est sur les rives asiatiques du Bosphore qu’Europe, la petite-fille du dieu Poseidon, fut enlevée par Zeus déguisé en taureau, et emportée vers le rivage auquel elle donna son nom. Ici encore une route de terre croise une route de mer, et le coup de génie de l’empereur Constantin fut de replacer la capitale de l’Empire romain sur sa frontière. Byzance, Constantinople, Istanbul, c’est le choc des blocs et la conversation des cultures, où l’Est et l’Ouest se lancent un pont, et le Nord et le Sud. On a pu dire que l’Europe moderne fut la riposte à la prise de la Ville par Mehmet le conquérant, qui transforma la millénaire Sainte Sophie en mosquée.
Et aujourd’hui encore, avec le quasi-rejet de la candidature turque à l’Union européenne, la question de l’identité et de la conscience européenne est au cœur de la philosophie turque, non comme une question théorique, mais comme une incertitude existentielle et dramatique. Qu’est ce donc qu’être européen ? Où mieux qu’à Istanbul se poser la question, parmi tous ceux qui là-bas ne cessent d’interroger leur propre identité ? Philosopher à Istanbul c’est comme méditer au bord d’un rempart submergé.
Modernité et post-modernité
On ne comprend en effet pas la situation de la philosophie turque sans se souvenir que Mustapha Kemal Atatürk, le fondateur de la Turquie moderne, a du rompre avec le paradigme ottoman pour occidentaliser le pays par une révolution sans précédent. Le passage à l’alphabet latin s’est accompagné de la recherche d’un lexique proprement turc, désintriqué du vocabulaire persan et arabe. Beaucoup des pionniers de la philosophie turque ont préparé le terrain en inventant une langue, ou par des traductions importantes, et l’on peut dire que la philosophie turque contemporaine commence par cette politique qui consistait à se doter d’une langue et d’une mémoire nouvelles. D’où un grand intérêt pour toutes les questions où la pensée philosophique touche aux questions de langage, de traduction.
Encadré : Ioanna Kuçuradi était la cheville ouvrière de la Journée mondiale de la philosophie en novembre 2007. Pour comprendre l’importance de cette journée dans le contexte turc, il faut d’abord rappeler que la Turquie est l’un des rares pays où la philosophie est obligatoire au lycée, en dernière année. C’est pourquoi le pays compte une trentaine de départements de philosophie. Pour Kuçuradi, la réorganisation de l’université d’Istanbul autour du droit, de l’éducation et de la philosophie européenne reposait sur la distinction faite par Husserl entre une Europe tournée vers sa propre culture du questionnement, et l’Europe réelle abîmée dans sa course à l’orgueil. Titulaire d’une chaire Unesco, elle nous raconte son enseignement de la philosophie des Droits de l’homme pour les cadres de la police et des prisons : « Si vous enseignez les droits de l’homme comme des principes éthiques, et si vous réussissez à vous considérer et à considérer l’autre d’abord comme un être humain, le message sur les droits de l’homme reste donc le même. Grâce à cet apprentissage éthique des droits de l’homme, les membres de services de sécurité sont devenus conscients que leur travail, comme personnel de sécurité, était de protéger certains acquis des droits de l’homme ».
Affiche de la journée ou
photo de Ioanna Kuçuradi
Je sors de la philosophie universitaire à la rencontre d’un autre grand courant qui a marqué le paysage de la philosophie turque contemporaine, le marxisme. Ce sont les marges philosophiques du marxisme qui ont été fécondes, et notamment les auteurs qui ont ouvert des voies de sortie du marxisme par le haut, si l’on peut dire. C’est ainsi que beaucoup avaient découvert l’Ecole de Francfort, mais aussi l’importance de l’histoire ou de la géographie dans la compréhension de ce qui fait les différences de cultures ou des façons d’habiter — par exemple les réseaux de quartier dans la ville, si solidaires au moment du tremblement de terre de 1999. Toujours aux marges de la philosophie, c’est sans doute le grand sociologue Serif Mardin, par des travaux sur l’Islam ou sur l’histoire ottomane un peu semblables à ceux de Max Weber ou de Georg Simmel, qui a eu le plus d’impact pour délivrer une génération entière des postulats trop étroits d’un marxisme dogmatique et frayé la voie à une recherche plus libre et plus soigneuse.
Photo de Serif Mardin
Il existe donc une pensée philosophique en dehors des lycées et des universités. On rencontre des auteurs non enseignants, des intellectuels de revue, des traducteurs. Même si le lectorat est faible, car les nouveaux citadins et les ruraux ne lisent pas, on voit son glissement chez les jeunes lecteurs de la philosophie moderne vers le post structuralisme issu de Lévi-Strauss et de Michel Foucault, et la critique de la modernité par Lyotard, Derrida, Lévinas, ou Zizek. Un auteur comme Oruç Aruoba a vu son De ki iste (« dis que voilà ») se vendre rapidement à 20.000 exemplaires. Tout cela indique, comme nous le confie un éditeur, que pour la société stambouliote d’aujourd’hui « les vêtements du néo-kémalisme sont trop étroits ». C’est que la philosophie moderne voit son destin lié à celui de ce bloc modernisateur qu’ont longtemps formé ensemble l’armée et l’école. A l’automne 2007, par exemple, un général de l’état major des armées a longuement cité Habermas à l’ouverture de l’école militaire, sous l’idée forte que la modernité était un projet inachevé.
