Après le moraliste, je me devais de rencontrer un philosophe. Dès les débuts de mon enquête, j’avais eu entre les mains l’ouvrage de Vladimir Jankélévitch sur « Le pardon »[1] un texte datant de 1967, incontournable par la force de ses idées et la maîtrise de son style … et introuvable, faute d’avoir été réédité. Jankélévitch était mort, bien sûr, mais Paul Ricœur, de dix ans son cadet, vivait encore. Et son dernier livre, « La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli »[2], publié en 2000 à 87 ans passés, comportait sur le pardon des développements magnifiques. Las ! Quand je me décidais à le contacter, début 2006, il était déjà trop faible pour parler, la mort l’emporterait au mois de mai. Alors, j’ai fait le choix de rencontrer l’un des plus fidèles visiteurs de Ricœur dans sa retraite de Châtenay-Malabry, un ami du maître plus encore que son disciple : Olivier Abel, professeur de philosophie et d’éthique à la Faculté protestante de Paris.
Changement de génération. L’homme – « mi-ariégeois, mi-ardéchois », annonce-t-il -, a la cinquantaine énergique, large sourire sous la toison bouclée. Dans son appartement au pied de Montmartre, bourré de livres jusqu’à la garde, les étudiants passent discuter de leur mémoire, les enfants rentrent de classe, tout à l’heure ce père de trois enfants ira récupérer son petit dernier à la garderie. Avec Olivier Abel, on pratique une philosophie en chandail et non en col dur. Pas de jargon ni d’envolées amphigouriques. Une sagesse accessible.
– Rares sont les philosophes contemporains qui accordent, dans leur réflexion, une place au pardon …
– Il peut y avoir chez eux le souci d’immuniser la philosophie contre toute infiltration théologique. De rejeter aussi la tentation de la subjectivité, dans la foulée d’un courant de pensée comme le structuralisme apparu dans les années soixante. Quand, il y a des années de cela, je préparais un ouvrage collectif sur le pardon[3], j’ai eu un mal fou à réunir les collaborations nécessaires : « Tout cela est en dehors de mon éco-système », m’avait alors répondu Régis Debray – c’était avant qu’il ne se rapproche de la religion. Or, il m’apparaît comme une opération philosophique importante de laïciser le pardon car, si l’on s’attache aux pratiques et non plus aux idéologies, il est bien évident que ce ne sont pas toujours ceux qui portent haut cette notion qui pardonnent le plus facilement, quand d’autres le font volontiers alors que ce mot n’entre pas dans leur vocabulaire . Dans le même temps, il y a urgence à cultiver du pardon une vision moins sublime, moins admirable, on a longtemps mis la barre trop haut. Si on affirme, comme Jacques Derrida, qu’ « il n’y a de pardon que là où il y a de l’impardonnable »[4], si on recherche, comme Jankélévitch, un pardon absolu, libre de toute arrière-pensée, si même on défend, comme Ricœur, l’idée d’un « pardon difficile », qui peut se sentir concerné ?
– Le pardon n’est pas de l’ordre de la prouesse ?
– Pas forcément. Il est d’abord une fonction nécessaire qui existe sous des formes différentes dans toutes les cultures, un invariant sans lequel il n’est pas de coexistence durable possible. L’obligation de pardonner est aussi fondamentale pour les échanges humains que l’obligation de donner dont parle le sociologue Marcel Mauss. Loin d’être comme on le croit un acte gratuit, le don, dit ce dernier, oblige l’autre, le force à rendre, la surenchère des dons débouche parfois sur la violence. Une violence bien plus présente encore lorsqu’il s’agit d’échanger non plus des biens, mais des maux, des coups, des anathèmes : seul le pardon peut mettre fin à l’escalade. Après ce premier niveau – le pardon comme mécanisme anthropologique -, il y a le niveau moral : on trouve là toutes les gammes du pardon ordinaire, un pardon qui suppose réunies un certain nombre de conditions pratiques, pragmatiques, sans lesquelles il n’est qu’une parole en l’air ou une mauvaise farce. Il existe enfin un troisième plan, plus radical, plus exceptionnel, qui, lui, ne s’appuie sur rien, même pas sur la morale : c’est ce pardon de l’impardonnable dont parle Derrida. Les conditions du pardon ne peuvent être réunies. Le tort est trop grand, trop grave. Et pourtant, on va pardonner quand même. Pourquoi ? Parce qu’on en a un besoin vital, à la limite, on n’a pas le choix. Parfois, il y a du sacré dans l’air, pas toujours : il y a des pardons qui ne s’expliquent pas.
– En le présentant comme un acte héroïque, daté, immédiat, inconditionnel, Jankélévitch ne traiterait donc que du pardon de première classe …
– On peut le dire comme ça !
– Quelle est la part de la volonté dans le pardon « ordinaire » ? Peut-on décider de pardonner ?
– C’est une grande question. A priori, bien sûr, le pardon ne se commande pas. Pas plus que l’amour. Celui qui, parce que cela colle avec ses idées, annonce d’un ton de matamore : « Je te pardonne », à celui qui l’a offensé, risque fort que sa parole soit en complet décalage avec ce qu’il est profondément. Il croit avoir tourné la page et il ne l’a pas fait, il n’a fait aucun travail derrière, cette démarche n’a été l’occasion d’aucun bouleversement intime. La douleur est la même, le ressentiment est le même. Le pardon exprimé n’a servi à rien. Sinon peut-être, et c’est grave, à se mentir à soi-même. Il y a une part d’indécidable dans le pardon. En même temps, s’il fallait attendre d’être fin prêt, on ne franchirait sans doute jamais le pas. Or, passer à l’acte peut avoir des effets non seulement sur l’autre à qui je pardonne, mais sur moi qui consent à ce pardon. Je me découvre soudain différent. En fait, tout un travail souterrain s’est préalablement accompli sans que j’en ai conscience. L’acte de pardonner m’a emmené bien au-delà de l’endroit où je croyais être. Et il en va de même lorsqu’on entreprend de demander pardon.
– Si je vous entends bien, mieux vaut un pardon imparfait que pas de pardon du tout ?
– Je le crois. On a affaire à des humains que je sache, pas à des anges ou des dieux ! Avec tout ce qu’ils trimbalent derrière eux, leurs sentiments mêlés, leurs arrière-pensées, leurs souvenirs forcément tronqués, leurs paris sur l’avenir. C’est ce pardon-là qui m’intéresse, sale, bancal, plus qu’un pardon kantien ( ceci dit, j’aime beaucoup Kant, injustement maltraité !), pur et sans tache, libre de tout calcul d’intérêt, de toute réflexion sur les conséquences. Que le pardon soit condamné à n’être que relatif ne me gêne pas. D’ailleurs, le suivi du pardon est aussi important que le pardon lui-même. Un service après-vente s’impose . Après avoir demandé pardon, il faut bien montrer qu’on a pris toute la mesure du tort commis, qu’on est décidé à ne pas recommencer. Après avoir octroyé son pardon, il faut avoir l’élégance de rendre l’autre à sa liberté, ne pas remettre constamment la relation dans les ornières antérieures.
– Qu’en est-il du rapport du pardon au temps ? Avec le temps, tout s’efface, même la haine …
– Le pardon ne serait qu’une manière de faire de nécessité vertu ? Après tout, les puissances d’effacement ne sont pas que des puissances de mort, il y a un effacement vital aussi. Imaginez que, dans une maison, on ne jette jamais rien, qu’on garde tout sur trois, quatre, cinq générations : ce serait invivable. Il faut que les meubles se démodent, que les rideaux se fanent, que les photos pâlissent, pour qu’on change le décor et que les enfants puissent grandir. Tôt ou tard, c’est vrai, les rancunes cèdent sous le poids des années accumulées. Mais cette usure temporelle mérite-t-elle le nom de pardon ? Le pardon, lui, bataillerait plutôt contre l’effacement puisqu’il s’appuie sur le souvenir de l’acte commis. Avec lui, on n’en finit pas de rouvrir la mémoire, d’évoquer pour s’en délier les malheurs passés, ou même les promesses d’un bonheur qui n’ont pas été tenues. Mais, cette mémoire, le pardon ne la prend pas toute crue, il la travaille, la malaxe … Il n’interdit pas une part d’oubli. Non pas, bien sûr, l’oubli destructeur qui découlerait du verrouillage de l’information, de l’incendie des bibliothèques, de la destruction des monuments. Mais ce que Paul Ricoeur qualifie d’« oubli de réserve », qui permet de ne pas se souvenir de tout en permanence. Avec cet oubli-là, se profile l’horizon d’une « mémoire heureuse », riche de promesses pour l’Histoire présente. Sans lui, l’idée de la construction européenne serait par exemple restée lettre morte.
– Le pardon serait aussi affaire de bon sens si l’on en croit Jankélévitch quand il compare le rancunier à un homme qui ajusterait son tir contre une planète, sans tenir compte du mouvement de celle-ci dans le ciel : « Fixant l’offenseur dans son essence immuable, incorrigible et définitive d’homme coupable, écrit-il, il s’en prend lui aussi à une place vide… ».