Mais cette modernité forcée, beaucoup n’en veulent plus. Et le paradoxe, c’est que nous rencontrons cette déconstruction de la modernité occidentale dans la pensée d’un « islamisme post moderne ». J’ai rendez-vous au pied de la mosquée d’Ortaköy, au bord du Bosphore, avec Kenan Gürsoy, qui dirige le département de philosophie de l’université francophone de Galatasaray, juste à côté. Depuis quelques années il anime une émission de télévision tous les jeudis soir, à une heure de grande écoute, où il fait converser la philosophie et la théologie. Il s’agit de rouvrir une pensée en langue maternelle, de rouvrir la tradition des lettrés ottomans, tout en acceptant que la pensée est toujours traduction. Les questions qui animent ses livres sont élémentaires : « Avons-nous une tradition philosophique ? Avons nous un projet universel ? Avons-nous quelque chose pour les autres ? »
Photo de Kenan Gürsoy
dans son bureau ou au bord du Bosphore
Alber Nahum, qui a passé à Izmir sa licence de sociologie et qui a préparé à Istanbul un master de philosophie sur Spinoza me raconte que l’idéologie officielle pèse parfois lourdement sur la pensée. Pour ce jeune doctorant de philosophie, il faudrait distinguer en Turquie deux vagues de modernisation ou deux usages de la modernité : celui de haut en bas où les élites d’Etat tâchent de former un nouveau type de citoyen par les institutions d’Etat-nation, et celui plus horizontal et social qui s’appuie sur les valeurs traditionnelles mais qui cherche à doter effectivement cette citoyenneté des droits et des libertés plus avancés. Pour lui les coups d’Etat militaires ont chaque fois laissé derrière eux des déserts intellectuels, empêchant une transmission véritable de pensée et d’expérience entre les générations. Pour sa génération, les courants post-modernistes et l’école française ont été un tremblement de terre intellectuel, qui a brisé le cadre des politiques de la modernité et de l’émancipation forcée : l’idée de libérer les gens malgré eux parce qu’on sait et qu’eux ne savent pas. Les philosophes français sont devenus les portes paroles d’une multiplicité qui résiste au déluge de la mondialisation, et Alber espère une Turquie enfin démocratique, pluraliste, sécularisée et membre de l’Union européenne.
Impasses et passages
Peut-on réduire le panorama de la philosophie en Turquie à cette opposition presque tragique entre une modernité pleine de promesses mais inachevées et une déconstruction de la modernité dans ce qu’elle a de plus menaçant ? Avons-nous là les termes du débat sur la véritable identité européenne ? Certains philosophes ont un sentiment d’impasse, ou de bifurcations manquées. C’est le cas de Tulin Bumin, professeur à l’université Galatasaray, et proche de Dink, l’intellectuel arménien abattu l’an dernier par un jeune nationaliste extrémiste turc. Elle a le sentiment que la philosophie turque « tourne en rond », que ceux qui proposent une critique radicale de la modernité occidentale sont incapables d’autocritique, qu’ils restent dans une perspective macro-philosophique qui ne change rien et ne permet pas davantage de penser une politique vraiment démocratique.
Photo de Tulin Bumin, et ses étudiantes
(dont Alber) sur fond de Bosphore
Encadré : les réfugiés d’Allemagne Dans les années 30-40, un grand nombre de professeurs, dont beaucoup de juifs, chassés de l’université allemande, préfèrent se tourner vers Istanbul, où ils rejoignent les descendants des sépharades espagnols réfugiés à la fin du 15ème siècle. Pendant une ou deux décennies, ils mettront leur compétence au service de la refondation de l’Université d’Istanbul. Hans Reichenbach, membre du cercle de Vienne, est l’un des pionniers de l’empirisme logique, et ses cours d’Istanbul sont traduits en turc par Nursret Hizir, qui est un des fondateurs du département de philosophie de l’université d’Ankara. Il n’y a pas que des philosophes : Erich Auerbach rédige à Istanbul sa magistrale Mimesis, et il y correspond avec Walter Benjamin ; son ami Leo Spitzer y rédige dans le même temps ses études sur le style. Arrivés en masse en 1933, beaucoup quitteront la Turquie un peu déçus, comme si on avait gardé leur technicité et leurs solutions philosophiques sans retenir leurs interrogations vives, souvent plus politiques — mais c’est aussi ce qui arrive à la même époque à tous ceux du cercle de Vienne réfugiés aux USA.