– Le problème de fond, c’est encore et toujours l’extrême disproportion entre ce qui est agi et ce qui est subi. Ce qui est agi, même le plus terrifiant des criminels n’en a pas une claire conscience. S’il mesurait vraiment toutes les conséquences de son acte, il ne le pourrait plus le faire. C’est la parole de Jésus : « Ils ne savent pas ce qu’ils font ». Nous ne savons pas ce que nous faisons. Le saurions-nous que nous ne ferions peut-être plus rien ! Par contre, le mal a des répercussions interminables sur celui qui le subit. Un vrai malheur est quelque chose d’irréparable, on pourrait même dire qu’un malheur entièrement réparable n’est pas un vrai malheur. Le pardon ne peut faire que ce qui a eu lieu n’ait pas eu lieu. Mais il peut faire prendre conscience de l’écart existant entre le mal agi et le mal subi. Il peut éclairer le coupable sur les conséquences de son acte, parfois incommensurables avec l’acte lui-même : un simple mot peut tuer. Il peut faire accepter à la victime l’idée qu’il entre dans son ressentiment une part d’accusation justifiée pour le tort qui lui a été fait, mais une part de pure plainte aussi, et que cet excès de malheur n’est pas directement imputable à l’agresseur ( les hommes préfèreront toujours, dit Paul Ricoeur, que leurs malheurs soient la rétribution ou la conséquence d’une faute ou d’une erreur, plutôt que d’accepter qu’il s’agisse d’un malheur absurde, simplement bête à pleurer ). Le problème, Jankélévitch l’a bien compris, c’est que cette distorsion entre l’agi et le subi ne fait que s’amplifier au fil des années …
– Le coupable n’est plus celui qui a fauté ?
– Il n’est plus forcément celui qui a fauté, ou si peu. Cet homme-là a continué à vivre, sa vie a pris d’autres virages. L’acte qu’il a commis est limité, fini. Parfois, il n’a même pas le sentiment d’avoir mal agi. S’il a éprouvé ce sentiment, il s’est hâté de l’enterrer ( à moins, cela arrive, qu’il ne soit pourchassé par son crime comme Caïn, hanté par l’image de son frère Abel, auquel cas le coupable devient d’une certaine manière victime de l’acte mauvais lui aussi ). Pendant ce temps, la victime, elle, continue à être toute entière occupée par ce qui lui est arrivé. Le drame est son présent alors qu’il est le passé de l’autre. Nietzsche a bien démonté le mécanisme de la rancune. Il la présente comme la rançon de cette capacité qu’a l’homme de se projeter dans le temps, de se donner des buts, de faire des promesses : une propension à garder en mémoire les choses malheureuses, à gratter indéfiniment ses plaies purulentes. Il faut guérir cette mémoire malade, tenter de retrouver ce qui a été réellement subi en sortant de ce « passé-présent » auquel la victime se condamne à perpétuité. Et, parallèlement, obliger l’auteur des faits reprochés à endosser sinon sa culpabilité quand elle n’est pas prouvée – mais sa responsabilité. Lui aussi doit accepter de se déplacer, de rouvrir son propre passé pour permettre à l’autre, l’agressé, de se détacher du sien. Ce patient va-et-vient pour concilier les versions des deux parties s’impose d’autant plus que le problème s’aggrave lorsqu’on passe à la génération suivante : car, autant les enfants de victimes sont encore victimes, porteurs malgré eux du malheur de leurs parents, autant les enfants de coupables ne sont pas coupables. Il y a une transmissibilité du malheur, il n’y a pas de transmissibilité de la faute.
– Pour opérer ce rapprochement, le philosophe invite-t-il la victime, comme le ferait le psychologue, à comprendre le coupable ?
– Les conceptions philosophiques s’opposent sur ce point. Pour certaines, l’homme n’est rien d’autre que la somme de ses actes et de ses paroles : dans ce cas, le pardon est un exercice difficile. D’autres affirment qu’il y a toujours en lui une part d’inconnu, d’inachevé, elles se refusent à rendre le sujet prisonnier de ce qu’il a fait : celles-là – au rang desquelles les écoles de pensée marquées par l’héritage que l’on appelle judéo-chrétien – sont plus ouvertes à la notion de pardon . « Tu vaux mieux que tes actes », résume en une formule libératrice Paul Ricoeur, favorable à un pari éthique sur la régénération de celui qui a failli puisque, selon lui, le bien est « originaire », antérieur à la faute d’Adam, puisque l’homme a été créé pour le bien.