A côté de ce grand courant de philosophie européenne, et comme en contrepoint, on trouve dans la plupart des universités anglophones comme une tradition de philosophie anglo-saxonne, jadis introduit par des réfugiés d’Allemagne. Gürol Irzık, qui enseigne à l’Université anglophone du Bosphore, estime que l’on passe trop de temps à imiter les américains et les européens. Dans le pays la peur de l’islam a rendu bien des gens aveugles à la menace nationaliste que font peser ce qu’il appelle les politiques du ressentiment. La jeunesse consumériste est excitable, et peut passer des matchs de foot à un fascisme de rue extrêmement périlleux. C’est pourquoi, une fois dissipées les facilités du post-modernisme, il faudra bien revenir travailler les textes fondamentaux de la philosophie classique pour fonder et permettre la critique. Pour lui l’époque de Reichenbach à l’université d’Istanbul a été une occasion ratée. Pour lui il ne faut pas laisser les sciences s’enferrer dans une compétition mimétique sous l’hégémonie du calcul des choix rationnels à l’américaine, mais repartir de la sensibilité aux injustices mondiales pour critiquer l’économie — comme le fait Ayse Bugra à l’université du Bosphore.
Photo de Gürol Irzık
Mon dernier rendez vous est avec Suna Ertugrul, qui enseigne Heidegger et la littérature à l’université anglophone du Bosphore, et Ahmet Soysal, philosophe free-lance qui a participé successivement à plusieurs revues, traduit plusieurs livres du français (Blanchot, Derrida), et qui anime des émissions de radio et une revue sur internet. Pour eux aussi on a eu affaire à une modernité d’ingénieur, même pas vraiment passée par Kant et l’ébranlement des fondations, une modernité qui a toujours besoin de s’autoriser de voix extérieures ; mais la critique de la modernité fait la même chose et ne suffit pas. La philosophie parvient cependant à se faire entendre ailleurs. Elle peut d’abord emprunter la voix discrète mais poétique de la tradition soufi, de la mystique musulmane. Ensuite du côté politique on peut saluer des revues anarchisantes et contestataires. Enfin c’est surtout du côté des arts que la philosophie invente et s’expose. La biennale de l’architecture a occupé les rives du Bosphore par une sorte d’espace public flottant. Le centre culturel Ak sanat a fait une importante exposition sur Deleuze. C’est ainsi qu’une jeunesse urbaine convoque des philosophes professionnels hors de leurs chemins classiques.
Photo de Suna Ertugrul
et Ahmet Soysal au café
Les clubs philo des lycées d’Istanbul
Hakan Yucefer prépare une thèse sur la biologie d’Aristote, et a traduit Deleuze en turc. Il fut, avec Ferhat Taylan et bien d’autres, l’un des fondateurs du premier des clubs philosophiques, au lycée St Benoit en 1994. On y pratiquait des exposés, des lectures partagées, des débats. L’année suivante il y avait cinq clubs qui se rassemblaient parfois pour discuter sur des thèmes ou inviter ensemble un intervenant, puis il y eut à Istanbul jusqu’à quarante de ces clubs, avec une Plateforme commune, un forum d’échange sur internet, et une forte participation aux Olympiades de philosophie (sorte de concours général européen). Pour Hakan Yucefer, ce fut une période où tous ces jeunes philosophes enthousiastes firent de grands pas, pour eux inoubliables, mais en laissant de terribles lacunes. Lorsque Ricœur était venu à Istanbul en 1999 traiter de la mémoire, il se souvient avoir compris qu’il ne pourrait pas y avoir de philosophie nouvelle sans repartir, avec de bonnes habitudes méthodologiques, de l’acceptation d’un minimum de spécialisation. C’est sa conclusion, il faut se remettre au travail, et se redonner des bases.
Une image de lycéens
Peut-on dire qu’à Istanbul on attend trop de la philosophie ? Il y a en tout cas un fort désir de philosophie, sans savoir très bien ce que l’on y cherche. Il y a dix ans, comme une traînée de poudre, on a vu se développer des clubs de philosophie dans les lycées (voir encadré). Qu’est-ce donc qu’être européen ? La philosophie turque, sous divers modes, se pose des questions qui devraient être un peu plus les nôtres, nous qui nous croyons tellement européens que nous ne cherchons pas davantage à savoir ce que c’est. Il ne faudrait pas que le Bosphore se décourage de méditer l’Europe et sa limite, ni de faire couler sans cesse les mers les unes dans les autres. Le privilège d’Istanbul est de savoir d’expérience intime que les grands empires, religions, langues, et cultures, sont périssables. C’est ce qui la rend extrêmement européenne. Je quitte la ville en me retournant une dernière fois vers un vendeur du grand bazar, entraperçu derrière sa pile de fromages, et qui annote soigneusement son édition turque des Essais de Montaigne.
Olivier Abel
paru dans Philo Magazine, n° 18/ 2008.