– Le pardon implique-t-il pour autant une réconciliation ?
– Dans certains types de pardon – ce pardon de haute altitude auquel j’ai déjà fait allusion, inconditionnel, a-moral sinon immoral -, le rapprochement entre les parties n’est pas toujours possible. Mais, dans le pardon ordinaire, cette dimension horizontale, cette dimension d’échange m’apparaît nécessaire. Je trouve assez effrayant le discours actuel selon lequel ce qui compte, c’est la santé psychique de chacun : du moment que j’ai liquidé mes rancunes, que je suis réparé, que je vais bien, le reste importe peu. Cette manière solitaire de régler ses problèmes, c’est une morale du bien-dormir : on ne va pas prendre le risque de se laisser déstabiliser par l’autre. Il est sûr que si chacun ne dépend en rien de l’autre, il n’y aura plus de frictions. Mais y aura-t-il encore une société humaine ? Pour moi, un pardon authentique implique de retrousser ses manches, de faire au moins l’effort d’aller vers l’autre.
– Parfois, cependant, le pardon doit s’effacer devant la justice qui appelle, quant à elle, une rétribution de la faute ?
– Pardon et justice sont moins antinomiques qu’on ne croit. D’abord parce qu’historiquement, le pardon a d’une certaine manière infiltré la justice : la prise en considération du coupable et non seulement du crime, la recherche des circonstances atténuantes, l’humanisation des punitions, la volonté de réhabiliter le criminel, tout cela était dans le temps plutôt de l’ordre du pardon. Un autre point commun existe. Bien sûr, la justice appelle à punir le coupable quand le pardon y renonce, mais le pardon n’a de valeur que s’il existe cette possibilité de rendre le mal pour le mal, si la victime a les moyens de faire valoir sa force : « On ne peut pardonner que ce qu’on peut punir », dit Simone Weil.
– Tout méfait n’est pas punissable : si quelqu’un fait main basse sur le conjoint de son prochain, il n’ira pas en prison pour autant …
– Punir, il faut l’entendre dans le sens archaïque. On dépense beaucoup d’énergie dans notre vie à se venger de choses qui ne sont pas juridiquement punissables. Je me souviens avoir participé à un débat à la radio, dans lequel une femme parlait des avanies qu’elle avait fait subir à son mari, partie pour une autre. Soudain, j’étais d’un falot ! Exprimée par sa voix volontairement déformée, la vengeance était tellement magnifique, impressionnante de grandeur humaine, j’oserais dire, tellement pleine d’amour ! Là, il y a de quoi faire de la littérature. Le pardon, c’est moins emballant. Il faut être Dostoïevski pour en tirer la matière d’un roman. Ce qui réunit par contre la vengeance et le pardon, c’est que ni la première ni le second ne se délèguent, à la différence de la justice qui requiert la présence d’un tiers. Personne ne peut pardonner à ma place, personne non plus ne peut se venger à ma place, sinon peut-être un membre de ma proche famille dans le système de la vendetta.
– Et pourtant, on voit des chefs d’Etat, des chefs religieux, demander pardon au nom de leur communauté …
– Ces gestes-là ne ressortent pas de la morale, ils sont politiques, métaphoriques. Il faut s’y livrer prudemment. Bien dire : « Moi, je ne suis pas un bourreau. Mais j’accepte de prendre en charge la mémoire de mon Eglise, de ma communauté nationale ». Détailler les raisons que l’on a de poser un tel geste. Et puis se retourner vers ceux qu’on représente pour s’assurer qu’eux aussi vont prolonger ce travail, et se déplacer à leur tour pour prendre la responsabilité du passé. Des démarches comme celle de Willy Brandt agenouillé en décembre 1970 devant le monument aux victimes du ghetto de Varsovie , celle de Jean-Paul II en mars 2000 devant le Mur des Lamentations, remplissaient ces conditions. Ce sont elles qui créent la différence entre un geste qui fait bouger le monde et un geste par lequel on cherche à se dédouaner, en lavant au vu de tous son linge sale .
– Les contritions publiques se multiplient sur les Croisades, l’Inquisition, l’esclavage, le zèle collaborationniste de Vichy, notre passé colonial et j’en passe. En France, mais aussi à l’étranger. On a même vu il y a quelques années le maire de Salem, une bourgade de l’Est américain, organiser une cérémonie expiatoire en hommage aux malheureuses « sorcières » sacrifiées au 17ème siècle sur l’autel du puritanisme ambiant … Est-ce là pour vous une mode, ou une purge nécessaire ?
– Sans juger de ces cas particuliers, il est indéniable qu’il existe aujourd’hui des politiques de la repentance, comme il y a des politiques de la mémoire, du pardon . Elles peuvent être assez ignobles quand elles ne sont qu’une manière de se donner de l’importance pour des gens en perte d’influence, qu’une stratégie pour occuper les medias. Contre les excès de l’autoflagellation collective, je me contenterai de cette mise en garde énoncée par Albert Camus dans ses « Chroniques algériennes » : « Il est bon qu’une nation soit assez forte de tradition et d’honneur pour trouver le courage de dénoncer ses propres erreurs. Mais sans oublier les raisons qu’elle peut avoir de s’estimer elle-même. Il est dangereux de lui demander de s’avouer seule coupable et de la vouer à la pénitence perpétuelle ».
– On oppose volontiers le pardon au devoir de mémoire …
– Pour moi, cela n’a pas lieu d’être : ils ont partie liée. Nous sommes tous héritiers d’histoires violentes, de crimes d’Etat, d’atrocités en tous genres. Fatalement, nous sommes en dette vis-à-vis de victimes innocentes ou de leurs enfants, nous devons une sépulture aux morts. Je n’étais pas né sous la collaboration, j’étais un gamin pendant la guerre d’Algérie, et pourtant, j’accepte de prendre en charge dans ma mémoire quelque chose qui ne m’appartient pas en propre mais concerne mon pays. Il faut écouter les versions contradictoires, admettre des concessions réciproques, c’est tout un travail de réinterprétation à mener individuellement mais aussi dans les familles, les écoles, les églises, les médias. Le pardon est là pour éviter la tentation de l’oubli et libérer les souvenirs. Mais, à un moment donné, c’est lui qui requiert qu’on limite ce travail de mémoire : on ne peut indéfiniment faire supporter aux vivants le poids du passé, il faut faire place aux générations futures.
– Une société se doit, au bout d’un moment, de passer l’éponge ?
– Parfois, il faut même commencer par là, c’est le cas à la sortie d’une guerre civile. L’Edit de Nantes qui, en 1598, rétablit le pluralisme religieux et met fin aux guerres de religion, ouvre son article 2 par cette phrase : « On ne rappellera pas les torts passés ». En tant que protestant, je suis payé pour savoir que ce n’était pas un très bon édit, qu’il était déjà gros de sa révocation. Mais c’était ça ou la poursuite de luttes sanglantes. Les Athéniens ont fait de même en leur temps.
– Et le président algérien Bouteflika, en organisant fin 2005 un référendum sur sa « Charte de la paix et de la réconciliation nationale », le moyen surtout d’asseoir son pouvoir en imposant à ses opposants, islamistes radicaux, une reddition sans conditions sans qu’ils aient pour autant jamais eu à confesser leurs crimes …
– C’est vrai. Mais avait-il d’autres moyens de sortir d’une abominable guerre civile qui a fait en quinze ans plus de 150 000 morts et des milliers de disparus ? Après tout, mieux vaut un ordre injuste qu’un désordre calamiteux. Le pardon permet de sortir de l’échange des coups. Oh ! ce pardon-là n’est pas grandiose, il est pragmatique, le fruit de la lassitude, de l’ordre du compromis boiteux. Souvent, il passe par des paroles de mères, d’épouses, de filles, c’est le chœur des femmes antiques dans les tragédies grecques. « Arrêtez cette boucherie ! », supplient-elles. Plus tard, il sera temps de lutter contre l’amnésie pour ne pas recouvrir le passé d’un glacis, faute de quoi le mal serait interrompu mais pas vraiment extirpé des consciences.
– Qu’il s’applique aux querelles privées ou aux déchirements nationaux, votre plaidoyer pour un pardon modeste ne se heurte-t-il pas à un obstacle de taille ? Que faire si l’autre ne reconnaît pas sa faute ?
– Il faut accepter l’idée que le pardon n’est pas toujours possible. De la même façon, une demande de pardon peut se heurter à une fin de non-recevoir : il faut l’accepter aussi. Le pardon n’est pas une panacée. Mais il a au moins le mérite d’aller à contre-courant d’une société de consommation où l’on ne répare plus, où l’on jette tout, les relations abîmées comme les jouets cassés. Le pardon, c’est le courage du ravaudage.
Olivier Abel
Entretien paru dans le livre « Mille pardons » de Guillemette de Sairigné,
éditions Robert Laffont, septembre 2006, chapitre 18.